Doctorante à l’Institut Français de Géopolitique (IFG, Université Paris 8) et Rédactrice-Cartographe pour Diploweb.com depuis septembre 2014.
Voici une analyse géopolitique des réserves indiennes urbaines au Canada. Une recherche novatrice appuyée sur une carte commentée. C. Bezamat-Mantes démontre que la présence autochtone en ville s’est matérialisée sous des formes différentes à travers le temps. Elle a d’abord été le fait d’individus, suivis par des institutions autochtones sociales et politiques, puis par les gouvernements des Premières Nations eux-mêmes. Carte grand format en pied de page.
Le 30 août 2019, le gouvernement fédéral canadien signe un accord avec sept Premières Nations [1] du Manitoba pour leur transférer une immense propriété située au cœur de Winnipeg – la capitale et plus grande ville de la province du Manitoba. Le transfert aux Premières Nations de l’ancienne base militaire abandonnée des Kapyong Barracks intervient après plus d’une décennie de conflit judiciaire entre ces gouvernements autochtones et le gouvernement fédéral. La victoire des sept Premières Nations du Traité n°1 [2] et leur obtention de ce terrain de grande valeur illustrent une nouvelle stratégie territoriale de certains gouvernements autochtones : la création de réserves indiennes [3] urbaines [4].
Cette stratégie territoriale peut paraître surprenante. En effet, nous entendons généralement parler des Autochtones – du Canada, des Etats-Unis, du Brésil, d’Australie… – lors de mobilisations contre des projets pouvant menacer l’environnement : pipelines, barrages hydro-électriques, exploitation forestière... Ainsi, on associe bien souvent Autochtones et « Nature ». Or, en 2019, nombreux sont les Autochtones qui vivent en ville et n’ont jamais habité sur une réserve indienne, dont la majorité est située en milieu rural. Le terme « autochtone » englobe trois catégories reconnues par le gouvernement fédéral canadien. Les Membres des premières nations représentent 58,38% des peuples autochtones, les Métis 35,10% et les Inuits 3,89%. Les peuples autochtones représentent 4,76% de la population totale du Canada.
Plus de la moitié des Autochtones canadiens habitent dans une aire urbaine de plus de 30 000 habitants [5]. La ville est donc un territoire qui a aussi été approprié par les Autochtones.
Winnipeg, la capitale du Manitoba, qui a la population autochtone la plus importante de tout le Canada, nous permettra de montrer que la présence autochtone en ville s’est matérialisée sous des formes différentes à travers le temps : elle a d’abord été le fait d’individus (I), suivis par des institutions autochtones sociales et politiques (II) puis par les gouvernements des Premières Nations eux-mêmes (III).
La présence d’individus d’identité autochtone [6] en ville est un phénomène relativement récent à Winnipeg, comme dans le reste du Canada. Bien que la capitale du Manitoba ait été historiquement un lieu de rencontre important pour le commerce autochtone – particulièrement à la confluence des rivières Rouge et Assiniboine, appelée la Fourche – les membres des Premières Nations et leurs gouvernements ont longtemps été exclus des villes. En effet, suite à la « Rébellion » du Nord-Ouest de 1885, le gouvernement fédéral met en place un système illégal de laissez-passer, confinant les membres des Premières Nations sur les réserves indiennes. Associé à une politique d’expropriation des réserves indiennes dans ou près des zones urbanisées au début du XXe siècle, ce système conduit à l’exclusion quasi-totale des Autochtones et de leurs gouvernements des villes et villages, les cantonnant ainsi aux espaces ruraux. A partir des années 1940, la fin du système de laissez-passer puis des amendements à la Loi sur les Indiens (1951) mettent fin à ce cantonnement rural. Un nombre croissant de membres des Premières Nations quittent alors les réserves pour la ville. Winnipeg, qui ne compte que 210 Autochtones en 1951 (moins de 0,09 % de la population), a aujourd’hui la population autochtone la plus importante de tout le pays. La capitale manitobaine compte en effet près de 85 000 individus se déclarant comme autochtones, soit environ 12,2 % de la population totale de la ville. Ces nouveaux arrivants se concentrèrent dans le centre-ville, la partie la plus ancienne de la ville, là où le bâti était le plus dégradé et donc les loyers les moins chers. Aujourd’hui encore, c’est dans la zone au nord de la Fourche que se concentrent les habitants autochtones de Winnipeg. Cette zone est également la plus défavorisée de la capitale manitobaine : les revenus médians par foyer y sont environ la moitié de ceux de la ville dans son ensemble [7].
L’augmentation de la population autochtone de la ville a conduit à l’implantation de nombreuses organisations autochtones. La première de ces organisations est le Centre d’amitié des Indiens et des Métis, créé en 1952. Il est destiné à aider les Autochtones à s’adapter à la vie urbaine, par exemple circuler dans le système de transports en commun ou trouver un logement ou un emploi. Des années 1960 aux années 1980, d’autres instances, cette fois de représentation politique, voient le jour. Cinq institutions subsistent aujourd’hui et ont des bureaux à Winnipeg : l’Organisation des Chefs du Sud, Manitoba Keewatinowi Okimakanak, l’Assemblée des Chefs du Manitoba, le Conseil autochtone de Winnipeg et le bureau manitobain de l’Assemblée des Premières Nations. Elles sont toutes localisées dans le centre-ville, où l’on trouve également les bureaux des gouvernements non-autochtones (branche régionale du Ministère fédéral des Affaires autochtones et du Nord Canada, Palais législatif du Manitoba, Hôtel de Ville). Des organisations communautaires, telles que le mouvement « Meet Me at The Bell Tower » ou encore la « Bear Clan Patrol », tous deux destinés à améliorer la sécurité dans les quartiers du centre-ville, s’y sont également implantées plus récemment (2014 et 2015 respectivement).
L’augmentation de la population autochtone et l’implantation de nombreuses organisations politiques et communautaires à partir des années 1950 constituèrent ainsi une rupture par rapport à la période de cantonnement des Autochtones sur les réserves. Toutefois, les gouvernements des Premières Nations, souverains sur leurs terres de réserve, restaient les grands absents des villes. Avec le règlement des revendications territoriales issues des Traités à partir de 1994, la situation change. Les divers accords passés par le gouvernement fédéral et de nombreuses Premières Nations du Manitoba permettent en effet à ces dernières d’étendre leurs terres de réserve où elles le souhaitent. A partir du début des années 2000, certaines de ces Premières Nations mettent alors en place une stratégie inédite dans cette province : acheter des terrains dans ou près des villes afin de créer des réserves indiennes urbaines [8]. Ces nouvelles réserves sont destinées dans leur grande majorité à une fonction économique. Pour la première fois depuis les débuts de la colonisation intensive dans les Prairies, les gouvernements des Premières Nations retrouvent grâce aux réserves urbaines une place en ville en tant qu’entités souveraines. La première de ces nouvelles réserves dans la ville de Winnipeg voit le jour en 2013. Depuis, plusieurs projets de réserves ont émergé, dont les deux plus importants sont localisés sur l’hippodrome d’Assiniboia Downs (Première Nation de Peguis) et sur l’ancienne base militaire des Kapyong Barracks (sept Premières Nations du Traité n°1). Ces deux futures réserves urbaines, d’une superficie cumulée d’environ 105 hectares (soit plus que le 2e arrondissement de Paris, France), représentent l’accomplissement d’une stratégie territoriale inédite et une nouvelle ère de l’urbanité autochtone à Winnipeg.
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Titre du document : Carte. Au Canada, des formes différenciées d’urbanité autochtone Cliquer sur la vignette pour agrandir cette carte : Au Canada, des formes différenciées d’urbanité autochtone. L’exemple de Winnipeg, la capitale du Manitoba. Conception et réalisation Charlotte Bezamat-Mantes pour Diploweb.com. Document ajouté le 11 février 2020 Document JPEG ; 447287 ko Taille : 1024 x 769 px Visualiser le document |
Une analyse géopolitique des réserves indiennes urbaines au Canada. Une recherche innovante appuyée sur une carte.
[1] Les Premières Nations sont l’un des trois peuples autochtones reconnus au Canada, avec les Métis et les Inuits, et constituent un ordre de gouvernement au sein de la fédération canadienne, avec le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux et territoriaux.
[2] Le Traité n°1 est le premier des 11 Traités Numérotés signés par le gouvernement fédéral et des dizaines de Premières Nations. Elles permirent au Canada d’étendre la colonisation, en l’échange notamment de la création de réserves indiennes.
[3] La Loi sur les Indiens (1985) définit une réserve comme suit : « Parcelle de terrain dont Sa Majesté (représentée par le gouvernement fédéral) est propriétaire et qu’elle a mise de côté à l’usage et au profit d’une bande (le gouvernement d’une Première Nation) ». Les réserves indiennes sont donc des terres publiques, dont les Premières Nations n’ont en quelque sorte que l’usufruit et dont le titre est détenu par le Canada.
[4] Les réserves indiennes urbaines sont des réserves situées dans une municipalité urbaine ou dans une municipalité rurale adjacente à une municipalité urbaine.
[5] Aboriginal peoples in Canada : Key results from the 2016 Census, 25 octobre 2017.
[6] « Identité autochtone » désigne des personnes qui sont Premières Nations (Indiens de l’Amérique du Nord), Métis ou Inuk (Inuit) et/ou les personnes qui sont des Indiens inscrits ou des traités (aux termes de la Loi sur les Indiens du Canada) et/ou les personnes membres d’une Première Nation ou d’une bande indienne. Dictionnaire, Recensement de la population, 2016.
[7] Ville de Winnipeg, Neighborhood Cluster Profiles, 2016.
[8] La toute première réserve urbaine du Canada est créée en 1988 par la Nation Crie de Muskeg Lake, dans la ville de Saskatoon (Saskatchewan).
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