Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique, l’association à laquelle le Diploweb.com est adossé.
Le territoire en jeu peut abriter une cité, un monument ou un site qui constituent, du fait de leur rôle dans l’histoire et/ou les croyances d’un groupe, un élément essentiel de l’identité d’acteurs de la crise. Même s’il est dépourvu de tout intérêt matériel, ce lieu revêt alors une très forte valeur. Celle-ci est de nature symbolique et agit comme un catalyseur de motivations. Dans cette perspective, sa localisation, son déplacement, sa perte, sa dénomination ou son changement de dénomination constituent des actes essentiels. Un lieu peut, également, tout à la fois revêtir une importance économique et/ou politique et symboliser un pays.
Les lieux emblématiques sont donc à prendre en compte dans l’étude géopolitique d’un territoire ou d’un conflit. Oui, mais comment ? Réponse avec un extrait gratuit du "Manuel de géopolitique" de Patrice Gourdin, une référence.
Le territoire en jeu peut abriter une cité, un monument ou un site qui constituent, du fait de leur rôle dans l’histoire et/ou les croyances d’un groupe, un élément essentiel de l’identité d’acteurs de la crise. Même s’il est dépourvu de tout intérêt matériel, ce lieu revêt alors une très forte valeur. Celle-ci est de nature symbolique et agit comme un catalyseur de motivations. Dans cette perspective, sa localisation, son déplacement, sa perte, sa dénomination ou son changement de dénomination constituent des actes essentiels. Un lieu peut, également, tout à la fois revêtir une importance économique et/ou politique et symboliser un pays, comme dans le cas des capitales politiques ou des hauts lieux touristiques : Paris “c’est“ la France, une pyramide et un sphynx évoquent l’Égypte, par exemple.
Depuis l’Antiquité, les constructions politiques s’accompagnent de la destruction, de l’édification et/ou de la modification de villes. Cela répond à des préoccupations personnelles, politiques, stratégiques, économiques et/ou démographiques. Les capitales – politiques ou religieuses – constituent des enjeux qui dépassent leur seule importance matérielle. Le pouvoir y réside, s’y met en scène et tente d’y peser sur le cours de l’histoire. L’incendie de Persépolis par les troupes d’Alexandre, en 330 avant notre ère, la destruction totale de Carthage par les Romains, en 146 avant notre ère, la chute de Rome, en 476, le pillage de Constantinople par les Croisés de la IVe Croisade, en 1204, frappèrent davantage les esprits que les innombrables saccages de villes “banales“ ou les massacres de populations rurales (90 % de la population totale) qui furent monnaie courante pendant des siècles. Et ce, parce qu’ils touchèrent les capitales d’États prestigieux, dont ils marquaient la fin ou, du moins, l’affaiblissement. En août 1914, les soldats français partirent aux cris de : « À Berlin », tandis que leurs adversaires allemands s’exclamaient : « Nach Paris ». L’évocation de la capitale adverse exprimait la victoire rapide que tous les protagonistes escomptaient, car la conquête de la capitale sanctionne, en général, la défaite d’une nation. Les photographies de la population, en larmes, lors de l’entrée des troupes nazies à Prague en 1939, hagarde, lors de l’entrée des troupes nazies à Paris en 1940, ou absente du champ de ruines qu’était Berlin en mai 1945, par exemple, le montrent éloquemment.
La dynastie saoudienne assura son emprise sur la péninsule arabique et son influence sur le monde arabe, non seulement grâce à ses guerriers et au pétrole, mais aussi, par la conquête, en 1919, de deux des Lieux Saints de l’islam (Médine et La Mecque) contre les Hachémites. Ces derniers avaient réussi à soulever les tribus arabes, au profit des Alliés, en 1916, car la garde de ces Lieux Saints leur conférait un prestige inégalable.
En 1909, quelques familles s’installèrent dans un faubourg de Jaffa, au milieu des dunes et fondèrent ce qui devint la première ville hébraïque au monde en ce début de XXe siècle : Tel Aviv. Entre les deux guerres mondiales, elle devint le principal centre économique, social, culturel et politique – une capitale officieuse, en quelque sorte – de la population juive en Palestine sous mandat britannique. La visitant en 1929, le journaliste Albert Londres résumait ainsi la signification de cette ville :
« Tel Aviv ! la seule ville au monde comptant cent pour cent de Juifs. [...] Un Juif [Theodor Herzl] a fait un rêve, un jour. Il a vu ses misérables compatriotes briser leurs chaînes, s’envoler, traverser la mer et se poser, transfigurés, sur le sol aïeul. D’esclaves qu’ils étaient, ils devenaient libres. Dans leur âme la fierté remplaçait la honte. [...] Ouvrez les yeux, le rêve ne se défera pas, il est fixé dans Tel Aviv [1] ».
La sinisation du Tibet passe par celle de Lhassa et de son centre historique : le Barkor (chemin de piété que les pèlerins parcourent avant de pénétrer dans le centre de Lhassa), le Jokhang (le plus ancien temple bouddhiste du pays) et le Potala (palais officiel du dalaï lama) y forment le cœur de l’identité tibétaine. Leur confiscation, en cours, constitue donc un préalable à la déculturation des Tibétains [2].
Depuis la fin de la Guerre froide, l’on remarque que les conflits africains touchent davantage les villes.
« Il faut y voir plusieurs causes. La ville est l’expression concrète du pouvoir : la contrôler équivaut à s’imposer dans le champ politique. Ainsi, la capitale apparaît souvent comme l’ultime expression de la souveraineté nationale et le point d’accès à toutes les rentes internationales : la dominer signifie contrôler le pays. La ville est aussi le lieu branché sur la globalisation. D’une part, c’est le lieu d’accès à l’aide et aux médias internationaux sans lesquels la guerre n’existe pas ou est réduite à du pur banditisme [...] D’autre part, la ville est aussi un marché connecté aux autres marchés nationaux ou internationaux [3] ».
Jérusalem, présente la particularité d’être l’épicentre de deux monothéismes, le judaïsme et le christianisme, ainsi qu’un lieu saint très important du troisième, l’islam. Capitale de l’antique royaume d’Israël, elle abritait le Temple bâti par Salomon (970-928 avant J.C.) pour recevoir l’Arche d’Alliance, symbole de la relation privilégiée nouée entre le peuple juif et Yahvé. L’actuel Mur des Lamentations demeure le seul vestige du second Temple, édifié par les Hasmonéens et achevé par Hérode au Ier siècle avant J.C., après la destruction du premier par Nabuchodonosor, en 587 avant J.C. Le 23 janvier 1950, par une résolution de la Knesset (le Parlement israélien), la partie occidentale, la seule alors contrôlée par les Juifs, devint la capitale d’Israël. La guerre des Six Jours, en 1967, permit aux Israéliens de conquérir la partie orientale et d’étendre leur juridiction à l’ensemble de la ville. Selon la Basic Law adoptée par la Knesset le 30 juillet 1980, la cité “entière et réunifiée“ est la capitale d’Israël. Pour les chrétiens, Jérusalem est le lieu de la Passion du Christ (chemin de Croix, Golgotha) et le site de son inhumation provisoire (Saint Sépulcre). Selon la tradition musulmane, la mosquée Al-Aqsa (“la Lointaine“) est le sanctuaire le plus éloigné où se soit rendu Mahomet. Sur l’esplanade de l’ancien Temple juif (Mont Moriah des musulmans), se trouve le Dôme du Rocher, d’où Mahomet aurait accompli le “voyage nocturne“ relaté dans le Coran et d’où il serait monté aux cieux, après sa mort, sur sa jument ailée, al-Bourak. Jérusalem fut et elle demeure l’une des villes les plus disputées de l’histoire. Il s’agit aujourd’hui de l’un des principaux contentieux entre Israéliens et Palestiniens. Il n’est que de voir les très vives réactions que suscite tout acte interprété comme une modification et/ou une confiscation de l’espace : colonisation juive du quartier arabe de Silwan pour réoccuper le site présumé du palais du roi David [4], projet de transformation du quartier arabe d’al-Bustan en espace vert pour reconstituer le site de la vallée des Rois [5], fouilles archéologiques en général. À propos de la réparation d’une passerelle menant à l’Esplanade des Mosquées, un architecte et archéologue palestinien déclarait :
« Les Israéliens sont en train de démolir l’une des portes d’accès historique aux mosquées, qui existe depuis 1 500 ans. Il s’agit d’une décision politique visant à effacer notre histoire. On ne peut s’empêcher de penser qu’ils affaiblissent volontairement les fondations du Haram al-Charif [i. e. l’Esplanade des Mosquées], pour en provoquer l’effondrement et reconstruire le Temple juif [6] ».
En Iraq se trouvent quatre lieux sacrés de l’islam shiite. Ces quatre villes saintes, centres de pèlerinage et d’enseignement religieux de toute première importance, forment l’épicentre du shiisme. À Najaf, repose Ali, un gendre de Mahomet, qui fut le premier imam shiite. Dans le monde musulman, la fréquentation de Najaf n’est dépassée que par celles de La Mekke et de Médine. Kerbala, est le lieu de sépulture de Hussein (l’un des fils d’Ali et 3e imam shiite), et Kazimayn, est le lieu de sépulture de Moussa Al Kazem et de Mohammed Taqi Al Javad, (respectivement 7e et 9e imams shiites). À Samarra, la quatrième, deux attentats, en février 2006 et en juin 2007, frappèrent la mosquée Al-Askariya [7]. Célèbre pour sa coupole couverte d’or (on l’appelle également la Mosquée Dorée), elle abrite les mausolées des imams Ali Al Hadi (10e imam shiite) et Hassan Al Askariet (11e imam shiite), et se trouve à proximité de la mosquée consacrée à Aboul Qassem Mohamed al-Mahdi, le 12e imam, disparu mystérieusement en 874, dont la majorité des shiites (ceux dits “duodécimains“, parce qu’ils reconnaissent une suite de douze imams) attendent le retour pour l’avènement de la justice. Le défi visait l’ensemble de la communauté shiite irakienne et le choix de cette cible symbolique signifiait clairement une volonté d’éradication.
Pour ses artisans, l’unité italienne ne pouvait être achevée sans l’intégration des États pontificaux et, surtout, de Rome. Cela n’allait pas sans difficultés : une partie des catholiques italiens soutenaient le pape, qui comptait également la France de Napoléon III parmi ses partisans. Seule la défaite française de 1870 face à la Prusse permit au roi Victor Emmanuel II d’occuper la ville et, ainsi, de parachever l’unification. Cette dernière devait néanmoins rester une pomme de discorde entre Italiens, le pape refusant d’entériner la perte de ses États jusqu’à la signature des accords du Latran créant l’État de la Cité du Vatican, en 1929. Il y avait là une “rivalité de représentations géopolitiques“ : pour les constructeurs de l’État italien, la capitale de l’ex-Imperium symbolisait l’unité et la grandeur perdues qu’ils entendaient restaurer. Pour les partisans du pape, le rayonnement de l’Église catholique ne se concevait pas sans que son chef contrôle la ville de saint-Pierre.
Le destin de l’Irak repose en partie sur le sort de la ville de Kirkouk : Turcs et Arabes la disputent aux Kurdes, qui la revendiquent comme leur capitale historique et culturelle. Ils la surnomment “la Jérusalem du Nord“ et sa possession constitue pour eux un casus belli. Certains suggèrent que la situation stratégique et les abondantes ressources en pétrole de cette cité multiethnique influeraient sur la montée des tensions [8]. Mais l’on ne peut négliger l’argument mis en avant par les nationalistes kurdes : la ville symbolise l’arabisation forcée infligée par Saddam Hussein. Donc, la possession de Kirkouk aurait d’abord valeur de revanche symbolique.
Création artificielle de la colonisation française, la Mauritanie n’avait pas de capitale jusqu’à ce que, en 1957, elle fût dotée d’une capitale créée ex nihilo : Nouakchott. « La capitale mauritanienne porte l’identité du pays en construction. Elle reflète les influences et appartenances multiples de ses habitants [9] ».
La localisation même de la capitale est loin d’être anodine : les plus anciennes naquirent dans des circonstances légendaires, liées à une intervention divine, ce qui leur conférait une légitimité absolue (Athènes ou Rome, par exemple). En revanche, certaines furent abandonnées, temporairement, comme Khartoum, désertée par le Mahdi au profit d’Omdourman, entre 1884 et 1888 ; ou définitivement, comme Sucre, remplacée de fait par La Paz en 1898. Les raisons varient d’un cas à un autre : religieuses ou politiques, voire stratégiques ou économiques. Toutefois, les motifs invoqués ne correspondent pas forcément avec la réalité : la situation et les fonctions demeurent essentielles.
Le transfert touche, en particulier, les capitales qui correspondent à une implantation liée à une intervention extérieure, notamment la colonisation. Beaucoup sont excentrées par rapport au territoire national actuel, car elles avaient été édifiées en fonction des objectifs de la métropole (souvent l’exportation de matières premières ou de denrées). Par conséquent, certains États construisent de nouvelles capitales plus “centrales”, comme le Brésil à Brasilia (1960), le Nigeria à Abuja (1982) ou la Côte-d’Ivoire à Yamoussoukro (1983). Certains cas présentent une grande complexité. Lorsque, en 1997, le gouvernement du Kazakhstan transféra la capitale d’Almaty à Astana (“Capitale“), 1 300 kilomètres plus au nord, il voulait, tout à la fois, signifier la fin de l’ère soviétique, se placer au centre géométrique du pays et à un carrefour de l’Eurasie (lieu de formation des caravanes d’Asie centrale vers la Russie d’Europe, les Russes y construisirent la forteresse d’Akmola, en 1830), disposer d’une vitrine pour sa politique de renouveau et rééquilibrer la démographie locale au profit des Kazakhs [10].
La plus récente création de capitale en date est intervenue en 2005, au Myanmar : Rangoon perdit sa fonction de capitale politique au profit d’une ville surgie de la jungle, Nay Pyi Taw (“Le siège des rois“) [11]. Si l’origine coloniale de la création, la saturation de l’agglomération et la recherche d’un centre plus géométrique furent évoquées, ainsi que le rôle des devins qui “conseillent“ le général Than Shwe, le chef de la junte militaire au pouvoir, les analystes affichent leur scepticisme. La cause principale semble plutôt tenir à des préoccupations sécuritaires apparues lors du soulèvement démocratique de 1988 : la dictature entend se mettre à l’abri du peuple qu’elle opprime et de puissances extérieures hostiles, comme les États-Unis.
L’actualité bolivienne offre l’exemple, plutôt rare, de concurrence entre deux capitales [12]. L’opposition au président de gauche, Evo Morales, préconisa, à partir de 2007, le retour effectif de la capitale à Sucre, présentée comme plus centrale. L’indépendance de la Bolivie y fut proclamée, en 1825, et elle demeura la capitale politique jusqu’en 1898. À cette date, les “libéraux“, qui sortirent vainqueurs de la guerre civile déclenchée l’année précédente, transférèrent le siège du gouvernement dans la dynamique ville de La Paz. En fait, le problème actuel viendrait de ce que, aux yeux de ses opposants, La Paz se trouve trop proche des hauts plateaux andins, fief du président Morales.
Autre enjeu autour des capitales : leur nom, qui persiste ou qui change. Athènes ou Rome survivent à leurs créations politiques originelles. Érigée en capitale, Byzance prit le nom de son premier souverain et devint Constantinople. Siège de la chrétienté d’Orient, elle ne pouvait conserver sa dénomination après la conquête turque qui en faisait la capitale d’un empire musulman et s’appela, dès lors, Istanbul. Inversement, le site turc de Khadjibey devint Odessa après sa conquête par les Russes, en 1794. Catherine II la Grande, en reprenant le nom du port grec antique d’Odessos, reliait clairement le lieu au berceau du christianisme orthodoxe, dont Moscou affirmait avoir pris le relais. Si Saint-Pétersbourg exprimait une volonté d’ouverture vers l’ouest et assumait une consonance germanique, cette dernière caractéristique apparut inopportune en 1914 après la déclaration de guerre à l’empire d’Allemagne et l’on russifia le nom en Petrograd. En 1924, la mort de Lénine appelait un hommage à la hauteur de ses “mérites“ et la ville de son triomphe devint Leningrad. En 1991, lors de la sortie du communisme, les habitants décidèrent, par référendum, de reprendre le nom originel. La Russie offre d’ailleurs de nombreux exemples de ces changements, au gré de son histoire récente [13]. Lorsque le président François Tombalbaye accentua le caractère autoritaire de son régime, il lança un programme valorisant la spécificité culturelle tchadienne et rebaptisa les villes, parmi lesquelles la capitale, Fort Lamy, qui devint, en 1973, N’Djamena.
Sans être une capitale, une ville peut revêtir une signification politique particulière, essentielle, constituer un programme pour un souverain, un régime ou un peuple.
Neuwied, fondée en 1653 sur la rive droite du Rhin par le comte de Wied à l’emplacement d’un village détruit durant la Guerre de Trente Ans, se voulait la cité de la tolérance et de la réconciliation religieuse, ouverte aux luthériens, aux calvinistes et aux catholiques. Louis XIV fit de Versailles la scène propre à son pouvoir “absolu“. Ce cas illustre au mieux le double sens de la formule “représentation géopolitique“ : le roi y mettait en scène sa puissance et sa gloire tout en y assurant la direction du royaume. Il s’agissait à la fois du théâtre et du lieu effectif d’exercice du pouvoir.
La période contemporaine connut, elle aussi, ses villes-programmes. En 1921, la Pologne renaissante choisit un village, Gdynia, pour en faire son port, symbole du dynamisme économique du pays et de son ouverture au monde. En dépit des aléas de l’histoire, la ville conserva cette image jusqu’à nos jours [14]. En Italie, sous le régime fasciste, Mussolini fonda ou fit restructurer 143 villes. Elles constituent aujourd’hui un “patrimoine ambigu“. D’une part, elles se voulaient la matérialisation architecturale de l’ordre fasciste. Mais d’autre part, elles résultaient de programmes urbanistiques et esthétiques novateurs, elles furent édifiées au profit des plus pauvres et elles illustraient une tentative de développement des régions déshéritées. Aujourd’hui, leur gestion pose la question du risque de réhabilitation de l’ère fasciste [15]. Le volontarisme communiste se dota d’une vitrine urbaine en Bulgarie dès 1947 : Dimitrovgrad [16]. En 1949, les dirigeants communistes polonais et leurs mentors soviétiques décidèrent de flanquer Cracovie “la bourgeoise“, la capitale intellectuelle traditionnelle, d’une ville nouvelle, bastion de l’industrialisation et du prolétariat : Nowa Huta [17].
Durant la Guerre froide, les deux superpuissances rivalisèrent dans tous les domaines, notamment scientifique et technique. Des noms de villes devinrent la métaphore des compétences. Par exemple, Houston et Baïkonour devinrent les deux pôles de la compétition pour la conquête de l’espace, même si, pour préserver un secret illusoire, le cosmodrome soviétique se trouvait en réalité à plusieurs centaines de kilomètres de la ville qui portait ce nom. La valeur symbolique de ce dernier demeure telle qu’il fut attribué au site de lancement en 1995. Los Alamos et Sarov (Arzamas-16), dont la fonction resta secrète jusqu’en 1989, remplirent le même rôle pour la maîtrise de l’arme nucléaire et furent même jumelées en 1993 [18].
La Bulgarie, illustre la complexité de certains cas. L’édification du socialisme passa par l’irrigation et, au centre du pays, un barrage géant noya les vestiges de Seuthopolis, la capitale du royaume des Thraces Odryses, découverte en 1948 durant les travaux de construction. En 2005, Jeko Tilev, architecte célèbre dans son pays, proposa d’exonder le site archéologique. Les difficultés techniques du projet le rendent extrêmement coûteux, mais un courant populaire se développa en sa faveur. Les arguments mis en avant sont très révélateurs. Le directeur du Musée d’histoire de Kazanlak défendait l’attractivité touristique :
« Paris a sa tour Eiffel, New York, sa statue de la Liberté : la Bulgarie a besoin d’un Seuthopolis. La plupart des pays ont un site particulier, un monument qui se démarque des autres, qui symbolise clairement le pays aux yeux du monde et donne envie aux touristes de le visiter [19] ».
Le vice-président de l’association “Sauvegardons le patrimoine bulgare“ invoquait des raisons politiques :
« Après la chute du communisme, notre société est devenue très fragmentée : nous n’avons rien trouvé qui puisse maintenir la cohésion sociale. Les années de transition économiques ont été difficiles et bien des gens se sentent déprimés et désespérés. Ce dont nous avons besoin, c’est d’accomplir quelque chose dont nous pourrons dire : “Voilà ce que nous avons réalisé : nous pouvons en être fiers“ [20] ».
Il s’agit bien, en priorité, de régénérer l’identité nationale bulgare en alliant l’enracinement dans le passé et une prouesse technologique.
De nos jours, la propagande par la ville existe toujours. Témoin le projet du président vénézuélien Chavez : édifier une série de “cités socialistes“ autosuffisantes, respectueuses de l’environnement, centrées sur les besoins des habitants, dotées d’équipements socioculturels et sportifs accessibles à pied. Le chantier de la première, Caribia, démarra en novembre 2006 [21].
Même un mythe peut susciter une ville : ainsi Shangri La, en Chine. Tout commença par un roman à succès de l’auteur américain James Hilton, Lost Horizon (Horizons perdus), paru en 1933. Influencé par le mythe tibétain du refuge caché de Shambhala, il semble que le romancier se soit inspiré des articles publiés par l’explorateur Joseph Rock dans le National Geographic, après son voyage au Sichuan en 1928, dans les montagnes Konkaling, où se trouvent la région de Yading et le monastère de Chonggu. Zone que le gouvernement chinois, en 1999, a érigée en réserve naturelle. Le film, adapté du livre en 1937 par Frank Capra, connut un très grand succès. Nominé sept fois aux Oscars (notamment pour celui du meilleur film [22]), il reçut celui de la meilleure direction artistique (Stephen Gosson) et celui du meilleur montage (Gene Havlick et Gene Milford). S’inscrivant dans un large courant de fascination pour le Tibet, perçu comme un conservatoire de la nature et de la liberté [23], l’histoire décrit une cité cachée dans une vallée de l’Himalaya, dont les habitants jouissent de l’éternelle jeunesse, vivent dans l’amour et œuvrent pour la paix. Le nom de Shangri La évoque donc, pour beaucoup d’Américains, une utopie sympathique, un paradis perdu, ce qui provoque le désir de s’y rendre. La force du mythe est telle que, pour rendre compte du contenu plutôt sombre des films tournés par des Tibétains en exil et présentés dans un festival, un article s’intitulait : « Aux antipodes de Shangri La [24] ». Pour attirer l’attention du public américain avec une référence familière, un éditorial évoquant les polémiques autour du projet de barrage dans la Gorge du Tigre Bondissant (réputée la plus profonde du monde et considérée par certains comme l’emplacement réel de Shangri La) était intitulé « Sauver Shangri-La [25] ». Depuis l’ouverture de la République populaire de Chine au tourisme, plusieurs régions affirmaient avoir servi de source d’inspiration à James Hilton [26]. L’ampleur des enjeux économiques suscita de féroces rivalités pour obtenir la reconnaissance par les autorités : on parla d’une “guerre des Shangri La“. Pékin trancha officiellement, en 2001, en faveur de Zhongdian, dans le nord de la province du Yunnan, au pied des monts Huengduan [27]. Mais les retombées des dix milliards de dollars investis profitent à cinquante districts. En 2007, deux millions de visiteurs y séjournèrent, et les responsables chinois en espéraient cinq millions par an d’ici 2012 [28], chiffre qui semblait atteint dès la fin 2008 [29]. Toutefois, il s’agirait d’un Tibet spécialement conçu pour les touristes occidentaux, sans grand-chose de commun avec la culture et la religion tibétaines authentiques, au demeurant étroitement surveillées, voire réprimées par les autorités. En outre les effets économiques ne profiteraient pas à l’ensemble de la population.
Les champs de bataille où se joua le destin d’une nation, d’un peuple, d’un pays, d’une religion, peuvent également exciter les antagonismes.
Ainsi Kosovo Polje (le Champ des merles, à Gazimestan, dans les environs de Pristina) où se déroula, le 28 juin 1389, une bataille décisive pour la Serbie. D’une part, cet affrontement entre un grand nombre de seigneurs chrétiens des Balkans, regroupés autour du prince Lazare, et les troupes ottomanes, commandées par le sultan Mourad, est demeuré, dans la mémoire collective des Serbes, comme la preuve qu’ils furent toujours le rempart de la Chrétienté contre l’Islam. D’autre part, les Serbes transcendèrent cette défaite, la transformant en illustration des qualités éminentes qu’ils s’attribuent : sentiment national indestructible, esprit de sacrifice et désintéressement, attachement prioritaire aux valeurs spirituelles. Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce qu’une partie de la population serbe se refuse avec l’énergie du désespoir à perdre ce territoire au profit des Albanais, perçus comme des intrus et des profanateurs. La dernière manifestation en date en étant cette Garde du saint roi Lazare, formée au printemps 2007 à l’initiative de plusieurs groupes nationalistes serbes et s’affirmant décidée à prendre les armes pour conserver coûte que coûte le Kosovo au sein de la Serbie [30]. Ce qui n’empêcha pas les élus albanais de Pristina de proclamer l’indépendance en 2008.
Lorsque les généraux allemands brisèrent l’offensive russe, en 1914, prenant quelque liberté avec l’exactitude géographique, ils donnèrent à leur victoire le nom de Tannenberg. Ainsi vengeaient-ils une humiliation remontant au… 15 juillet 1410 : la défaite des chevaliers teutoniques par les Polono-Lituaniens de Ladislas II Jagellon en un lieu que les Polonais situent, pour leur part, dans le village voisin de Grunwald. En 1901, les Allemands déplacèrent un rocher qui se trouvait à l’orée de la forêt pour le placer dans les ruines de la chapelle édifiée sur les lieux où le grand maître des chevaliers teutoniques, Ulrich von Jungingen, périt au combat. Selon la tradition populaire, le roi Ladislas II se serait reposé sur cette pierre après la bataille. Les Allemands la choisirent délibérément et voulurent détourner la mémoire polonaise en gravant sur elle une inscription en hommage au Grand Maître, qui disait notamment qu’il était mort « dans la lutte pour l’existence de l’Allemagne et pour le droit allemand [31] ». Un important monument funéraire et commémoratif y fut construit après la Première Guerre mondiale et Hindenburg s’y fit inhumer. Mais, après la Seconde Guerre mondiale, les Slaves prirent leur revanche : les Soviétiques déplacèrent la dépouille d’Hindenburg et dynamitèrent le mémorial [32]. Quant à l’inscription gravée sur la pierre du roi Ladislas, elle fut effacée [33].
Durant la guerre de Bosnie (1992-1995), la ville de Sarajevo subit un siège aussi meurtrier que long : 10 560 morts en 1 425 jours. Depuis la fin des combats, la ville renaît. Mais son aménagement suscite nombre de polémiques car il y a une contradiction entre, d’une part, la restauration et la modernisation, nécessaires, et, d’autre part, la préservation du souvenir des souffrances endurées. Le projet des autorités municipales de transformer les bâtiments de la Bibliothèque nationale en locaux administratifs souleva l’émotion d’une partie des habitants, soucieux tout à la fois de préserver « ce joyau architectural, symbole du passé proche et lointain de Sarajevo [... et] un espace sacré, un monument commémoratif du siège de Sarajevo [34] ». De même, certains protestèrent contre la disparition, au gré des travaux, des “Roses“ qui parsèment les rues de la ville. Il s’agit de “fleurs“ d’un genre très particulier : celles que formèrent les impacts remplis du sang des victimes des obus qui tombèrent sur la ville. « Après la fin de la guerre, les trous furent remplis de peinture rouge et la couleur était mise de façon à ce que l’ensemble ressemble à une rose, en signe de commémoration des massacres [35] ». Pour ses partisans, leur préservation (ou leur effacement) a un sens éminemment politique car : « Ceux qui ont été tués sont la fierté de cette ville, et leur vie représente un sacrifice inestimable pour l’indépendance et la liberté de Sarajevo [36] ».
Hormis les champs de bataille, des lieux où se mêlent l’histoire et la légende pour fonder l’identité nationale d’un peuple peuvent revêtir une importance considérable.
Ainsi la prairie du Grütli, en Suisse, enjeu d’une lutte politique complexe, en 2007. Selon la tradition (les historiens doutent très fortement de la véracité des faits), le 1er août 1291, des représentants des cantons de Schwyz, d’Uri, et d’Unterwald (parmi lesquels le probablement légendaire Guillaume Tell [37]) y auraient prêté le serment qui est retenu comme marquant l’origine de l’indépendance et du fédéralisme helvétiques. Le lieu a pris, depuis la fin du XIXe siècle, une place éminente dans la définition de l’identité et du contenu de la citoyenneté suisse [38].
Autre exemple, la presqu’île du Shandong, au nord de la Chine : s’il ne faut pas négliger sa valeur stratégique (elle dispose d’un excellent port, à Qingdao ; elle contrôle l’accès à Pékin et au Yang Zijiang par le sud, ainsi que celui au Grand Canal par l’est) et économique (charbon, minerais, port de Qingdao), elle revêt une très grande importance pour l’identité chinoise, dont elle est considérée comme le berceau. En effet, elle vit naître Confucius (Kongzi), dont la pensée (largement revue par Xun Zi) servit de ciment aux Chinois à partir de la dynastie Han. De plus, Mencius (Meng Zi), continuateur de Confucius, y vit également le jour. L’attribution de ce territoire au Japon provoqua le puissant sursaut nationaliste du 4 mai 1919.
Des territoires perdus – en totalité ou en partie – dans des conditions jugées inacceptables (défaite, sécession, par exemple) peuvent, également, prendre valeur de symbole. L’identité nationale, voire l’esprit de revanche cristallisent alors en tout ou partie autour de ces terres.
Comme, par exemple, l’Alsace-Lorraine, pour les Français, entre 1871 et 1918 ; les Sudètes ou le corridor de Dantzig, pour les Allemands, entre 1918 et 1939 ; les îles Kouriles pour les Japonais depuis 1945 ; Taiwan pour la Chine communiste depuis 1949 ; le Golan, pour les Syriens, depuis 1967.
On peut également citer le cas du Cachemire, que se disputent l’Inde et le Pakistan depuis la partition de 1947. Chacun de ces deux États en contrôle une partie (à l’ouest, le Azad Cachemire, au nord, les Territoires du Nord sous administration fédérale, rattachés au Pakistan ; au sud, le Jammu et Cachemire, État de l’Union indienne) et en revendique la totalité. Une vive tension y règne en permanence, dégénéra en conflit armé à deux reprises (1947-1949 ; 1965) et pourrait mener à une guerre nucléaire. Outre ses ressources hydrauliques, agricoles et minières, ses axes de communication et son potentiel touristique, le Cachemire symbolise les choix divergents opérés en 1947 :
« Pour les Indiens, le Cachemire est le symbole de l’identité séculariste et multiculturelle que le pays veut préserver. Pour les Pakistanais, il est le symbole de la Partition inachevée : leur nation ne sera jamais complète tant que le Cachemire n’y sera pas rattaché [39] ».
La visite du roi Juan Carlos d’Espagne dans les enclaves de Ceuta et de Melilla, en novembre 2007, apparut comme une provocation et provoqua une flambée de protestations nationalistes au Maroc. La question dépasse même le cadre bilatéral hispano-marocain : dans sa représentation du califat à restaurer, Al Qaeda les intègre parmi les territoires à “libérer“ des “infidèles“ [40].
De tout temps et dans toutes les cultures, les hommes ont attribué un caractère sacré (ou saint) à certains lieux et tout acte considéré, à tort ou à raison, comme une profanation de ces derniers put/peut entraîner de très graves troubles. En effet, s’en prendre à eux, c’est attenter à la présence et/ou à la protection divines.
Considérons le cas des Indiens d’Amérique, par exemple. Tous participent du chamanisme, ce qui implique une étroite communion avec l’ensemble de la nature, en particulier la terre. Cette population manifeste
« son amour pour sa terre nourricière qui peut aller jusqu’à une identification mystique. Lorsque Garry, un Indien Spokane de l’est de l’État du Washington, dit : Je suis né au bord de ce fleuve. Cette terre est ma mère, il ne s’agit pas pour lui d’une image poétique ou d’une figure de rhétorique, il ne fait qu’énoncer une vérité littérale. Toohoolhoolzote, un chef des Nez Percés qui se battait pour garder la terre de ses ancêtres expliquait : Cette terre fait partie de mon corps, je ne la céderai jamais. À deux mille quatre cents kilomètres de là, en Oklahoma, une région aussi éloignée de Garry et Toohoolhoolzote que la face cachée de la Lune, Eufaula Harjo exhortait les participants aux cérémonies religieuses de la vieille ville creek de Tulsa en ces termes : Les montagnes et les collines que voici sont votre colonne vertébrale, et les rigoles et les ruisseaux qui coulent entre les collines et les montagnes sont vos artères. Lorsque l’homme blanc viendra morceler cette terre avec ses instruments d’arpentage, l’Indien aura le sentiment d’être démembré, dépecé. D’une manière qui défie l’analyse, tous ces comportements, toutes ces croyances faisaient partie de la religion de l’Indien, car l’Indien était profondément religieux. Il était en union spirituelle, en communion avec les aspects changeants du ciel, les paysages qui lui étaient familiers et les animaux sauvages qu’il côtoyait. Les actes de la vie quotidienne, les manifestations des puissances naturelles, la quête mystique de chacun, comme la solidarité au sein de la tribu participaient aussi de cette vie religieuse [41] ».
Lorsque les colons blancs se lancèrent à la conquête du territoire des actuels États-Unis, une partie des Indiens résistèrent à la spoliation de ce qui constituait pour eux bien davantage qu’une ressource matérielle.
Nous avons déjà évoqué, la ville de Jérusalem : épicentre du judaïsme et du christianisme ainsi que troisième lieu saint de l’islam, c’est la zone de haute tension par excellence. Toute atteinte au précaire modus vivendi établi entre les fidèles des trois religions enflamme les esprits et plonge la cité dans les violences. Toute négociation ignorant les droits des croyants des trois religions semble vouée à l’échec :
« Cela prit une décennie, mais les Israéliens ont fini par comprendre qu’ils n’éviteraient pas la rancœur s’ils privaient les Palestiniens musulmans du contrôle de leur noble sanctuaire ne laissaient pas aux Palestiniens chrétiens celui de leurs églises sacrées. Dans le même temps, les négociateurs palestiniens, admirent la nécessité symétrique de laisser aux Israéliens l’accès, non seulement au Mur des Lamentations, mais aussi au Mont du Temple juif [42] ».
De hauts lieux de pèlerinage concentrent une ferveur telle, qu’il s’avère politiquement impossible d’y sévir et préférable de tolérer, voire de récupérer ce sentiment populaire. Jamais le régime communiste n’osa mettre fin au pèlerinage des catholiques polonais au sanctuaire de la Vierge, à Czestochowa. La destruction d’innombrables lieux sacrés ne permit pas aux communistes chinois d’éradiquer le bouddhisme tibétain. La stabilité de la dictature salazariste reposa en partie sur l’encouragement au culte de la vierge à Fatima. Au bord du Gange, fleuve sacré, Bénarès (Varanasi), la “Jérusalem de l’Inde“, capitale de l’hindouisme, est un lieu particulièrement sensible de l’Union indienne. L’assaut donné par l’armée contre les séparatistes sikhs retranchés dans le Temple d’or d’Amritsar provoqua l’assassinat du Premier ministre indien, Indira Gandhi, en 1984.
Le projet d’aménagement du détroit entre l’Inde et Sri Lanka pour les cargos suscita l’opposition violente des extrémistes hindouistes. Ces derniers estimaient que les travaux détruiraient les vestiges d’un pont construit par le dieu Rama. Aussi, lorsque le gouvernement défendit son dossier en arguant du fait qu’il n’y avait aucune preuve de l’existence de Rama, des émeutes éclatèrent et deux personnes périrent, brûlées vives dans un autobus [43].
Parfois, la sacralité donne des résultats inattendus : lors des négociations sur le tracé de l’oléoduc qui évacue le pétrole du Tchad vers le Cameroun, les populations ne reçurent pas d’indemnité pour les lieux sacrés profanés car ces derniers perdent leur qualité à partir du moment où le secret de leur localisation est divulgué [44].
En revanche, incorporer leurs dieux à son propre panthéon, comme Rome le pratiquait couramment, peut faciliter l’assimilation de populations vaincues et soumises. L’archéologie révèle fréquemment une autre pratique : la superposition de lieux voués à des cultes successifs en un endroit donné. La christianisation se fit en partie accepter en “recyclant“ des croyances et des rituels antérieurs. Mais dans bien des cas, l’édification d’un nouveau lieu de culte matérialise la “victoire“ : église chrétienne bâtie sur un temple païen ou mosquée érigée sur un temple hindou, par exemple.
Depuis au moins l’Antiquité, les hommes sont curieux de découvrir d’autres territoires, d’autres peuples, d’autres civilisations, d’autres monuments. Depuis son invention, dans sa forme moderne, par les Britanniques au XIXe siècle, le tourisme international [45] touche un nombre croissant – aujourd’hui considérable – de personnes (898 000 000 en 2007) et, au-delà de son poids économique (plus de 700 milliards de dollars de recettes en 2006), constitue une source de prestige importante. Les territoires touristiques représentent, donc, un enjeu symbolique majeur. Or, les touristes recherchent avant tout la sérénité et évalueront leur destination en fonction de ce premier critère. Dans le même temps, qu’ils le veuillent ou non, ils “représentent“ leurs pays respectifs. Assurer leur sécurité s’avère vital pour certains pouvoirs en place : il en va de leur crédibilité. A contrario, les dissuader de venir ou, à travers eux, frapper leur pays, par des agressions, des enlèvements ou des actes terroristes, devient l’un des objectifs majeurs de certains groupes [46].
Les groupes islamistes radicaux s’efforcent d’entretenir ce que l’on pourrait appeler une “insécurité touristique“ : Frères Musulmans en Égypte, islamistes en Turquie, Al Qaeda au Yémen [47], Jemaah Islamiyah en Indonésie, notamment. Parmi les cibles potentielles d’une action contre l’Occident, les services de renseignement évoquent régulièrement Notre-Dame de Paris, l’un des hauts lieux symbolisant à la fois la France et le catholicisme.
Le conflit israélo-palestinien fait planer un risque permanent, même s’il est d’intensité variable, en Israël et en Cisjordanie. Cette situation semble y brider l’essor du tourisme.
L’Amérique latine s’avère également sensible à ce phénomène. Durant les années 1990, les actions sanglantes du Sentier Lumineux et du Groupe Tupac Amaru détournèrent les voyageurs du Pérou. L’insurrection du Chiapas, à la fin des années 1990, fit brutalement chuter la fréquentation touristique de cet État du Mexique.
La visite de certains lieux touristiques témoigne parfois de l’état des relations entre pays : la présence de touristes israéliens en Égypte constitue une des rares manifestations visibles des accords de paix de 1979. Le refus de la France de soutenir la guerre entamée contre l’Irak, en 2003, suscita des appels au boycott de cette destination par les touristes américains. Dans ses relations complexes avec la Corée du Sud, la Corée du Nord utilise, en particulier, les monts Kumgang :
« Pour les générations marquées par le conflit meurtrier du début des années 1950, cette visite s’apparente au pèlerinage d’une vie. Avant de mourir, entend-on souvent, il faut aller “là-haut“, admirer les montagnes de Diamant (Kumgangsan en coréen), considérées comme les plus belles du monde. Un lieu mythique, sur le territoire du Nord mais que tous les Coréens gardent en partage, dans leurs légendes, leurs chansons et leurs livres d’images. Un site emblématique de la nation écartelée, où, depuis une dizaine d’années, les frères ennemis coopèrent tant bien que mal pour développer un vaste projet touristique dont ils veulent faire le symbole d’une hypothétique réunification future [48] ».
Toute tension internationale, comme tout conflit interne, amène les gouvernements à déconseiller à leurs ressortissants de se rendre dans tel pays ou telle région du monde. La sécurité (ou l’insécurité) touristique devient un critère d’évaluation géopolitique.
Ce parcours, bref et partiel, donne un aperçu des multiples investissements symboliques dont un lieu peut faire l’objet. Chaque cas présente des particularités et chacun des protagonistes peut affecter une valeur différente à ce type d’espace. Les constructions idéologiques qui s’y rapportent s’avèrent complexes et protéiformes, mais elles font preuve d’une très grande capacité mobilisatrice.
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PROBLÉMATIQUE LIÉE AUX LIEUX EMBLÉMATIQUES
Quelle(s) est (sont) la (les) caractéristique(s) du (des) lieu(x) revêtant une importance particulière dans la crise ou dans le conflit ?
CHAMPS DE RECHERCHE
Outils pour étudier la (les) caractéristiques du (des) lieu(x) revêtant une importance particulière dans la crise ou dans le conflit :
. les ouvrages consacrés à la géographie, à l’économie, à l’archéologie, à l’histoire, à l’ethnologie, à l’anthropologie, à la sociologie, au droit et à la science politique.
Les informations recueillies servent à comprendre la signification symbolique du (des) lieu(x) revêtant une importance particulière dans la crise ou dans le conflit . Le plus souvent un ou plusieurs des éléments suivants :
. le rôle assigné, notamment celui de capitale politique et/ou religieuse,
. le sens de la (dé)localisation,
. le sens de la dénomination,
. le rôle dans l’histoire, l’identité, la religion et/ou la mythologie de l’une ou de plusieurs des parties,
. les territoires perdus,
. le poids touristique.
La liste n’est pas exhaustive, mais elle recense les facteurs qui apparaissent le plus fréquemment.
Une information est pertinente lorsqu’elle contribue à éclairer la crise ou le conflit que l’on étudie.
Plus
[1] . Londres Albert, Le Juif errant est arrivé, Paris, 1975 [1e édition : 1929], UGE, pp. 170 à 173.
[2] . « Lhassa », le numéro du Dessous des cartes (10 minutes) consacré, en 2001, au carnet de voyage de Virginie Vaillant, in Victor Jean-Christophe, De l’unité de la Chine ?, Paris, ArteVidéo, 2006.
[3] . Marchal Roland, « Anatomie des guerres en Afrique », Questions internationales, n° 5, 2004, pp. 30-31.
[4] . Saint-Paul Patrick, « Israël remodèle … », op. cit. ; Barthe Benjamin, « Les fouilles archéologiques, outil politique des colons de Jérusalem », Le Monde, 21 février 2008.
[5] . Ibidem.
[6] . Saint-Paul Patrick, « La tension monte sur l’esplanade des Mosquées », Le Figaro, 8 février 2007. Pour le règlement négocié, lire : Barluet Alain, « Accord israélo-arabe sur l’archéologie », Le Figaro, 26 avril 2007.
[7] . Murphy Dan, « Samarra Shrine Attack : less Incendiary now ? », The Christian Science Monitor, June 14, 2007.
[8] . Raghavan Sudarsan, « Ethnic Divide in Iraqi City a Test for Nation », The Washington Post, December 20, 2008.
[9] . Choplin Armelle, Images économiques du monde 2011, Paris, 2010, Colin, p. 270.
[10] . Fauve Adrien, « Astana, nouvelle capitale du Kazakhstan : entre mythe et réalité », Regards sur l’Est, 15 novembre 2007.
[11] . Chopra Anuj, « Burma : A New Capital Rises from the Jungle », ISN Security Watch, October 9, 2007.
[12] . Lors du Grand Schisme d’Occident (1378-1417), la chrétienté occidentale eut deux capitales rivales : Rome et Avignon, et même trois, avec Pise, de 1409 à 1417.
[13] . Marin Anaïs, « Toponymie d’une manie : les villes renommées de Russie », Regards sur l’Est, 15 novembre 2007.
[14] . Little Virginie, « Gdynia, de la naissance à la renaissance », Regards sur l’Est, 15 novembre 2007.
[15] . Ridet Philippe, « Sur fond de révisionnisme, l’Italie réhabilite les villes bâties sous Mussolini », Le Monde, 3 octobre 2008.
[16] . Nicolov Vlady, « Dimitrovgrad : quand l’identité cherche à s’émanciper du symbole », Regards sur l’Est, 15 novembre 2008.
[17] . Bourdeau-Lepage Lise et Benet Gwénaëlle, « Nowa Huta, l’ironie de l’histoire », Regards sur l’Est, 15 novembre 2008.
[18] . « Los Alamos and Arzamas-16 : the “Sister’s Cities“ Relationship », Los Alamos Science, 1996.
[19] . Malenfant Josée, « Projet pharaonique dans la vallée des Rois : la Bulgarie en quête d’un symbole », Regards sur l’Est, 15 juillet 2009.
[20] . Ibidem.
[21] . Forero Juan, « Chavez’s Socialist City Rises », The Washington Post, November 27, 2007.
[22] . Il fut attribué à La Vie d’Émile Zola, de William Dieterle, film qui constituait un vibrant plaidoyer pour la tolérance.
[23] . Pour une étude de la vision occidentale du Tibet, cf. Schell Orville, Virtual Tibet : Searching for Shangri-La from the Himalayas to Hollywood, New York, 2000, Henry Holt, 340 p.
[24] . Wissing Douglas, « Tibet’s True Shangri-La », Forbes, June 19, 2006 ; Gupta Gargi, « A Long Way from Shangri-La », Business Standard, February 16, 2008
[25] . « Saving Shangri-La », The New York Times, November 9, 2004.
[26] . Itiyah Jeremy, « Shangri-La : The Dream that Became a Reality », The Independent, January 30, 2005 ; Charton Franck, « Shangri-La : le paradis du toit du monde », Le Figaro Magazine, 2 avril 2005.
[27] . Goodman Peter S., « China Finds its Shangri-La in Tourism », The Washington Post, September 2, 2002.
[28] . Ford Peter, « It’s Paradise Lost as Tourists Flock to Shangri-La », The Christian Science Monitor, November 29, 2007.
[29] . Hook Leslie, « Shangri-La, or Not », The Wall Street Journal, November 3, 2008
[30] . « Serbie : La “Garde du saint roi Lazar“ veut défendre le Kosovo », Danas, 30 avril 2007, article traduit par Persa Aligrudic et mis en ligne par Le Courrier des Balkans le 2 mai 2007.
[31] . Im Kampf um die deutsche Existenz und das deutsche Recht. Borkowski Jacek, Grunwald, Violent Battle on the Sending the Apostles Day Anno Domini 1410, plaquette sans date et sans éditeur, Château de Malbork, Pologne.
[32] . Keegan John, La Première Guerre mondiale, Paris, 2003 [1e édition, en anglais : The First World War, Londres, 1998, Random House], Perrin, p. 188.
[33] . Borkowski Jacek, op. cit.
[34] . Mustafic Dino, tribune parue dans Oslobodjenje, 31 octobre 2008, traduite par Ina Sokolovic et mise en ligne par Le Courrier des Balkans le 8 novembre 2008.
[35] . Halilovic Jasminko, « La Disparition des Roses de Sarajevo », http://sarajevo-x.com, 31 octobre 2008, traduit par Mariama Cottrant et mis en ligne par Le Courrier des Balkans le 8 novembre 2008.
[36] . Ibidem.
[37] . Berchtold Alfred, Guillaume Tell, résistant et citoyen du monde. Histoire d’un mythe, Genève, 2005, Zoé, 381 p.
[38] . Kuntz Joëlle, « Le Grütli, terre de conspiration et de tumulte », Le Temps, 2 juin 2007 ; Arsever Sylvie, « La prairie des malentendus », Le Temps, 8 juin 2007 ; Tagliabue John, « In Peaceful Switzerland, Trouble at a Historic Meadow », The New York Times, July 23, 2007.
[39] . Jaffrelot Christophe, entretien avec Tincq Henri, Le Monde, 5 août 2007.
[40] . Musseau François, « Ceuta, confetti espagnol dans la ligne de mire d’Al Qaeda », Libération, 13 octobre 2007.
[41] . Debo Angie, A History of the Indians of the United States, 1970, University of Oklahoma Press ; traduction française : Histoire des Indiens des États-Unis, Paris, 1994, Albin Michel, p. 14.
[42] . Amr Hady et Samuels Joel H., « For Jerusalem, Shared Sovereignty », The Washington Post, July 21, 2007.
[43] . Sappenfield Mark, « India Canal Plan Runs into Hindu God », The Christian Science Monitor, September 26, 2007.
[44] . Glaser Antoire-Smith Stephen, Comment la France a perdu l’Afrique, Paris, 2006 [1e édition : Calmann-Lévy, 2005], Hachette-Pluriel, p. 209.
[45] . Hœrner Jean-Michel, Géopolitique du tourisme, Paris, 2008, A. Colin, 196 p.
[46] . Denécé Éric et Meyer Sabine, Tourisme et terrorisme. Des vacances de rêve aux voyages à risques, Paris, 2006, Ellipses, 189 p.
[47] . Johnsen Gregory D., « Attacks on Oil Industry Are First Priority for Al Qaeda in Yemen », Terrorism Focus, February 5, 2008.
[48] . Barluet Alain, « L’étrange diplomatie du tourisme en Corée », Le Figaro, 26 mars 2007.
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