Spécialiste de l’Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), Olivier Guillard est titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI. Il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (Groupe GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.
Le Cachemire serait-il (enfin) engagé sur la bonne voie pour infléchir son cours jusqu’alors si erratique, refaçonner son présent et son futur en l’apurant des errances passées ?
LE 5 août 2019, voilà tout juste un an, la ‘’plus grande démocratie du monde [1]’’ apprenait la nouvelle de l’abrogation de l’article 370 de la Constitution indienne, une disposition constitutionnelle sur mesure allouant depuis 1954 au très sensible État du Jammu-et-Cachemire (nord de l’Inde) un statut spécial, incluant notamment l’autonomie dans son administration interne. Dans le même temps, le gouvernement indien annonçait la restructuration (Jammu and Kashmir Reorganisation Act, 2019) de l’État du Jammu-et-Cachemire et sa division en deux territoires de l’Union (Union territories) distincts, à savoir le Ladakh [2] et le Jammu-et-Cachemire.
Cette décision téméraire, que de nombreux gouvernements indiens précédents avaient en leur temps envisagée – avant à chaque fois de se raviser, redoutant la réaction de l’électorat national et un énième renouveau de l’agitation populaire dans cette ancienne principauté -, a pris la plupart des observateurs par surprise, ce, même si ce projet était inclus de longue date dans l’agenda du parti au pouvoir, le Bhartiya Janata Party (BJP), du Premier ministre Narendra Modi.
Ainsi qu’on pouvait le présager, la « Modi-fication » de ce statu quo constitutionnel a donné lieu à un cortège de réactions, dans l’Inde démocratique et sur ses marges extérieures immédiates, au Pakistan et en Chine plus particulièrement.
Comme prévu également, sur les hauts plateaux du Ladakh, à majorité bouddhiste, le changement a été accueilli comme une opportunité de se désengager du Cachemire et de tracer sa propre voie de développement, indépendamment de ce turbulent sinon bouillonnant « voisin » cachemiri à l’ADN ethnique, culturel et religieux à maints égards différents.
Alors que des voix s’élevaient contre cette initiative unilatérale du gouvernement indien, le verrouillage de l’Internet et l’assignation à résidence des leaders politiques locaux, le 1er ministre Narendra Modi, dans son discours à la nation du 8 août 2019, professait que l’abrogation de l’article 370 « ouvrirait une ère de développement » et changerait favorablement la donne au Cachemire, éloignant ce dernier d’un quotidien trop souvent associé au terrorisme, aux explosions, aux violences insurrectionnelles, aux victimes innocentes (civiles [3]) trop nombreuses.
Une année s’est donc écoulée depuis cette évolution. À l’été 2020, le Cachemire serait-il (enfin) engagé sur la bonne voie pour infléchir son cours jusqu’alors si erratique, refaçonner son présent et son futur en l’apurant des errances passées ? Les douze derniers mois ont-ils permis de progresser de quelque manière que ce soit vers ces desseins légitimes ?
Certes, l’accès aux réseaux sociaux a été bloqué, l’accès à Internet restreint dans la vallée du Cachemire pendant plus de sept mois depuis l’abrogation de l’article 370. Bien que de nombreuses entités (cf. organisations de défense des droits de l’homme en Inde et à l’étranger) et individus se soient élevés contre ces restrictions compliquant la vie quotidienne, les autorités indiennes ont maintenu que ces dernières étaient nécessaires pour prévenir les fausses nouvelles, les rumeurs et les violences et ainsi assurer la sécurité de la population cachemirie. Étonnamment, cette stratégie semble avoir fonctionné car, à l’exception des premières protestations dans les mois ayant suivi l’abrogation du fameux article, la volatile vallée du Cachemire est demeurée relativement paisible ; ce qu’auront pu vérifier des représentants de la communauté internationale en février 2020, à l’occasion de la visite in situ d’une délégation d’ambassadeurs étrangers accrédités en Inde (dont l’ambassadeur de France).
Début mars 2020, le service internet et la téléphonie mobile ont été rétablis ; le même mois, le Cachemire a accueilli les premiers jeux d’hiver (Khelo India Winter Games) à Gulmarg, une station de ski située à cinquantaine de km de Srinagar, la capitale d’été du Jammu et Cachemire ; une première pour la région, l’ancienne principauté n’ayant pas organisé d’événements sportifs depuis des décennies du fait de la situation sécuritaire locale dégradée.
Au niveau économique et comptable, notons également que le gouvernement indien a alloué une enveloppe de 800 milliards de roupies indiennes (environ 10 milliards d’euros) au développement du territoire de l’Union de Jammu-et-Cachemire, afin notamment de moderniser et d’étendre le parc universitaire, de financer divers projets d’irrigation et d’énergie, etc. Depuis la mi-mars, la mise en branle de ces diverses initiatives a malheureusement été contrariée par la pandémie de COVID-19.
De même, initialement programmé courant octobre 2019, un ambitieux Jammu and Kashmir Investor Summit organisé à la fois à Srinagar et à Jammu (la capitale d’hiver de l’Etat) a vu ses dates et sa programmation également malmenées par l’épidémie de coronavirus ; des acteurs économiques indiens et étrangers avaient manifesté leur intérêt pour cette initiative censée redynamiser les investissements vers cette région du nord du pays longtemps à l’écart des priorités de développement : infrastructures, technologies de l’information, hôtellerie, énergies renouvelables, création de parcs industriels figurent parmi les secteurs et projets évoqués, privilégiés. En janvier 2020, en amont de ce rendez-vous pour l’heure reporté sine die, un pré-sommet organisé par la Jammu and Kashmir Trade Promotion Organization (JKTPO) a eu lieu dans la capitale New Delhi, réunissant plusieurs centaines de partenaires et prospects.
Le gouvernement indien est conscient que l’intégration de l’ancienne principauté dans ses nouveaux contours administratifs et politiques prendra du temps et rencontrera encore une batterie d’écueils et nombre de sceptiques. La meilleure façon pour New Delhi de rallier ces derniers à sa cause - la jeunesse cachemirie en premier lieu - serait de leur fournir un emploi et de leur assurer une relative sécurité économique. Une dynamique louable, gagnant-gagnant, qui nécessitera par définition une approche soutenue de la part du gouvernement ; à cette fin, New Delhi devra accepter de se montrer plus à l’écoute des desiderata de ses administrés cachemiris.
Mais le dialogue, la coopération, les investissements et la création d’emplois, pour importants soient-ils, ne sauraient à eux seuls remporter la partie ; la cardinale dimension sécuritaire doit également être profondément reconsidérée elle aussi ; un prérequis n’allant pas forcément de soi…
À cet égard, la diminution / disparition des infiltrations de militants armés par-delà la line of control (LoC) séparant les parties du Cachemire administrées par l’Inde et le Pakistan, la réduction des incidents transfrontaliers et des échanges d’artillerie, apparaissent comme des conditions sine qua non de la viabilité des plans de développement de l’Inde au Cachemire.
Aussi longtemps qu’Islamabad tournera le dos à l’idée de décrisper ses rapports avec New Delhi et continuera à soutenir le principe d’une insurrection populaire au Jammu et Cachemire indien, le chemin vers le rétablissement – sinon le renouveau - du Cachemire sera lent et difficile à concevoir, plus encore à parcourir. À l’été 2020, à en juger par les signaux provenant du Pakistan, il semble hélas peu probable que l’on s’oriente du côté d’Islamabad vers un quelconque apaisement ; le 4 août 2020, le gouvernement pakistanais publiait notamment une nouvelle carte officielle du pays dans laquelle l’ensemble du Jammu-et-Cachemire, administré par l’Inde depuis 1948, figure sous souveraineté pakistanaise… Quant à son Premier ministre, l’atypique et contesté Imran Khan, ses propos à l’endroit de l’Inde le lendemain ne risquent pas de placer la dynamique bilatérale indo-pakistanaise sur une trame propice à la détente : "L’Inde est exposée devant le monde, une fois de plus, comme un oppresseur et un agresseur’’, qualifiant au passage l’initiative de New Delhi un an plus tôt de ‘’crime contre l’humanité [4]’’…
Manuscrit clos le 6 août 2020
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Vidéo de la conférence d’Alain Lamballe : L’Inde, pays émergent ou puissance mondiale ?
Bonus Diploweb, voir le résumé de cette conférence
[1] Plus de 900 millions de personnes inscrites sur les listes électorales lors du dernier scrutin général de 2019.
[2] 60 000 km² (capitale : Leh), majoritairement constitué de hauts plateaux à une altitude supérieure à 3000 m ; environ 280 000 habitants, de confession essentiellement bouddhiste.
[3] Au nombre de 4828 entre janvier 2000 et le 3 août 2020 (source : South Asia Terrorism Portal). Dans le même temps, 3459 membres des forces de sécurité (police ; armée ; forces paramilitaires) ont perdu la vie dans des attaques, attentats et explosions diverses et variées.
[4] ‘’PM Khan says Modi is trapped, India will lose Kashmir’’, The Nation (Pakistan), 6 août 2020.
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