Géographe, spécialiste du Brésil, François-Michel Le Tourneau est directeur de recherche au CNRS, affecté au laboratoire international iGLOBES (CNRS/Université d’Arizona). Ses travaux portent sur l’Amazonie brésilienne et notamment sur les populations isolées et sur les usages traditionnels des territoires. Il a travaillé comme chercheur invité au Centre de Développement Soutenable (CDS) de l’Université de Brasilia (2002 à 2005 et 2008 à 2010). Il organise régulièrement des expéditions géographiques dans des régions isolées d’Amazonie. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur l’Amazonie, notamment "L’Amazonie. Géographie, histoire, environnement" (CNRS éditions, 2019), prix Sophie Barluet du Centre National du Livre en 2019 et prix Eugène Potron de la société de Géographie en 2020. François-Michel Le Tourneau publie « Chercheurs d’or. L’orpaillage clandestin en Guyane française », CNRS éditions. Propos recueillis par Jeanne Durieux, étudiante en troisième année d’histoire à la Sorbonne Université (Paris IV).
Cet entretien avec François-Michel Le Tourneau éclaire la vie des chercheurs d’or qui pratiquent l’orpaillage clandestin en Guyane française, en Amérique latine. L’exploitation illégale de cette ressource révèle combien un monde parallèle se joue ici des frontières et de la souveraineté françaises sur certaines parties de ce territoire situé au Nord du Brésil et à l’Est du Surinam. En Guyane française, les « garimpeiros » acteurs à l’origine du système de l’orpaillage clandestin ou qui en profitent directement ne sont pas des acteurs guyanais. Le terme « garimpeiros », sous-entend en effet un vrai système aux composantes multiples, à la fois économiques, sociales et culturelles, créé au Brésil et qui étend ses ramifications dans l’Amazonie brésilienne, en Guyane française, au Suriname, et jusqu’en Bolivie.
François-Michel Le Tourneau publie « Chercheurs d’or. L’orpaillage clandestin en Guyane française », CNRS éditions. Un livré né d’un partenariat original noué entre le géographe, spécialiste de l’Amazonie, et les Forces armées de Guyane. Il répond aux questions de Jeanne Durieux pour Diploweb.com.
Jeanne Durieux (J. D. ) : Quelles sont les idées fausses à bannir sur les garimpeiros (les orpailleurs clandestins), notamment dans l’imaginaire collectif qui fait d’eux des criminels ou des voleurs ? Comment eux se perçoivent-ils ?
François-Michel Le Tourneau (F.-M. L. T.) : Les clichés qui ont la peau dure concernent notamment la vision qui fait des orpailleurs des damnés de la forêt, obligés de travailler pour des patrons esclavagistes. Cette vision propage l’image d’ouvriers alcooliques qui vivent dans le garimpo car ils ne peuvent plus en sortir. En réalité, les garimpeiros vont pour la plupart d’entre eux dans la forêt parce qu’ils le veulent bien, pour gagner leur fortune ou leur vie. Leur but n’est pas que chimérique : en l’occurrence, ces garimpeiros se basent sur des exemples concrets de personnes qu’ils ont pu côtoyer dans leur vie quotidienne, et qui ont réussi à s’enrichir – au moins temporairement - grâce au système du garimpo.
En outre, il faut arrêter d’associer systématiquement orpaillage clandestin et grande criminalité : cela ne veut pas dire qu’il n’existe aucune criminalité au sein du milieu garimpo, mais le garimpo n’est pas l’expression de la mafia. Il existe bien une interface entre les deux milieux, mais leur identité n’est pas commune.
Les orpailleurs se considèrent avant tout comme des travailleurs, et non pas comme des bandits, bien que ce slogan soit valide seulement jusqu’à un certain point puisqu’ils exercent souvent leur activité de manière clandestine dans des zones où elle est interdite. Les garimpeiros considèrent que leur légitimité à extraire l’or est supérieure à toutes les autres. L’or est dans la terre, et la raison d’être de l’orpailleur est de l’en arracher.
La perception que les Brésiliens ont des orpailleurs diffère en fonction des parties du pays. Dans le Sud, les populations n’ont en général jamais vu un garimpeiro en chair et en os. Ils ne connaissent les orpailleurs clandestins que par l’image qu’en peint la presse. En conséquence, il y a chez eux ceux qui considèrent que les orpailleurs sont des destructeurs de la nature qu’il faut arrêter, et ceux qui considèrent que les orpailleurs contribuent à la richesse du Brésil et qu’il faut les laisser faire. En Amazonie, en revanche, une grande partie de la population est en contact avec des orpailleurs, qu’ils travaillent en Guyane française ou en Amazonie brésilienne. Là encore, les positions sont assez divisées. Il y a d’un côté ceux qui disent que l’orpaillage clandestin est un travail comme un autre, et vont jusqu’à aller protester contre les règles environnementales qui tendent à limiter l’orpaillage, et les autres, qui se placent de l’autre côté de la barrière et contestent l’activité des garimpeiros en raison de leur impact écologique ou sur les populations locales.
J. D. : Vous dites que les orpailleurs clandestins se présentent comme « une force informelle et spontanée dans un système dichotomique qui les oppose à un secteur minier normé et contrôlé par l’Etat » (p. 24). En conséquence, peut-on affirmer que le
garimpo est un véritable monde parallèle, presque en autarcie, plus qu’un milieu marginal, mais qui étend ses racines dans la société ?F.-M. L. T. : Le milieu du garimpo n’est pas autarcique. Les travailleurs clandestins proviennent de la société brésilienne, et y retournent régulièrement pour la plupart. Le garimpo peut devenir un vrai mode de vie pour certains, mais le plus souvent les liens avec la société brésilienne se maintiennent. Pour beaucoup de cas, les garimpeiros quittent leur costume d’orpailleurs clandestins et redeviennent « monsieur tout le monde », dès qu’ils regagnent leur vie quotidienne.
En outre, le milieu du garimpo est un véritable monde passerelle : en effet, le produit de l’orpaillage n’a de valeur qu’à partir du moment où il est réinséré dans le système économique formel. Et, en parallèle, il faut bien établir un pont pour faire transiter les biens produits par la société formelle, vers la société informelle que représente le monde du garimpo. Il existe donc des attaches certaines entre le garimpo et la société formelle, qui contrecarre l’image d’un garimpo autarcique qui aurait les caractéristiques d’un véritable monde parallèle. Le monde du garimpo est donc plutôt une sorte de branche parallèle de la société formelle, connectée à cette dernière en amont et en aval.
J. D. : Alors même qu’on semble manquer de chiffres globaux exacts pour quantifier la quantité d’or extraite illégalement en Guyane, peut-on parler d’économie souterraine pour qualifier l’économie du garimpo ?
F.-M. L. T. : Une économie souterraine, notamment dans le cas du trafic de drogue, est une économie qui est pratiquée par des acteurs locaux, implantés dans le territoire concerné. En ce qui concerne la Guyane française, le garimpo génère un type d’économie tout à fait particulier : le gros de l’économie est implanté à l’Ouest, au Suriname, où le système garimpo a pignon sur rue. On y trouve notamment partout des magasins pour acheter et revendre l’or extrait, se procurer des provisions, du matériel... Cette machine économique qui provient du Suriname projette ensuite ses ramifications sur le territoire de Guyane française, faisant du système du garimpo un système supranational qui transcende les frontières – d’autant qu’une partie importante des profits est in fine rapatriée au Brésil par les orpailleurs par le biais de leur rémunération. En conséquence, sauf dans de rares cas, en Guyane française, les acteurs à l’origine du système ou qui en profitent directement ne sont pas des acteurs guyanais. Cette configuration originale ne permet pas de qualifier l’économie du garimpo de souterraine si on parle de la Guyane, ce qui n’empêche qu’elle est clandestine et informelle.
J. D. : Vous parlez des indiens Yanomani qui ont connu un véritable ethnocide dans l’État du Roraima au Brésil. Comment qualifier les relations que les
garimpeiros entretiennent avec les populations locales amérindiennes ?F.-M. L. T. : D’un point de vue strictement ontologique, il existe une réelle opposition entre les deux mondes. Et, en effet, les associations amérindiennes s’opposent à l’orpaillage sur le plan politique. Sur le terrain, la situation est bien plus complexe : les deux milieux se côtoient, et ne peuvent se permettre dans la plupart des situations une guerre continuelle : les deux parties tentent donc respectivement d’obtenir les faveurs de l’autre.
Il peut dès lors y avoir des arrangements locaux, mais ces arrangements ne durent jamais très longtemps. Si certaines populations amérindiennes parviennent à maintenir un certain contrôle des orpailleurs sur leur territoire, quitte à risquer de les affronter frontalement si besoin, ces cas restent des épiphonèmes. Dans la plupart des cas, les orpailleurs se montrent généralement plutôt généreux lorsqu’ils se sentent en situation de faiblesse vis-à-vis des populations locales, pour s’attirer leur amitié ou au moins gagner leur tolérance. Néanmoins, l’afflux d’orpailleurs sur les zones d’exploitation dès qu’elles sont prometteuses inverse le rapport de force, et les orpailleurs se conduisent alors de manière au mieux indifférente et au pire oppressive vis-à-vis des villages situés à proximité. En conséquence, les rapports ne sont que peu apaisés. Dans le cas des Indiens Yanomani, la situation est redevenue aujourd’hui à ce qu’elle était dans les années 1990, durant lesquelles l’arrivée massive des orpailleurs dans leur territoire avait eu un impact épidémiologique et écologique dramatique, et provoqué des conflits violents entre les deux populations. Les rapports entre les orpailleurs clandestins et les Yanomani sont, aujourd’hui encore, extrêmement tendus.
Il existe effectivement une identité commune à la population des garimpeiros. Si on utilise le terme « garimpeiros », on sous-entend en effet un vrai système aux composantes multiples, à la fois économiques, sociales et culturelles, créé au Brésil et qui étend ses ramifications dans l’Amazonie brésilienne, en Guyane, au Suriname, jusqu’en Bolivie.
J. D. : Vous soulignez un vrai paradoxe entre la législation fédérale qui règlemente strictement l’orpaillage au Brésil, et les autorités locales qui soutiennent les
garimpeiros , conscientes de leur apport à l’économie locale. Face à cette ambivalence, quel avenir pour les garimpeiros dans la société ?F.-M. L. T. : Sur le plan de la législation brésilienne, il faut effectivement bien comprendre que l’orpaillage n’est pas interdit, mais strictement encadré. Néanmoins, les zones dans lesquelles l’orpaillage est autorisé n’intéressent dans la plupart des cas pas les orpailleurs, qui sont plus attirés vers les zones interdites d’exploitation comme les territoires amérindiens, et se placent dès lors dans une situation d’illégalité. Mais si, sur le plan théorique, la législation fédérale s’impose à tous sans compromis, la réalité est autre. Les autorités locales sont tentées de fermer les yeux ou de négocier des accords plus ou moins informels pour ne pas se mettre à dos les orpailleurs et ceux qui les soutiennent, car ils constituent un groupe important d’électeurs en Amazonie. Cela explique en partie la persistance de l’orpaillage dans de nombreuses régions.
Par ailleurs, les administrations et les actions du gouvernement fédéral brésilien qui ont trait à la protection de l’environnement ont vu leur financement extrêmement réduit par le gouvernement Bolsonaro. Cette limitation de leur action est considérée par les orpailleurs clandestins comme un feu vert. La police fédérale continue bien à lancer des opérations visant à déloger les orpailleurs clandestins, mais le président et plusieurs de ses ministres affichent ouvertement leur soutien à l’orpaillage et ils ont fait comprendre implicitement qu’ils allaient réduire toutes les actions destinées à le contrecarrer.
Le gouvernement brésilien est bien conscient qu’il se situe dans une impasse car la loi est la loi. Il cherche donc à changer celle-ci et à autoriser d’une manière ou d’une autre les activités d’orpaillage là où elles sont interdites aujourd’hui. Il cherche à profiter du projet de loi destiné à réglementer l’ensemble des activités minières dans les territoires amérindiens, par exemple en considérant que ce qui vaudra pour les grandes entreprises vaudra aussi pour les orpailleurs. Il est évident que cette loi affirmera que les activités minières, orpaillage compris, se seront possibles que si les populations amérindiennes qui habitent le territoire convoité sont d’accord. Cela étant la question sera de savoir qui parlera légitimement au nom des populations en question. Les modes de décision et de délibération des Amérindiens seront-ils respectés ? On peut en douter et il sera toujours facile de trouver l’un ou l’autre individu qui sera présenté comme un « chef » ou un « cacique » autorisant les activités, même si celui-ci n’a aucune légitimité.
J. D. : Peut-on parler d’une identité commune
garimpeiros ?F.-M. L. T. : Il existe effectivement une identité commune à la population des garimpeiros. Si on utilise le terme « garimpeiros », on sous-entend en effet un vrai système aux composantes multiples, à la fois économiques, sociales et culturelles, créé au Brésil et qui étend ses ramifications dans l’Amazonie brésilienne, en Guyane, au Suriname, jusqu’en Bolivie. Les membres de ce système « garimpo » parlent la même langue, connaissent les mêmes rapports de travail entre patron et ouvrier, la même façon de partager les bénéfices, les mêmes techniques, les mêmes modes d’approvisionnement… On peut parcourir deux mille kilomètres entre deux zones d’orpaillage et retrouver le même mode de fonctionnement.
Cette identité commune, en réseau, est un des facteurs de la résilience du système du garimpo malgré les interventions des autorités, notamment en Guyane française.
Bonus. Podcast, Planisphère. L’ Amazonie, un monde en partage ? Avec H. Théry sur RND
Super bonus : le podcast et sa synthèse rédigée
J. D. : Vous rapportez le témoignage de
garimpeiros qui soulignent qu’il est « difficile d’en sortir ». Que dire de la réinsertion sociale post- garimpo ?F.-M. L. T. : Il existe pour moi deux catégories d’orpailleurs. La première catégorie est celle des intermittents. Elle concerne les individus qui pénètrent dans le système de l’orpaillage avec un objectif, et les individus qui pratiquent l’orpaillage en parallèle d’une autre activité. Ces populations savent pourquoi elles sont là, bien qu’elles ne connaissent pas la durée exacte de leur séjour dans le monde de l’orpaillage clandestin. Elles n’ont pas pour objectif d’y rester, considèrent leur situation comme temporaire, et en conséquence, ne se perdent pas dans le milieu du garimpo. Là encore est décrédibilisé le cliché de l’orpailleur alcoolique qui ne sortira jamais du système piégeur du garimpo : en véhiculant ces images, on oublie les individus qui viennent en forêt avec un objectif précis, qui accomplissent ce même objectif et s’en retournent ensuite.
La deuxième catégorie concerne les individus pour qui le garimpo devient plus qu’une activité, mais un véritable mode de vie. Ces populations connaissent plus de difficulté, voire l’impossibilité de se réinsérer dans la société formelle. Leur vie se fait souvent par cycles, avec des retours au Brésil et des réinsertions souvent ratées, puis des retours dans les zones d’orpaillage. Ils ne rompent jamais leurs attaches dans le milieu du garimpo, mais en même temps ils ont aussi souvent encore des attaches familiales en dehors.
Les deux cas de figures existent donc et se côtoient, et contribuent à nuancer la vision traditionnelle de l’orpailleur clandestin.
Voir aussi sur Diploweb l’article de Stéphane Granger, "La Guyane, collectivité française et européenne d’outre-mer entre plusieurs mondes"
Copyright Décembre 2020-Le Tourneau-Durieux/Diploweb.com
Plus :
. François-Michel Le Tourneau, « Chercheurs d’or. L’orpaillage clandestin en Guyane française », CNRS éditions. Sur Amazon
4e de couverture
Depuis le début des années 2000, l’orpaillage illégal est massivement présent en Guyane et se montre, malgré un impressionnant dispositif de lutte, remarquablement résilient. Pour tenter de juguler le phénomène et ses désastreuses conséquences environnementales, un partenariat original a été noué entre le géographe François-Michel Le Tourneau, spécialiste de l’Amazonie, et les Forces armées de Guyane, dans le but d’étudier le monde parallèle des garimpeiros, ces chercheurs d’or. Mais comment gagner leur confiance ? Comment s’enquérir de leurs pratiques illégales ? Il faut faire preuve d’une honnêteté et d’une transparence sans failles, afficher immédiatement l’objectif, prouver que l’on connaît le terrain, et y revenir sans cesse.
Voici, quatre ans plus tard, le résultat de cette enquête inédite. Après avoir brossé un panorama de l’histoire et de la géographie de l’or en Amazonie, et fait un tour d’horizon des techniques d’extraction et des voies de commercialisation, l’auteur dresse le portrait de ces chercheurs d’or : qui sont-ils ? d’où viennent-ils ? Quels sont les principes qui régissent leur société parallèle et comment se déroule leur vie dans la forêt ?
Ce livre nous entraîne au cœur de la Guyane, peuplé non pas seulement de jaguars ou de tapirs, mais aussi de garimpeiros, patrons de chantiers ou simples ouvriers, de colporteurs et colporteuses, d’épiciers, de cantinières, de logisticiens, de bistrotiers, de prostituées ou encore de missionnaires évangéliques…
L’auteur : Spécialiste de l’Amazonie brésilienne, François-Michel Le Tourneau est géographe, directeur de recherche au CNRS.
SAS Expertise géopolitique - Diploweb, au capital de 3000 euros. Mentions légales.
Directeur des publications, P. Verluise - 1 avenue Lamartine, 94300 Vincennes, France - Présenter le site© Diploweb (sauf mentions contraires) | ISSN 2111-4307 | Déclaration CNIL N°854004 | Droits de reproduction et de diffusion réservés
| Dernière mise à jour le mardi 3 décembre 2024 |