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L’Ukraine, la Russie et nous ? Quelques réflexions sur les négociations de paix en cours à Djedda ...

Par Cyril GLOAGUEN*, le 15 mars 2025.

L’Europe démocratique doit cesser d’être le jouet géopolitique des Etats-Unis et de la Russie, la variable d’ajustement de leur propre politique étrangère et de leurs intérêts nationaux. Lâcher l’Ukraine, c’est reconnaître que la force armée redevient un outil de remodelage des frontières européennes, c’est surtout mettre en branle en Europe une mécanique mortifère qui peut conduire au pire : notre disparition en tant qu’États indépendants et démocratiques…

ALORS QUE « l’effet Trump » souffle sur l’Ukraine, le vieux narratif « Lavrov/Poutine » (« l’OTAN avait promis de ne pas s’étendre à l’Est ») se fait à nouveau entendre, accompagné de ses inévitables corolaires : l’Alliance doit se retirer sur « ses frontières » de 1997 (année de la signature de l’Acte fondateur OTAN-Russie [1]), l’Ukraine doit être désarmée et transformée en zone neutre (tampon).

La promesse faite par les dirigeants occidentaux en 1990 de ne pas accepter de nouveaux membres relève du mythe et de la propagande du Kremlin et de ses idiots utiles (et ceux-là sont nombreux, et de tout poil !). De son côté, l’Acte fondateur n’a jamais interdit ni élargissement ni adhésion de nouveaux membres à l’Alliance !

L’Alliance atlantique a une vocation exclusivement défensive, faut-il le rappeler. Les pays y entrent de leur plein gré, par adhésion à ses valeurs démocratiques et, comme l’a montré la France en 1966 [2], peuvent facilement en sortir sans risquer une intervention musclée du « grand frère », contrairement à la Hongrie (1956) et la Tchécoslovaquie (1968) du Pacte de Varsovie.

Cyril Gloaguen
Ancien attaché naval et militaire en Russie et au Turkménistan, Cyril Gloaguen est ancien collaborateur des Nations Unies en Abkhazie/Géorgie, docteur en géopolitique (IFG, Paris VIII). Crédits photos : droits réservés
Gloaguen/Diploweb.com

Les Etats-Unis, ou je ne sais quel pouvoir supranational, n’imposent nullement aux pays européens d’en devenir membre. La Suisse, l’Autriche, Chypre, l’Irlande, Malte, par exemples, ne le sont pas, pas plus que ne l’étaient la Finlande et la Suède avant, respectivement, 2023 et 2024 [3].

Avant l’annexion illégale de la Crimée et d’une partie du Donbass par les forces armées russes en 2014, aucune unité de l’OTAN n’était d’ailleurs stationnée en permanence dans la partie orientale de l’Alliance (territoire des anciens membres européens du Pacte de Varsovie/COMECON [4]), pas plus que l’OTAN n’y a déployé d’armes nucléaires.

Dénoncer un « encerclement » de son territoire par l’OTAN pour justifier les annexions de ses voisins comme le fait la Russie poutinienne relève de la pantalonnade estudiantine : il suffit de regarder une carte de la Russie et de ses 11 fuseaux horaires sur 17 millions de km2 pour s’en convaincre.

Si entre 1999 et 2024, l’OTAN a accueilli de nouveaux membres c’est uniquement parce que ces pays se sentent menacés par la Russie poutinienne. Il convient d’insister et d’insister encore sur ce point fondamental. La Russie est seule responsable de l’extension de l’OTAN et de son renforcement récent (ante-Trump !). Elle est la seule cause des effets qu’elle dénonce !

Russie. Moscou. Affiche électorale. "Pour une Russie forte !" V. Poutine
Crédit photographique : C. Gloaguen, 2018.
Gloaguen/Diploweb.com

La Russie a annexé environ 20% de ses voisins par la force (Géorgie et Ukraine), a étendu ses bases de la Moldavie à l’Arménie en passant par la Syrie, et certaines parties de l’Afrique. Elle l’a fait en violation de la Charte des Nations unies, que V. Poutine encensait pourtant dans son fameux discours de Munich en février 2007, du mémorandum de Budapest (1994), du document OSCE d’Istanbul (1999), en faisant pression sur ses voisins les plus faibles.

L’avenir de l’Ukraine n’appartient qu’à elle. L’Ukraine est membre de plein droit de l’ONU, cela est irrévocable, et la Russie, à de multiples reprises, a reconnu ses frontières internationales … avant de les violer par deux fois (2014 et 2022). Rappelons que l’Ukraine siégeait à l’ONU dès 1945 en tant qu’Etat membre à part entière avec droit de vote (comme la Biélorussie, même si leur indépendance vis-à-vis de l’URSS n’était que fictive, bien entendu).

Si un « divorce de velours » identique à celui qu’a connu la Tchécoslovaquie en 1993 devait avoir lieu en Ukraine (rattachement de jure de l’est du pays et de la Crimée à la Russie), celui-ci relèverait exclusivement des autorités démocratiquement élues de ce pays, de son Parlement et des électeurs ukrainiens, dans le respect du droit international, et sans pressions ni occupation extérieures.

La Russie ne dispose pas d’un droit moral supérieur au droit international, pas plus qu’elle n’est investie d’une quelconque « mission divine » qui l’autoriserait à imposer à ses voisins leur politique étrangère, leurs alliances politiques et économiques.

Si certains en France, et en Europe, estiment que la Russie ne constitue pas un danger, ou, du moins, un danger moindre que le danger islamiste, je les invite à méditer le sort de l’Europe de l’Est et de la Finlande après la Seconde Guerre mondiale. On me rétorquera que la Russie poutinienne n’est plus l’URSS. Certes non, mais la nature de son régime, débarrassé du communisme, est identique : violent, coercitif, policier, manipulateur et surtout revanchard, animé d’une gigantesque soif d’humilier des démocraties occidentales depuis toujours méprisées car si dangereuses pour la pérennité de l’ordre poutinien.

Que ceux-là méditent aussi le sort fait aux populations ukrainiennes tombées depuis février 2022 sous le joug russe : enlèvements d’enfants, assassinats de personnalités politiques, d’artistes, d’intellectuels, déportations de milliers de personnes, réécriture de l’Histoire, effacement par le feu de toute trace de culture locale, transformation des prisonniers de guerre en « terroristes », etc. Les Russes font ici ce qu’ils savent faire le mieux : répéter la politique que leurs ancêtres soviétiques ont mené dès 1944 en Europe de l’Est et sur le territoire même de l’URSS (cas des « peuples punis »).

Missions assignées par le Kremlin à sa propagande : désarmer moralement, annihiler tout esprit de résistance, susciter le dégoût de soi, etc.

Une Europe démocratique faible, désarmée, désunie, incapable de mettre en œuvre une politique d’indépendance stratégique, pourrait aisément dans un futur proche, en cas de sortie des Etats-Unis de l’OTAN ou de refus explicite de leur part à défendre le vieux continent (article 5), être « finlandisée » sans même qu’un char russe ne franchisse jamais la frontière de l’Union. La menace, notamment nucléaire, suffirait et certains − j’en suis convaincu − tranquillement, voueraient aux gémonies leurs institutions démocratiques, abandonneraient leurs accords économiques et militaires, prendraient tranquillement le chemin des BRICS, de l’OCS, de l’OTSC [5] et de la vassalisation.

Déjà certains pays et régions d’Europe de l’Est, déjà des fanges entières d’électeurs dans ces mêmes pays, se prennent à rêver d’un servage à la russe. Comprenne qui peut ! La psychologie des peuples (par peur de leur ombre ? sous l’effet de la propagande ? par lassitude de la démocratie ?) emprunte parfois des chemins étranges et tortueux qui les poussent à s’offrir à leurs bourreaux sans même chercher à se défendre. C’est d’ailleurs l’une des missions assignées par le Kremlin à sa propagande : désarmer moralement, annihiler tout esprit de résistance, susciter le dégoût de soi, voir dans la victime l’agresseur et dans l’agresseur le sauveur, dans la démocratie un régime politique désuet, inadapté au monde actuel, source de tous les malheurs.

Il suffit, en France, d’allumer une chaîne d’information en continu, d’ouvrir tel ou tel magazine, pour constater combien cette propagande inonde aujourd’hui sans filtre l’espace public, constater combien certaines rédactions n’ont toujours pas compris (mais cherche-t-elle seulement à le comprendre ?) que la Russie est en guerre contre nous, contre nos valeurs, notre civilisation. Des personnalités qui se prétendent « patriotes  » (sic), de gauche comme de droite, et qui pour certaines ont occupé des postes de responsabilité, ont déjà franchi le pas : la Russie est une amie, ne nous menace pas et non seulement ne nous menace pas, mais nous sauvera de nous-mêmes, de nos turpitudes, de notre wokisme, de notre incapacité à juguler l’immigration de masse et notre décadence, nous sauvera de ces institutions bruxelloises « mondialistes  », voire « fascisantes  » qui détruiraient nos valeurs et notre culture. Certains, de toute évidence, sont prêts, au nom de « l’intérêt national », de « la Nation », des « valeurs traditionnelles », au nom de «  vieilles lunes idéologiques » aussi, à quitter l’enfer bruxellois pour venir se lover bien au chaud dans le paradis moscovite, comme si pour eux l’indépendance allait naturellement de pair avec la vassalisation. Et ils le font, notamment, par incapacité à penser la Russie autrement que comme la Russie des Tsars, celle qui au début du XXème siècle faisait alliance avec la France contre la menace allemande, en oubliant les presque 80 ans de communisme et la haine de l’Occident que ce régime a ancré dans les cerveaux et la culture russes. Il faut vivre en Russie pour le comprendre.

Certains sont déjà à Vichy [6] alors que la guerre n’a pas même débuté et qu’elle n’aura peut-être pas lieu !

La Russie restera un danger pour l’Europe démocratique tant qu’elle conservera son régime policier, prédateur, autoritaire et impérialiste. Il n’y a pas, pour l’Europe démocratique, d’autre chemin que celui de la puissance et du réarmement militaire, industriel, scientifique et moral. L’Europe démocratique doit se remettre à faire peur. Toutes les briques sont en place, il suffit d’avoir le courage de les empiler. L’Europe démocratique doit devenir une force économique et militaire indépendante, y compris et peut-être surtout, des Etats-Unis [7], et cesser d’être cet espace politico-économique ouvert à tous les vents mauvais, multiplicateur de normes absurdes qui minent nos indépendances et nos industries, importateur de produits chinois, cet espace peuplé de naïfs, de « ravis de la crèche » de la mondialisation, « d’herbivores » (E. Macron) qui passent leur temps à regarder le train de l’Histoire passer sous leurs yeux au risque, un jour, de se le prendre en pleine figure.

Imposer à l’Ukraine une paix illégitime dont elle ne voudrait pas fragiliserait les institutions démocratiques de ce pays et la position de M. Zelensky, déboucherait sur des élections dans lesquelles Moscou ne manquerait pas d’interférer directement ou par proxys interposés. Ces derniers piétinent déjà d’impatience !

Perdre l’Ukraine c’est revenir à la Guerre froide, à une déstabilisation de nos frontières et des pays les plus fragiles d’Europe de l’Est, alors même que nous n’y sommes pas prêts, ni militairement, ni moralement. L’Europe démocratique doit pouvoir peser dans les négociations en cours (c’est peut-être déjà un peu tard  !), cesser d’être le jouet géopolitique des Etats-Unis et de la Russie, la variable d’ajustement de leur propre politique étrangère et de leurs intérêts nationaux.

Perdre l’Ukraine, c’est reconnaître que la force armée redevient un outil de remodelage des frontières européennes, c’est surtout mettre en branle en Europe une mécanique mortifère qui peut conduire au pire : notre disparition en tant qu’États indépendants et démocratiques…

Ce serait nous fabriquer un avenir d’esclaves.

Manuscrit clos le 12 mars 2025

Copyright Mars 2025-Gloaguen/Diploweb.com

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Cyril Gloaguen, ancien attaché naval et militaire en Russie et au Turkménistan, ancien collaborateur des Nations Unies en Abkhazie/Géorgie, docteur en géopolitique (IFG, Paris VIII).

[1L’« Acte fondateur sur les Relations, la Coopération et la Sécurité Mutuelles entre l’OTAN et la Fédération de Russie » est signé à Paris le 27 mai 1997. Le texte prévoit un partenariat renforcé avec Moscou dans les domaines de la lutte contre le terrorisme, du maintien de la paix, du désarmement ou encore des relations économiques. Il acte également la création d’un Conseil conjoint permanent Otan-Russie (CCP) qui sera remplacé en mai 2002 par le Conseil OTAN-Russie (COR). Celui-ci sera suspendu par l’OTAN en avril 2014, après l’annexion de fait de la Crimée par la Russie.

[2NDLR : Membre fondateur de l’OTAN en 1949, la France a quitté son commandement militaire intégré en 1966, tout en y conservant un observateur. La France est revenue dans le commandement militaire intégré de l’OTAN en 2008.

[3NDLR : C’est la relance de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine, le 24 février 2022, qui a conduit la Finlande et la Suède à rejoindre l’OTAN

[4Organisation d’entraide économique entre différents pays du « Bloc de l’Est », créée en 1949 et dissoute avec la fin de l’Union soviétique en 1991.

[5L’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) est une alliance militaire née en 2002 et regroupant plusieurs anciennes républiques soviétiques (Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan) autour de la Russie.

[6NDLR : Le Régime de Vichy (1940-1944). Présenté ainsi sur le site du ministère de l’Intérieur : « Le territoire français est occupé aux trois cinquièmes par l’armée allemande. Le destin du pays et les conditions de la paix futures sont imprévisibles. Pourtant, le nouveau régime prétend administrer la France et lance des réformes administratives (création des préfets régionaux, étatisation de la police) dont certaines avaient été préparées avant-guerre. Il maintient le département, comme si la vie continuait normalement. Dans le même temps, il s’engage dans une collaboration d’État avec l’Allemagne, jeu de dupes qui transforme progressivement les structures gouvernementales en auxiliaires de l’Occupant. » https://www.interieur.gouv.fr/ministere/lhistoire-du-ministere/ministres-de-linterieur-de-1790-a-nos-jours/regime-de-vichy-1940

[7Les observateurs avertis auront noté combien la politique d’expansion lancée par D. Trump (rattachement du Canada et du Groenland, rebaptisation de Golfe du Mexique en Golfe des Etats-Unis, canal du Panama) n’est pas sans faire écho à la politique de « Novorossiya » initiée par Moscou en Ukraine dans les années 2010. Il convient d’en tirer les conséquences...


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Auteur / Author : Cyril GLOAGUEN

Date de publication / Date of publication : 15 mars 2025

Titre de l'article / Article title : L’Ukraine, la Russie et nous ? Quelques réflexions sur les négociations de paix en cours à Djedda ...

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L’Europe démocratique doit cesser d’être le jouet géopolitique des Etats-Unis et de la Russie, la variable d’ajustement de leur propre politique étrangère et de leurs intérêts nationaux. Lâcher l’Ukraine, c’est reconnaître que la force armée redevient un outil de remodelage des frontières européennes, c’est surtout mettre en branle en Europe une mécanique mortifère qui peut conduire au pire : notre disparition en tant qu’États indépendants et démocratiques…

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