Dans ce propos innovant, le Recteur G-F Dumont met en évidence combien les perspectives stratégiques sont dépendantes des dynamiques des populations. Il ne s’agit certes pas de considérer que l’analyse stratégique doit prendre en compte exclusivement les évolutions démographiques, mais de montrer que toute réflexion sur des perspectives stratégiques se révélerait incomplète si elle négligeait l’importance des paramètres et des variables démographiques.
Une conférence organisée par le Diploweb.com et la Société de Géographie, avec le soutien de la classe Prépa de l’ENC Blomet et du Centre géopolitique.
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Synthèse par Gérard-François Dumont
Notre objectif est de mettre en évidence combien les perspectives stratégiques sont dépendantes des dynamiques des populations. Il ne s’agit certes pas de considérer que l’analyse stratégique doit prendre en compte exclusivement les évolutions démographiques, mais de montrer que toute réflexion sur des perspectives stratégiques se révélerait incomplète si elle négligeait l’importance des paramètres et des variables démographiques.
Or l’héritage intellectuel de ce questionnement est limité car le monde a connu quelques décennies de mise entre parenthèses du paramètre démographique dans l’analyse stratégique. En effet, dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, avec l’existence de l’arme nucléaire, l’analyse stratégique avait tendance à se réduire à une dichotomie consistant à distinguer les pays possédant le feu nucléaire, les seuls considérés comme puissants, et les autres. Et, parmi les premiers, les États-Unis et l’URSS, possédaient un nombre considérable de têtes nucléaires : c’étaient les « deux grands ». D’un point de vue stratégique, les autres pays semblaient ne guère compter, comme contraints à se ranger derrière l’une ou l’autre des deux grandes puissances nucléaires. Privilégiant de façon exagérée le facteur militaire le plus emblématique, l’analyse stratégique négligeait l’importance des autres variables stratégiques, comme les ressources exploitables du sol ou du sous-sol, les structures institutionnelles, les paramètres politico-sociaux, la géographie culturelle et religieuse ou les réalités et les évolutions démographiques.
Pourtant, les faits ont balayé la pertinence de cette tendance à limiter l’examen stratégique à la possession de l’arme nucléaire. L’histoire a montré, à la fin des années 1980, qu’un pays – l’URSS - pouvait posséder cette arme tout en se décomposant de l’intérieur et en perdant sa domination précédemment exercée sur de nombreux pays satellites (1989) jusqu’à son implosion en décembre 1991. Cela a rendu impératif pour l’analyse stratégique de revenir à la prise en compte de tous ses paramètres explicatifs, y compris les variables démographiques qui se révèlent incontournables.
Pour le démontrer, transposons aux sciences sociales la méthode expérimentale de Claude Bernard dont le triptyque est : observer des faits, émettre des hypothèses explicatives, puis vérification des hypothèses. En science sociale, où l’on ne peut expérimenter, et donc en analyse stratégique, la vérification des hypothèses consiste à examiner si elles se rencontrent dans d’autres lieux et à d’autres périodes ; c’est la méthode de l’expérimentation invoquée qui peut conduire à valider les hypothèses émises, en l’espèce l’existence d’un effet des dynamiques de population sur les réalités stratégiques. Proposons deux définitions : les dynamiques des populations concernent tout ce qui vient modifier l’état et la vie des populations. Les perspectives stratégiques étudient ce qui pourrait modifier dans le futur le rang d’un acteur stratégique, par exemple d’un État, y compris sa puissance, dans son environnement.
Or, le caractère différencié des évolutions démographiques selon les territoires modifie très probablement l’environnement des acteurs stratégiques et notamment des États que nous considérerons ici, car c’est à cette échelle que de nombreuses données démographiques sont disponibles. Dans une première partie, il s’agit d’examiner les enseignements de l’histoire : démontrent-ils que les dynamiques de population sont co-acteurs des évolutions stratégiques ? Pour répondre à cette question, six exemples, choisis à différentes périodes et dans différentes régions du monde, sont proposés. Chacun de ces exemples témoigne de l’importance de l’une ou de plusieurs des lois de la géopolitique des populations [1].
En classant ces exemples dans l’ordre chronologique, commençons par les États-Unis : quelles dynamiques démographiques ont concouru à ce que ce pays, guère peuplé lors de sa déclaration d’indépendance en 1776, soit devenu progressivement la troisième puissance démographique du monde au cours du XIXe siècle, et ait pu en conséquence s’affirmer comme une grande puissance ? L’explication tient à ce que nous appelons la loi du différentiel. En effet, cela ne vient pas exclusivement de leur extraordinaire attraction migratoire, comme on le croit souvent, donc à la loi d’attirance, mais aussi à leur exceptionnel accroissement naturel, dont l’intensité s’est aussi trouvée stimulée par une politique migratoire fondée sur le principe d’une immigration choisie, de facto et de jure, au moins pendant de nombreuses décennies.
Pourtant – deuxième exemple - dans les années 1950, les États-Unis ont subi, face à la Chine, la loi du nombre, les contraignant à accepter en Corée la géographie de la ligne de cessez-le-feu. Troisième exemple, toujours dans les années 1950, la loi du différentiel se déploie doublement en Algérie. Alfred Sauvy avait souligné son importance avant même le déclenchement de la guerre d’Algérie le 1er novembre 1954.
Quatrième exemple, en Europe, la fin du rideau de fer, amorcé dès le 2 mai 1989 à la frontière entre la Hongrie et l’Autriche et prélude à la réunification de l’Allemagne, s’inscrit dans la loi de répulsion, avec la fuite de la République démocratique d’Allemagne (RDA) avec leurs voitures trabans de milliers d’habitants de cet État communiste qu’était l’Allemagne de l’Est.
Un cinquième exemple se situe au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Du fait de la loi du nombre, les décisions de la Ligue arabe intervenues en 1979, consistant à exclure son État, de très loin, le plus peuplé (Egypte), et à déplacer son siège, ne pouvaient se pérenniser. Comme elles faisaient considérablement perdre de la légitimité à cette association d’États, elles ne pouvaient qu’être remisées un jour, ce qui fut fait en 1990.
Sixième et dernier exemple illustratif, le fait que les États-Unis ont considéré que tous les États d’Amérique latine lui devaient pleine allégeance et ont déclaré que toute intervention de l’Europe en Amérique latine serait jugée comme une atteinte à la sécurité des États-Unis : c’est la doctrine Monroe formulée en 1823. Depuis, et plus précisément depuis la seconde moitié du XXe siècle, le rapport de force démographique entre les États-Unis et l’Amérique latine s’est inversé et des États d’Amérique latine n’hésitent plus à prendre des initiatives diplomatiques sans en référer à Washington. La doctrine Monroe dans ses significations originelles se trouve remise en cause.
Ces exemples illustrent l’importance de la prise en compte des dynamiques de population pour comprendre les réalités stratégiques. Ce qui a été vrai dans le passé le sera dans le futur. Les dynamiques démographiques en cours et projetées peuvent donc permettre d’éclairer des perspectives stratégiques possibles. Rappelons que ces dynamiques résultent tout particulièrement de la façon dont se déploient quatre processus : la transition démographique et ses suites, les migrations internationales, l’urbanisation et l’évolution de la composition par âge et pas sexe. Les projections annoncent une géographie inédite des populations [2] sous l’effet des intensités et des calendriers fortement différenciés de quatre processus.
Pour cette projection dans le futur, considérons également six exemples, là aussi dans des champs géographiques différents.
Comme les projections démographiques bénéficient d’un avantage par rapport à tout travail de prospective en raison des logiques de longue durée de la science de la population, elles annoncent avec une forte probabilité, un basculement de l’ordre démographique dans le monde. Premier exemple, la Chine, avec sa politique démographique coercitive, a engendré un double déficit des naissances et de filles qui pourrait se traduire dans les années 2030 par une diminution de sa population, alors que l’Inde, qui avance certes dans la transition démographique, devrait connaître une croissance la portant au premier rang démographique dans le monde. C’est fort de ce qui relève de la loi du différentiel et de la loi du nombre que l’Inde a pu demander – pour l’heure sans succès - à devenir membre permanent du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU). Les pays qui, comme la France, ont apporté leur soutien officiel à cette démarche ne pourront que le maintenir.
Deuxième exemple, au sein de l’Union européenne, même si tous les pays connaissent un « hiver démographique », leurs évolutions projetées sont fort dissemblables entre des pays dont la population est annoncée en augmentation et ceux où elle diminue déjà et pourrait diminuer encore plus. Or, comme les droits de vote des pays au Conseil européen, pour toutes les décisions relevant d’une majorité qualifiée, dépendant de leur nombre d’habitants [3], ils évolueront nécessairement. L’application de la loi du différentiel peut aussi permettre d’examiner les rapports de force dans les instances européennes au cas où la Turquie en deviendrait membre.
Troisième exemple, personne ne peut nier que cet acteur stratégique qu’est l’Allemagne s’est trouvé affaibli avec la perte de légitimité de sa chancelière A. Merkel [4] compte tenu des résultats électoraux des années 2017-2018. Il importe de comprendre combien ce constat, lié aux changements de rapports de force politique à l’intérieur du pays, est la conséquence d’une longue langueur démographique et d’une politique considérant que les migrations de remplacement peuvent être la réponse à cette langueur. Or cette langueur est appelée à durer car, pour l’enrayer, cela supposerait une hausse considérable de la fécondité face à des générations féminines en âge de fécondité de moins en moins nombreuses. Ses effets n’ont donc pas fini de s’exercer.
Pour le quatrième exemple, considérons ce phénomène totalement inédit du XXIe siècle qu’est le vieillissement de la population qui engendre aussi le vieillissement de la population active. Il se traduit déjà par la diminution de la population active dans certains pays et projette des baisses accrues. Or ces dernières, ceteris paribus, minoreront relativement la création de richesses dans les pays considérés et donc les moyens disponibles pour mettre en œuvre les choix stratégiques.
Cinquième exemple, revenons à la Turquie avec ses gouvernements qui, dans l’ensemble, souhaitent éradiquer toute velléité d’autonomie de ses habitants d’ethnie kurde qui devraient seulement se comporter comme des « Turcs des montagnes » en effaçant leurs spécificités culturelles. Les dynamiques démographiques laissent penser que la question kurde en Turquie ne peut être résolue uniquement par la force, notamment car il apparaît que le poids démographique relatif des Kurdes de ce pays s’accroît.
Sixième et dernier exemple, la Russie. Face à l’immensité de ce pays et à son potentiel existant et à venir, la déclaration du 8 juillet 2000 de Vladimir Poutine s’avère justifiée : « un pays aussi vaste [que la Russie] devrait avoir au moins 500 millions d’habitants ». Or ce pays compte moins de 150 millions d’habitants dans les années 2010 et les projections annoncent au mieux une stabilité voire, plus probablement, une diminution plus ou moins intense, évolutions qui sont de nature à handicaper les moyens stratégiques du pays.
À la lumière de ces douze exemples, les paramètres démographiques permettent d’éclairer les perspectives stratégiques.
C’est la raison pour laquelle j’ai énoncé « dix commandements » d’axes de recherche qui sont, outre les autres paramètres politiques, géographiques ou économiques, essentiels pour l’analyse stratégique :
. Le nombre d’habitants des pays tu prendras en compte.
. Leur géodémographie selon les groupes culturels, ethniques ou religieux tu étudieras.
. Les effets de stimulation démographique tu analyseras.
. Les conséquences de la langueur démographique tu considéreras.
. La composition par âge des populations tu comprendras.
. La composition par sexe des populations tu n’oublieras pas.
. Aux différentiels démographiques naturel ou migratoire tu t’intéresseras.
. Les migrations d’attirance tu examineras.
. Les migrations de repoussement tu observeras.
. La montée du phénomène des diasporas tu approfondiras.
Copyright pour le texte 2019-Dumont/Diploweb.com
Plus
Gérard-François Dumont, « Géographie des populations. Concepts, dynamiques et perspectives », éd. Armand Colin. Sur Amazon
4e de couverture
Depuis le début du XXIe siècle, quatre grandes tendances démographiques s’observent à l’échelle mondiale : la généralisation de la transition démographique, la mondialisation des migrations, la montée de l’urbanisation, le vieillissement de la population ; et l’idée d’une évolution homogène et convergente des populations semble s’imposer.
Pourtant, derrière la réalité incontestable de ces quatre processus, des analyses précises montrent qu’il n’en est rien. Leur déploiement est non seulement varié selon les territoires, mais il connaît également une forte diversification géographique en fonction de leurs intensités et de leurs calendriers. Si bien que, contrairement aux idées reçues, il n’y a aucune convergence démographique selon les pays, ni donc de mondialisation en démographie. Les études prospectives laissent même entrevoir des divergences accrues.
Pour le démontrer, cet ouvrage propose une étude fine et totalement renouvelée de la géographie des populations du monde, en expliquant clairement les grands concepts, en analysant les dynamiques locales et en présentant les scénarios du futur.
Un ouvrage assorti de nombreuses figures originales et d’un cahier cartographique présentant les grands indicateurs à l’échelle mondiale.
Professeur émérite à l’Université de Paris-Sorbonne, Président de la revue "Population et Avenir". Auteur de nombreux articles et livres dont « Géographie des populations. Concepts, dynamiques et perspectives », éd. Armand Colin, et « Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations », éd. Ellipses. Images, son, et montage : Fabien Herbert.
[1] Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.
[2] Dumont, Gérard-François, Géographie des populations. Concepts, dynamiques, prospectives, Paris, Armand Colin, 2018.
[3] Dumont, Gérard-François, Verluise Pierre, Géopolitique de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, Paris, PUF, 2016.
[4] Dumont, Gérard-François, « Allemagne. Géopolitique des migrations : les cinq actes de la tragédie de la chancelière Merkel », Diploweb.com, La revue géopolitique, 16 décembre 2018.
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,Date de publication / Date of publication : 16 octobre 2019
Titre de l'article / Article title : Vidéo. G-F Dumont Quelles relations entre dynamiques des populations et perspectives stratégiques ?
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Dans ce propos innovant, le Recteur G-F Dumont met en évidence combien les perspectives stratégiques sont dépendantes des dynamiques des populations. Il ne s’agit certes pas de considérer que l’analyse stratégique doit prendre en compte exclusivement les évolutions démographiques, mais de montrer que toute réflexion sur des perspectives stratégiques se révélerait incomplète si elle négligeait l’importance des paramètres et des variables démographiques.
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