Géopolitique de l’Arctique. La menace à la sécurité dans l’océan Arctique n’est pas militaire. La menace la plus probable est le naufrage d’un navire (peut-être un pétrolier), ce qui aurait des conséquences majeures dans la région et, à cause des courants marins, ailleurs dans le monde, surtout en Europe. Un accident de ce genre aurait des conséquences sur la capacité des systèmes de secours et de sauvetage et d’assainissement de l’environnement. Cette capacité étant très limitée, l’objectif des pays riverains devrait être de renforcer mutuellement – et avec d’autres – la coopération et la coordination de leurs systèmes de suivi, de prévention et d’intervention. Il serait utile de nous concentrer sur le développement de la capacité de réagir aux problèmes environnementaux éventuels.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le diploweb.com est heureux de publier un article du Professeur Peter Harrison, "Le Canada, pays nordique, pays arctique", publié dans le n°47 du Bulletin d’études de la Marine, publié par le Centre d’enseignement supérieur de la Marine (Paris, Ecole militaire), janvier 2010, pp. 57-62.
Cet article est illustré de trois cartes.
L’AVENIR DE LA RÉGION ARCTIQUE frappe l’imagination mondiale. .
Jamais il n’y a eu un intérêt si fort et une inquiétude si profonde pour une partie du globe si lointaine.
La question de l’évolution de l’Arctique et de ses conséquences est très complexe. De plus, les informations étant limitées et discontinues (et les analyses scientifiques non exhaustives), la base de connaissance est encore très réduite. L’Année polaire internationale récente (2007-2009) devrait aider à combler ces déficits scientifiques (quand les résultats seront publiés) et à souligner le rôle des deux pôles dans les systèmes climatiques et physiques du globe. Mais, de toute évidence, l’intérêt mondial est antérieur à ces efforts scientifiques récents et directement lié à une compréhension plus approfondie par la population des résultats directs du réchauffement planétaire. Pour simplifier, disons que les études montrent que la cryosphère (la banquise, la glace, le pergélisol) change beaucoup plus rapidement que les analyses et les prévisions ne l’annonçaient, même les plus récentes.
Il est clair que les régions polaires, individuellement et de concert, jouent un rôle planétaire beaucoup plus large que ce que l’on croyait, même il y a peu de temps. Mais ce rôle et cette interdépendance ne sont pas directement transférables aux politiques nécessaires pour relever les défis polaires. À la base, l’Antarctique est un continent couvert de glace, entouré par un océan et qui n’est pas habité de façon permanente. L’Arctique est exactement le contraire – c’est un océan couvert de glace, entouré de cinq pays souverains (cf. carte 1 [1]), et habité et peuplé depuis des millénaires. L’Arctique canadien en particulier n’est pas la terra nullius ni la terra incognita des explorateurs européens (et autres) du XIXe siècle et du début du XXe. Ne pas reconnaître ces différences fondamentales entre les deux régions polaires pourrait nous amener à des conclusions et propositions inappropriées.
L’objectif de cet article est de présenter un résumé de cette situation complexe dans le contexte canadien et de réfléchir aux défis et possibilités qui attendent le Canada dans ses régions arctiques et nordiques.
Plus de 30 % de l’Arctique (hors haute mer) se trouvent au Canada et 40 % du territoire canadien dans l’Arctique. Les trois territoires nordiques canadiens – le Yukon, les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut – ont presque la même superficie que l’Union européenne.
Il est évident que les changements environnementaux que nous observons dans l’Arctique sont d’une importance et d’une priorité centrales pour le gouvernement du Canada, ainsi que pour les citoyens qui habitent les régions nordiques. Ceci nous amène à faire une distinction géopolitique majeure. Pour les pays non arctiques, les questions liées à l’Arctique sont, soit scientifiques, soit de politique étrangère. Pour le Canada, ces dimensions existent aussi, mais dans un contexte de politique intérieure. L’équilibre entre les besoins intérieurs – y compris les droits des peuples autochtones et le rôle des territoires dans un système fédéral – et la politique étrangère ajoute un niveau de complexité qui n’existe pas ailleurs. Il est donc très important de comprendre que, dans le contexte canadien, tous les aspects décisionnels et politiques qui concernent l’Arctique sont regardés à travers le prisme de l’intérêt national” et du bien être et de la durabilité du territoire. Il n’y a rien d’étrange dans cette situation puisque toute administration nationale est obligée, de par sa nature, de veiller aux intérêts de ses citoyens et de sauvegarder l’intégrité de son territoire. Ces jours-ci, il est beaucoup question de la “gouvernance” de l’Arctique. Sur le plan intérieur, le gouvernement du Canada étudie la question depuis des décennies. Depuis au moins 30 ans, il y a une évolution tranquille et continue de la gouvernance du Grand Nord canadien qui est très mal connue des Canadiens, et encore moins hors du Canada. On s’est entendu sur une série de revendications territoriales – par les Premières Nations (amérindiennes) et les Inuits (Esquimaux) – dont la superficie équivaut à celle de l’Union européenne. Ces accords prévoient en général des paiements directs à chaque groupe et, ce qui est peut-être le plus important pour l’avenir, leur octroient des droits sur les terres et le contrôle des accès aux ressources terrestres et maritimes. Et surtout, en 1999, fut créé le Territoire du Nunavut à la suite d’un accord négocié avec les Inuits de l’Arctique de l’Est en 1993 [2].
Ces changements sont essentiels à la compréhension de la position canadienne vis-à-vis des affaires arctiques. Premièrement, la région n’est pas vide. La migration et les échanges économiques à travers l’Arctique canadien existent depuis des millénaires (par exemple, les migrations des Thulés au XIIIe siècle et pendant tout le Moyen Âge). Deuxièmement, les droits inhérents des peuples autochtones sont au premier plan national depuis fort longtemps. Dans la plupart des cas, les différends ont été résolus, et ces droits sont maintenant protégés par la Constitution canadienne.
Troisièmement, la création d’un nouveau gouvernement “public” dans la fédération – le Nunavut, administré selon les normes et traditions communautaires des Inuits – accorde un niveau de responsabilité et de “gouvernance” à une région de l’Arctique, ce qui est un exemple très intéressant et instructif pour les autorités ailleurs dans le monde qui voudraient répondre aux besoins politiques de régions (et de peuples) en particulier. Finalement, le système de contrôle des accès aux régions arctiques canadiennes n’est plus comme autrefois ; une “ruée vers les ressources” est tout à fait impossible, non seulement grâce à la réglementation fédérale, mais aussi aux contrôles effectués par les gens qui vivent sur place.
Le défi nordique intérieur est toujours un sujet central dans les décisions politiques du gouvernement du Canada, bien qu’il y ait eu des périodes de vaches maigres pendant lesquelles les priorités du Nord ont été quelque peu négligées. Pour la première fois en plusieurs années, le Premier ministre du Canada (Stephen Harper) et son gouvernement ont remis l’accent sur les régions nordiques et arctiques du Canada. Au souci de veiller à ce que la souveraineté dans le Grand Nord soit protégée, s’est ajouté un besoin d’investir dans tout un ensemble d’infrastructures communautaires, scientifiques et militaires, dont une nouvelle station de recherche dans le haut Arctique [3] qui sera mise à la disposition des scientifiques du monde entier.
La récente “Stratégie canadienne pour le Nord” [4] repose sur quatre piliers, à savoir :
. la protection du patrimoine naturel ;
. la promotion du développement économique et social ;
. la démonstration de la souveraineté canadienne ;
. l’amélioration et le transfert des pouvoirs et de la gouvernance dans les territoires et aux peuples autochtones.
Plusieurs programmes et investissements majeurs ont été mis en place, surtout dans le récent budget fédéral de “stimulation”,
mais ce n’est pas l’objectif de cet article que de passer en revue toutes ces mesures. (Le lecteur peut consulter ces informations sur le site internet du ministère des Affaires indiennes et du Nord-Canada [5].)
Comme le montre la première carte, le Canada a plusieurs voisins arctiques : les États-Unis, le Danemark (Groenland) et, peut-être un jour (avec la dorsale Lomonosov), la Russie. Par mesure de bon voisinage, il est parfois nécessaire de “repeindre la clôture”, c’est-à-dire de clarifier les frontières entre les États. Il est important de souligner qu’aucun État ne conteste la compétence et la souveraineté du Canada sur les terres arctiques canadiennes. Il y a une exception intéressante (et même un peu surréaliste) : le cas de l’île canadienne de Hans qui est maintenant revendiquée par le Danemark. L’île de Hans se trouve dans le chenal Kennedy, détroit de Nares, entre la terre de Baffin et le Groenland. La localisation de la frontière maritime est déjà réglée. Il reste à définir la frontière terrestre sur une île qui ne fait que… 1,3 km2.
Il va sans dire que les discussions diplomatiques entre le Canada et le Danemark sont tempérées et très cordiales.
Les grandes questions frontalières dans l’Arctique canadien sont de nature maritime ; il y en a deux et, même ici, des discussions diplomatiques cordiales ont été entamées depuis fort longtemps (pour mettre cette situation en perspective, il y a actuellement environ 400 cas où des pays voisins se disputent la localisation d’une frontière maritime commune).
. Dans la mer de Lincoln
Entre les extrémités nord de la terre de Baffin et du Groenland, il y a deux petites zones où la frontière maritime doit être clarifiée sur le plan purement technique (définition géodésique et précision des points et lignes de base). La résolution de ces questions est imminente.
. Dans la mer de Beaufort
La situation est un peu plus compliquée et les enjeux plus graves. En 1835, le Royaume-Uni et la Russie avaient élaboré et signé un traité (rédigé en français) qui définissait la frontière terrestre entre ce qui est maintenant le Canada et l’Alaska [6]. Cette frontière suit le méridien 141° ouest “jusqu’à la limite de la mer glacée”. Pour le Canada, ce langage dit clairement que la frontière (le long du méridien) se prolonge dans la mer de Beaufort (principe sectoriel). D’après l’interprétation des États-Unis, qui acceptent le traité, la frontière maritime doit être définie selon le principe de l’équidistance.
Cette différence de points de vues crée un “triangle” disputé – une zone très riche en hydrocarbures. Jusqu’à maintenant, chaque fois que les États-Unis proposent la vente de permis de forage (pétrole) dans cette zone, le Canada s’y oppose, et les sociétés pétrolières ne réagissent pas. Il se peut que la situation passionne bientôt un peu plus l’opinion publique. Durant sa dernière semaine comme président, George Bush a publié une directive sécuritaire présidentielle sur l’Arctique dans laquelle il signale l’intention des États- Unis de reprendre les négociations sur le statut de cette frontière [7]. La nouvelle administration américaine n’a pas encore indiqué sa politique sur cette question (mais il est rare qu’une directive sécuritaire présidentielle soit modifiée en profondeur.)
Le passage du Nord-Ouest fait partie des rêves communs des sociétés européennes depuis des siècles. Trouver ce passage vers l’Orient, et vers la Chine en particulier, a été l’objectif de plusieurs dynasties royales, de commerçants, d’investisseurs et d’explorateurs courageux (et parfois inexpérimentés). Cette quête a consommé beaucoup d’argent et, surtout, réclamé de nombreuses vies. En bref, la recherche du passage du Nord-Ouest était – et est toujours – mythique, et même romantique. Mais il y a d’autres mythes dont il faut tenir compte. Le premier est que ce passage était “à trouver”, ce qui implique qu’il était “perdu”. Or, il était simplement inconnu des Européens. Il existe de nombreuses preuves montrant que les peuples proto-esquimaux, les Dorsets, les Thulés et leurs descendants inuit, utilisaient ce passage (comme ils le font encore) non seulement pour leur survie (nourriture, habitations), mais aussi comme une voie commerciale. (On a même trouvé des signes anciens d’échanges commerciaux entre les Thulés canadiens et les Vikings au Groenland) [8]. Si seulement le capitaine Franklin leur avait demandé son chemin… On croit aussi à tort qu’il n’y a qu’un passage. En réalité, plusieurs chenaux autour de l’archipel arctique canadien pourraient un jour être ouverts à la circulation maritime. Chacun a ses caractéristiques morphologiques (bathymétrie) et des régimes des glaces qui varient selon la saison, le temps, le rythme annuel de la fonte de la glace et l’impact du réchauffement planétaire.
Quel est donc le statut de ce passage (ou de ces passages) ?
Encore une fois, le fait qu’il appartienne au Canada est incontesté. C’est le statut de l’utilisation des eaux du passage qui pose un problème.
Pour le Canada, il s’agit d’eaux intérieures assujetties aux lois et aux règlements intérieurs en vertu d’un droit “historique” et de l’article 234 de la convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) qui prévoit des règlements spéciaux pour les mers glacées [9]. Cette position est en vigueur depuis longtemps et a été réaffirmée à maintes reprises. La réaffirmation la plus connue a eu lieu après la traversée du passage par le SS Manhattan en 1969 ; un voyage qui aurait mal fini sans l’aide continue du NGCC Louis S. St-Laurent, briseglace de la Garde côtière canadienne ! Le gouvernement canadien de l’époque (1970) a rédigé, approuvé et appliqué, en un temps record (un an), une loi qui est toujours un modèle extraordinaire en matière de protection des océans : la “Loi sur la prévention de la pollution des eaux arctiques” [10] qui est très antérieure à la CNUDM (1982) et qui est toujours en vigueur. Sa version originale était applicable jusqu’à 100 milles marins (à une époque où la limite des eaux territoriales n’était que de trois milles marins). Une modification récente confirme ces éléments et redéfinit simplement l’application de la loi à toute la zone économique exclusive (ZEE) arctique, soit 200 milles marins, au Canada, pour la rendre compatible avec d’autres lois intérieures et la CNUDM [11]. Par ailleurs, il est maintenant obligatoire d’aviser la garde côtière canadienne lorsqu’un vaisseau ou bâtiment a l’intention d’entrer dans les eaux arctiques canadiennes. Pour d’autres pays, comme les États-Unis, le passage du Nord-Ouest (mais lequel ?) a le statut de détroit international et les vaisseaux étrangers y ont donc un “droit de passage inoffensif”. En l’occurrence, très peu de navires parcourent le passage en entier (à peu près une centaine – la plupart des voyages ayant une destination précise), et une “utilisation continue” n’existe pas (sauf par les Inuits et les brise-glaces canadiens). La magie de la diplomatie a opéré dans ce différend aussi. Le Canada et les États-Unis acceptent le fait qu’ils ne s’entendent pas sur cette question. De plus, à la suite de discussions entre les chefs de gouvernement, les États-Unis ont déclaré qu’ils demanderont l’autorisation d’accès pour leurs brise-glaces (le cas échéant), et le Canada leur a garanti de toujours leur accorder cette autorisation.
La directive de l’ex-président Bush mentionnée plus haut a relancé la question du statut des eaux du passage du Nord- Ouest. Reste à voir si l’équilibre diplomatique existant, qui est très innovateur, sera remis en cause.
Quand l’accès à une région est changé ou amélioré, il est incontestable que l’économie, la société et l’environnement de la région peuvent subir de forts impacts, tant positifs que négatifs.
Il suffit de voir celui du développement d’infrastructures comme le chemin de fer (quand le TGV arrive en ville), les aéroports et les autoroutes.
Dans l’Arctique, la situation est très différente. L’accès à la zone côtière et à la haute mer s’améliore en raison de changements environnementaux (la fonte des glaces), et ce sont les infrastructures (le contrôle des voies maritimes, par exemple) qui doivent suivre pour atténuer les impacts et assurer une adaptation adéquate. Par ailleurs, de plus en plus de rapports officiels et de publications sérieuses font état de la présence de ressources naturelles importantes (hydrocarbures, minerais et ressources vivantes) dans l’Arctique. Par exemple, la United States Geological Survey estime que la région abrite plus de 25 % des ressources pétrolières mondiales [12]. On oublie souvent que ces ressources se trouvent, soit sur terre, soit dans les ZEE existantes des pays riverains. La combinaison de ces deux aspects (l’accès élargi et l’importance des ressources) en a fait réagir plusieurs, surtout les médias, qui anticipent une véritable “ruée vers l’or” et même un “développement sauvage”. On ne peut nier que de graves problèmes environnementaux pourraient se manifester, mais il faut analyser ces préoccupations froidement dans le contexte actuel.
Quelle est donc la situation aujourd’hui ?
L’océan Arctique est complètement entouré par les ZEE et de contrôle des pêches de cinq pays riverains – le Canada, les États-Unis, la Russie, la Norvège et le Danemark (Groenland) – où les lois et règlements de chaque nation s’appliquent (cf carte n° 2) [13]
C’est dans ces zones que l’on peut s’attendre à trouver la plupart des activités de développement des ressources. À l’intérieur de cette ceinture, se trouve la “haute mer” (toujours inaccessible) où les intérêts internationaux peuvent jouer un rôle critique. Peut-être la communauté mondiale devrait-elle concentrer son attention sur cette zone vierge où il y a une possibilité de peser rapidement sur le cours des choses en utilisant, soit les structures de gouvernance existantes, soit en en proposant de nouvelles. Il est clair, dans cette situation, que l’aspect le plus important pour la durabilité de l’environnement marin est la qualité et la rigueur des régimes de gestion des pays riverains. Il serait intéressant, par exemple, d’envisager la possibilité que les quatre autres pays riverains adoptent des lois et règlements basés sur la “Loi sur la prévention de la pollution des eaux arctiques” du Canada ; un modèle à la fois robuste et complet.
La question du fond marin est toute autre et il est évident qu’elle suscite énormément de confusion voire même de désinformation. Il faut donc apporter quelques précisions en ce qui concerne la situation canadienne et la position du Canada. Le Canada a été l’une des figures de proue de l’élaboration de la CNUDM. Vingt-et-un ans plus tard, en 2003 (ce délai très long étant attribuable à des situations purement intérieures), le Canada a ratifié la convention et, ce faisant, s’est rallié à de nombreux pays, dont la France, en acceptant et en adhérant à ce qui est, dans les faits, la “Constitution des océans”. L’article 76 de la convention autorise les États côtiers à exercer leur droit existant de souveraineté sur les fonds marins (mais non à la colonne d’eau) au-delà des 200 milles marins de la ZEE – jusqu’aux “limites extérieures du plateau continental” si le “prolongement naturel” de la masse terrestre est démontré scientifiquement. Ces clauses s’appliquent à tout pays côtier qui a ratifié la CNUDM (les États-Unis ne l’ont pas ratifiée, mais en respectent toutes les clauses), et elles ne font pas de distinction entre les étendues maritimes : l’océan Indien, par exemple, a le même statut que l’Atlantique et… que l’océan Arctique.
À l’instar d’autres États côtiers, le Canada applique actuellement des processus scientifiques précis le long de ses côtes (245 000 km). Et, ce qui est très intéressant et important étant donnés les différends mentionnés plus haut, les analyses scientifiques dans l’océan Arctique se font “conjointement” avec les Américains (mer de Beaufort) et les Danois groenlandais (mer de Lincoln). Surprenant ? Pas du tout ! Faire de la recherche en Arctique n’est pas seulement extrêmement coûteux, c’est aussi un cauchemar logistique… et une activité très dangereuse. La seule façon d’en arriver à des propositions crédibles en ce qui concerne l’article 76 est de travailler en étroite collaboration. Cet été, par exemple, le garde-côte USS Healy et le brise-glace canadien NGCC Louis S. St-Laurent ont exécuté leurs programmes de recherches (article 76) dans le bassin canadien (mer de Beaufort) en convoi scientifique.
La convention accorde dix ans au pays concerné pour effectuer ses travaux scientifiques, à compter de la date de ratification. Pour le Canada, la présentation de ses études scientifiques et juridiques à la Commission des limites du plateau continental est prévue en 2013 (à titre de comparaison, la France a déjà fait plusieurs présentations, dont celle du 5 février 2009 pour les départements français d’outre-mer des Antilles et du district de Kerguelen).
Quand les pays riverains arctiques auront fait leurs analyses du fonds marin, quel sera le résultat ?
La carte n° 3 présente un scénario important [14].
En appliquant les règles de définition de la limite éventuelle des plates-formes continentales, ce qui restera à l`extérieur du contrôle de ces pays est une section très profonde du bassin canadien (mer de Beaufort) et une autre zone dans le bassin Amundsen [15]. C’est pourquoi, lorsqu’il est question d’une “ruée vers l’or” dans l’océan Arctique, la question la plus importante doit être : OÙ ? Il est peu probable que les deux zones non nationales soient exploitables dans un avenir proche. À dire vrai, si le monde a un jour vraiment besoin d’exploiter les gisements d’hydrocarbures de ces deux zones, c’est que le problème énergétique mondial aura échappé à tout contrôle.
La réponse à cette question (“OÙ ?”) est simple. Si l’on extrait un jour des hydrocarbures des gisements du sous-sol arctique, on commencera dans les zones contrôlées par les États côtiers souverains. Le défi sera alors de veiller à ce que les administrations de ces pays côtiers instaurent des lois et règlements efficaces, et que les infrastructures et procédures nécessaires pour régler des problèmes éventuels soient en place.
La menace à la sécurité dans l’océan Arctique n’est pas militaire. La menace la plus probable est le naufrage d’un navire (peut-être un pétrolier), ce qui aurait des conséquences majeures dans la région et, à cause des courants marins, ailleurs dans le monde, surtout en Europe. Un accident de ce genre aurait des conséquences sur la capacité des systèmes de secours et de sauvetage et d’assainissement de l’environnement. Cette capacité étant très limitée, l’objectif des pays riverains devrait être de renforcer mutuellement – et avec d’autres – la coopération et la coordination de leurs systèmes de suivi, de prévention et d’intervention. Ces jours-ci, on parle beaucoup de la nécessité d’une coopération internationale dans l’Arctique. Il serait beaucoup plus utile de nous concentrer sur le développement de la capacité de réagir aux problèmes environnementaux éventuels que d’entretenir un débat théorique et général.
Pourquoi présenter tous ces détails ?
La réponse est simple : dans tous les discours sur la situation dans l’Arctique, il est important de souligner que le Canada a toujours respecté les lois internationales, contribué aux négociations des traités mondiaux et appuyé les processus multilatéraux. Dans l’application de l’article 76 en Arctique, il n’est question ni d’improvisation, ni de “saucissonnage” des fonds marins de l’océan. C’est pourquoi, d’ailleurs, les cinq pays riverains arctiques (dont le Canada) se sont engagés, le 28 mai 2008, dans la “Déclaration d’Ilulissat” (Groenland), à appliquer et faire respecter les lois et conventions internationales dans l’océan Arctique et ont affirmé que le cadre juridique existant fournit une base solide pour une gestion responsable de l`Arctique [16]. D’aucuns ont critiqué cette déclaration mais le fait est que nous avons maintenant au moins une déclaration importante de pays “sérieux” (y compris la Russie) qui s’engagent à continuer à respecter la loi internationale. Il faut veiller à ce que ces promesses soient tenues.
Copyright janvier 2010-Harrison/Bulletin d’études de la Marine
Plus :
Les publications du Centre d’enseignement supérieur de la Marine sur le site calameo Voir
Lire un autre article du Pr P. Harrison, en anglais, The Arctic : a Global Hot Topic ! Voir
PhD, Chair Stauffer-Dunning et Directeur, School of Policy Studies, Queen’s University, Kingston, Ontario, Canada
[1] Reproduite avec l’autorisation de “Ressources naturelles Canada”.
[2] Canada, Ministère des Affaires indiennes et du Nord, “Accord sur les revendications territoriales du Nunavut”, 1993.
[3] Conseil des académies canadiennes, “Vision pour l’initiative canadienne de recherche dans l’Arctique – Évaluation des possibilités”, octobre 2008.
[4] Canada, Ministère des Affaires indiennes et du Nord, “Stratégie pour le Nord du Canada”, juillet 2009.
[5] Sur Internet : www.ainc-inac.gc.ca
[6] Thomas Willing Balch, “The Alaska Frontier”, Philadelphie, Allen Lane & Scott, 1903 (United States Library of Congress Book B7B27, 17 mars 1903) et “La frontière alasko-canadienne”, Revue de droit, janvier 1902.
[7] États-Unis, Maison blanche, “Arctic Region Policy”, “National Security Presidential Directive” et “Homeland Security Presidential Directive”, (NSPD-66/HSPD- 25), janvier 2009.
[8] Les preuves sont très minces, mais on a trouvé tant d’objets vikings chez les Inuits que les chercheurs sérieux admettent la possibilité de contacts importants entre les ancêtres des Inuits et les Vikings du Groenland.
[9] Article 234 de la CNUDM, 1982.
[10] Canada, “Loi sur la prévention de la pollution des eaux arctiques”, L.R., 1985, ch. A-12) (Loi à jour au 1er octobre 2009).
[11] Ibidem.
[12] Geological Survey, États-Unis, Department of the Interior, “US Arctic Resource Appraisal : Estimates of Undiscovered Oil and Gas North of the Arctic Circle”, Fact Sheet 2008-3049, Washington DC, 23 juillet 2008.
[13] Les cartes 2 et 3 sont le résultat de l’application de scénarios préparés par M. Ron McNab (ancien membre de la Commission géologique du Canada) d’après les règles du CNUDM, qui s’appliquent à tous les pays côtiers du monde.
[14] La limite de la plate-forme continentale est définie selon des normes précises. Si l’on peut prouver que les sédiments du fond marin sont une extension de la masse terrestre, la limite est définie comme étant le point où l’épaisseur des sédiments équivaut à 1% de la distance depuis les lignes de base côtières, soit une distance de 100 milles marins au-delà du bathymètre de 2 500 mètres. Le maximum maximorum dans tous les cas est de 350 milles marins depuis les lignes de base.
[15] Ces deux zones sont dans un environnement qui est peut-être le plus difficile au monde. La profondeur du fond marin dans les deux cas n’a pas encore été déterminée avec précision.
[16] “ The Ilulissat Declaration”, Arctic Ocean Conference, Ilulissat, Groenland, 27-29 mai 2008. Ministry of Foreign Affairs, Danemark, 28 mai, 2008.
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Date de publication / Date of publication : 13 mai 2010
Titre de l'article / Article title : Le Canada, pays nordique, pays arctique
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Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le diploweb.com est heureux de publier un article du Professeur Peter Harrison, "Le Canada, pays nordique, pays arctique", publié dans le n°47 du Bulletin d’études de la Marine, publié par le Centre d’enseignement supérieur de la Marine (Paris, Ecole militaire), janvier 2010, pp. 57-62.
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