Dans quel contexte s’inscrit la refonte légale des missions de Forces Armées argentines et quelle pourrait être sa portée stratégique ? Lucas Favre offre ici un vaste tableau des dynamiques et des perspectives, voire des opportunités. Illustré de deux graphiques.
LE 23 JUILLET 2018 fut pris en Argentine un décret présidentiel remarqué, étendant les missions des forces armées jusqu’à permettre d’y inclure des missions relevant de la sécurité intérieure plutôt que de la Défense [1]. Une telle décision va à l’encontre d’un processus légal de réduction des missions des armées argentines en cours depuis la fin de la dictature.
Cette réorientation légale s’accompagne, dans un contexte inchangé de faiblesse des moyens alloués aux armées, de ce qui semble bien être une réorientation des moyens vers un type d’armée différent, plus taillé pour des missions de sécurité intérieure que de guerre conventionnelle.
Dans quel contexte historique et régional s’inscrit cette refonte légale des missions de Forces Armées argentines et quelle pourrait être sa portée stratégique ?
Le premier aspect de cette réforme est bien sûr la modification légale qu’entraîne le décret présidentiel, c’est-à-dire l’extension des missions assignées aux forces armées argentines. Cette extension va à rebours d’une longue dynamique de restriction de ces missions, née dans le sillage du retour à la démocratie de 1983. Il marque, en parallèle, la fin d’une – relative - résistance argentine aux volontés états-uniennes de voir les armées latino-américaines s’engager dans lutte contre le crime transnational.
La fin d’une dynamique de restriction légale des missions des armées
La situation des militaires argentins au sortir du Proceso nacional [2] est désastreuse, car aux terribles violations des Droits de l’Homme s’ajoute la traumatique défaite de la Guerre des Malouines (2 avril-14 juin 1982). Leurs appuis dans la population sont très faibles et leurs éléments les plus radicalisés politiquement doivent recourir aux soulèvements armés pour tenter de résister aux nombreuses attaques qu’ils subissent, judiciaires notamment. Ainsi, lorsqu’à la Pâques 1987 des garnisons se mutinent pour demander un arrêt des procédures contre les crimes de la dictature, l’ensemble des partis politiques significatifs soutiennent le président, tout comme la population qui descend en masse dans la rue.
Dans ce contexte, le pouvoir politique est fortement incité à réduire les prérogatives militaires, d’ailleurs exceptionnelles sous la dictature. Raúl Alfonsín, président de 1983 à 1989, avait de plus été élu sur un programme et un discours antimilitaristes. Il prend donc, dès 1984, un décret-loi qui rétablit l’autorité militaire suprême du président, et il supprime la mainmise militaire sur les institutions de sécurité intérieure et de renseignement. Il fait surtout voter en 1988 la Loi de Défense Nationale, qui exclut explicitement toute mission de sécurité intérieure pour les armées.
Cette dynamique de restriction se poursuit sous les deux mandats de Carlos Menem, président de 1989 à 1999. En 1994, le service militaire obligatoire en temps de paix est abrogé, tandis que le secteur industriel militaire est largement privatisé. La participation à des opérations internationales, en particulier sous mandat onusien, devient un des objectifs prioritaires des forces armées. Il s’agit, outre les objectifs diplomatiques, de redorer leur blason tout en les éloignant encore un peu plus des sujets intérieurs. En parallèle, les hypothèses de conflit tournées contre les voisins (Brésil et Chili en premier lieu) sont supprimées dans le cadre des progrès de l’intégration sud-américaine, mais ne sont pas remplacées. L’absence de toute hypothèse de conflit pèse évidemment lourd dans le sous-équipement dont nous parlerons dans notre seconde partie, et de manière plus générale dans le désintérêt politique pour les questions de Défense.
Un nouveau cran est franchi sous l’ère Kirchner (Néstor Kirchner de 2003 à 2007, puis Cristina Fernández de Kirchner jusqu’en 2015). Les Droits de l’Homme sont un des axes de leur discours politique, avec une volonté d’aller plus loin dans le jugement des crimes de la dictature. Du point de vue des compétences des armées, Néstor Kirchner prend en 2006 un important décret, qui réduit leur mission de Défense aux agressions extérieures étatiques, ce qui exclut nettement la lutte anti-terroriste et anti-narcotrafic. En 2009 est promulgué un nouveau décret [3] fixant la « Directive de Politique de Défense Nationale », qui établit explicitement que la criminalité organisée doit être combattue par des forces exclusivement policières.
Il faut cependant apporter ici une importante nuance concernant l’action de Cristina Fernández de Kirchner. Si elle poursuit l’œuvre législative de restriction des compétences des forces armées par de nombreux textes, son administration utilise de manière détournée des effectifs militaires dans la lutte contre le narcotrafic, et plus précisément pour la surveillance de la frontière Nord du pays, « passoire » qui rend possible ce trafic. Ces actions furent menées sous couvert de « l’aide logistique » que les forces armées sont autorisées à apporter si nécessaire aux forces de sécurité intérieure. Sous prétexte de prêter le concours de ses radars mobiles RASIT , l’Armée de Terre a par exemple pu, de facto, établir des patrouilles à la frontière. A la fin du mandat de Cristina Kirchner, 1 500 soldats étaient ainsi déployés à la frontière Nord dans ce rôle d’« appui logistique ». Ces actions furent menées dans la plus grande discrétion, et en contradiction avec l’œuvre normative de la présidente – notamment de sa Directive de Politique de Défense Nationale.
Depuis son élection en décembre 2015 à la présidence, Mauricio Macri avait déjà indiqué à plusieurs reprises qu’il entendait donner plus de place aux armées dans la sécurité intérieure, à rebours de la dynamique précédemment décrite. Il matérialise ce projet dans le décret du 23 juillet 2018, dont l’article 1 vient modifier la définition des missions des armées installée par le décret de 2006 de Néstor Kirchner. D’après le texte, « Les Forces Armées […] seront employées de manière dissuasive ou effective devant des agressions d’origine externe contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de la République Argentine ; la vie et la liberté de ses habitants, ou devant toute autre forme d’agression externe qui soit incompatible avec la Charte des Nations Unies » [4]. La grande amplitude des autres conditions (« vie et liberté de ses habitants ») ne laisse guère que le critère de menace « externe » : à l’heure de la mondialisation avancée qui est la nôtre, même ce critère n’est plus très restrictif. Dans le discours de présentation de ce décret, Mauricio Macri a évoqué pour les armées la participation à la sécurité intérieure, notamment frontalière et lors « d’évènements à caractère stratégique » (l’Argentine reçoit en 2018 le G20), ou encore de catastrophes climatiques.
Au passage, notons ici que la présence en Antarctique, très valorisée par l’Argentine, est une autre des missions confiées aux armées argentines, de même que la liaison maritime et aérienne avec le continent blanc et ce depuis les débuts de la présence argentine.
Une adhésion à l’idée étasunienne des militaires comme « crime fighters » ?
Tout d’abord, il faut reconnaître le flou relatif de la politique militaire de Mauricio Macri. Par exemple, le narcotrafic, très présent dans ses propos la concernant en 2015, n’a pas été évoqué lors de la présentation du nouveau décret. Ce flou se combine avec une très faible importance dans l’agenda présidentiel. Dans le discours d’ouverture des sessions du Congrès de cette année de réforme militaire, prononcé le 1er mars 2018, les armées ou la Défense ne sont pas mentionnées une seule fois en près d’une heure d’exposé. Il est vrai que, au vu de l’antimilitarisme encore très fort de la société argentine, communiquer sur les forces armées est peu rentable politiquement.
Il nous faut aborder ici une donnée importante, celle de l’agenda étasunien sur les thématiques de sécurité pour l’Amérique latine. Si la Chine a fait depuis les années 2000 une entrée fracassante sur la scène régionale, c’est avant tout sur le plan commercial : les Etats-Unis restent la puissance extérieure déterminante dans ce sous-continent qui reste périphérique – d’autant plus avec la fragilisation d’un pays comme le Brésil. Leur agenda sécuritaire pour cette région peut se résumer en deux termes : importance de la lutte contre le crime transnational (terrorisme et narcotrafic), et rôle des forces armées comme « combattants du crime » (crime fighters).
Important marché de drogue, les Etats-Unis s’impliquent dans la lutte contre le narcotrafic en Amérique Latine dès les années 1970. En 1973, Richard Nixon (président de 1969 à 1974) déclare une « guerre mondiale totale » au narcotrafic lors de la création de la DEA (Drug Enforcement Administration), agence justement fondée afin de centraliser cet aspect de la politique sécuritaire du pays. Cet agenda est repris et durci par la suite, notamment sous Ronald Reagan (président de 1981 à 1989). Celui-ci émet l’importante Directive de Sécurité Nationale 221, qui permet l’implication des forces armées dans la lutte anti-drogue. Dans la politique latino-américaine de Washington en matière sécuritaire, cette thématique vient au premier plan avec la fin de la Guerre froide (1991).
La stratégie anti-drogue états-unienne est résolument tournée contre l’offre de stupéfiants : on souhaite en réduire la consommation en les raréfiant et en les renchérissant. A partir du moment où la « guerre contre la drogue » est lancée, cette approche est une constante – hormis pendant la courte parenthèse de l’administration de James – dit Jimmy - Carter, président de 1977 à 1981). L’accent est mis sur la destruction des lieux de production et de traitement ou des réseaux de transport, donc dans le cas des Etats-Unis sur une action extérieure. Cette action extérieure est marquée par une prépondérance militaire, avec un rôle central confié au Commandement Sud (commandement militaire chargé de l’Amérique latine moins le Mexique).
Après le 11 septembre 2001, la lutte contre le terrorisme s’adjoint à la lutte contre le narcotrafic. Ces deux dangers sont unifiés sous les termes de « nouvelles menaces » ou de « crime transnational », et sont conçus par Washington comme étant organiquement liés. Dans le cas argentin, et ce dès avant l’attentat, Washington a ainsi fait pression pour une implication des militaires dans la région dite de la Triple Frontière (zone frontalière entre l’Argentine, le Brésil et le Paraguay). Cette région est une plaque tournante du trafic de drogue et serait, d’après les Etats-Unis, une source de financement d’importantes organisations terroristes tel que le Hezbollah.
L’attention portée par les stratèges étasuniens aux menaces transnationales n’ayant pas décru au cours des dernières années, ces deux objectifs demeurent, tout comme le rôle assigné aux armées latino-américaines. Ainsi, le rétablissement en 2008 de la IVème Flotte des Etats-Unis, assignée à l’Amérique Latine, fut officiellement motivée par une volonté de renforcer la lutte contre le crime transnational organisé. Dans la même veine, l’amiral Kurt Kidd, chef du Commandement Sud des Etats-Unis, a déclaré lors de la Conférence de Défense Sudaméricaine tenue en août 2016 que « nous [les militaires] ne faisons désormais plus face à ces conflits conventionnels qui déplacent des millions de personnes et déstabilisent des régions entières, mais aussi à des menaces complexes, qui se présentent en réseaux, comme la délinquance transrégionale ou l’extrémisme violent qui dépassent les frontières et les limites » [5].
Jusqu’ici, l’Argentine s’était illustrée, par rapport à d’autres pays, par sa résistance aux demandes états-uniennes dans ce domaine. Cette résistance découlait notamment de la dynamique de restriction des missions des forces armées – même si, nous l’avons vu, dans le cas de Cristina Kirchner les choses sont plus nuancées. Il est vrai que les pressions états-uniennes dans ce sens ne furent jamais très fortes, l’Argentine n’occupant dans la stratégie anti narcotrafic de Washington qu’un rôle très secondaire.
Or, la nouvelle définition des missions militaires à la suite du décret de juillet 2018 permet tout à fait une militarisation de la lutte contre ces menaces transnationales, que l’on peut toujours qualifier d’externes car elles auront, par définition, des composantes situées hors du territoire national. C’est d’autant plus vrai dans le cas argentin pour ce qui est du trafic de grand envergure, davantage infiltré par des réseaux étrangers (mexicains et colombiens notamment) que foyer de réseaux autochtones. De plus, les choix en termes d’équipement des armées faits par le président Macri semblent eux aussi aller à l’appui de l’hypothèse selon laquelle son objectif serait de réorienter les armées vers des missions de sécurité intérieure.
L’administration Macri se place à la fois dans la continuité d’une longue dynamique de réduction des moyens, mais se distingue par des choix d’équipements qui semblent indiquer une volonté de réorienter les capacités des forces armées argentines vers des missions de sécurité.
Une continuité dans la réduction des moyens attribués aux forces armées
La question du calcul des dépenses militaires est un problème complexe mais, puisqu’il s’agit ici de montrer une dynamique, et sans nous étendre sur la question du niveau de dépense, la consultation des données du Stockholm Peace Research Institute (SIPRI) nous montre de manière satisfaisante la baisse des dépenses militaires depuis la fin de la dictature.
Cette baisse est la conséquence directe des conditions de sortie de la dictature, qui placent les militaires dans une situation très délicate. La fin de la Guerre froide, l’installation d’une paix que tous imaginent durable dans le sous-continent (même s’il se réarme actuellement), et l’absence de prétentions argentines à la projection militaire poussèrent aussi à une réduction des moyens.
Une remarque s’impose également quant à la composition de ces dépenses. La part consacrée à l’investissement y est minime, ce qui traduit le fait que le budget résistant à la baisse est avant tout lié à une volonté de ne pas trop réduire les effectifs, pour des raisons économiques – les Kirchner étaient des keynésiens revendiqués – et/ou politiques. Ainsi, en 2007, l’Argentine consacrait seulement 2,55% de ses dépenses militaires à l’investissement. A titre de comparaison, pour cette même année, le Brésil y consacrait 6,95% de ses dépenses militaires, et le Chili 27,48% [6]. Comme le montre le graphique ci-dessous, l’administration Macri n’a pas modifié cet état de fait [7].
Ce sous-investissement se répercute directement sur la qualité des équipements des armées argentines, dont le mauvais état s’est révélé de façon tragique avec la disparition du sous-marin ARA San Juan en 2017 (voir l’encadré en pied de page).
Une comparaison des forces sous-marines argentines et chiliennes permet de rendre compte de la faiblesse des forces conventionnelles argentines du point de vue matériel. La Marine argentine ne disposait en 2015 que de trois (en incluant l’ARA San Juan disparu depuis) sous-marins, avec de simples moteurs Diesel, achetés dans les années 1970 pour l’un et 1980 pour les deux autres. La Marine chilienne – pays dont le PIB est inférieur à la moitié du PIB argentin, et qui dispose d’un littoral comparable – disposait de son côté de quatre sous-marins, dont deux de classe Scorpène achetés dans les années 2000, bien plus modernes.
Une réorientation des achats d’équipements
Certes, le gouvernement de Mauricio Macri ne se distingue pas de ses prédécesseurs par la dimension des moyens affectés à la Défense ou par la faiblesse conventionnelle des armées qu’il laisse perdurer. Cependant, ses choix d’équipements semblent découler d’une volonté de réorienter les capacités des forces armées vers les missions de sécurité.
Le cas de l’Armée de l’Air est un bon exemple de cette intention apparente de rediriger les armées vers des missions plus sécuritaires. La première décision du président pour cette force fut d’acter la fin de la force de frappe supersonique argentine en ne renouvelant pas la force de Mirage (les Super Etendard acquis en 2018 ne peuvent franchir le mur du son que dans des conditions très favorables). Dès 2016 également, le non-renouvellement de la force d’attaque au sol composée de Lockheed Martin A-4AR Fightinghawk fut également annoncée [8].
Les acquisitions semblent elles aussi guidées par des objectifs sécuritaires. Par exemple, lors de l’achat des avion-écoles Beechcraft T6C-Texan, l’objectif affiché était la formation des effectifs à des missions de surveillance frontière et de contrôle aérien. L’Armée de l’Air mise aussi sur le développement de drones de surveillance (rénovant pour cela sa base de Chamical, dans le nord du pays, afin d’y mener des essais) et l’achat d’avions légers, tels que les trois Pampa III livrés cette année par FAdeA (Fábrica Argentina de Aviones). Quant aux Super Etandards, la sécurisation d’évènements officiels (internationaux notamment) paraît avoir pesé lourd dans la décision de maintien d’une escadrille par l’achat de cinq nouveaux appareils.
La perspective d’une participation à des missions humanitaires est également présente, avec des achats ou la modernisation d’équipements existants visant à améliorer, ou du moins préserver, les capacités logistiques de transport aérien (achats d’hélicoptères Bell 412, accord avec Airbus pour la maintenance des C212). Ainsi, lors de l’été austral 2018, des unités aériennes sont intervenues à la suite d’inondations dans le nord du pays. Ces mêmes capacités peuvent par ailleurs être aussi utilisées pour les transports vers l’Antarctique.
Toutes ces modifications se font dans le cadre d’une dynamique globale de réduction de budgets déjà maigres – réduction accentuée par les actuelles difficultés économiques du pays. Les conditions économiques de l’Armée de l’Air argentine sont ainsi difficiles au point que l’apparition de compagnies aériennes low cost dans le pays a provoqué le départ de nombreux pilotes militaires pour celles-ci, en raison de la faiblesse des salaires militaires.
Des conséquences à prévoir pour l’industrie de Défense française
Cette réorientation stratégique qui semble se profiler, ainsi que cette réduction budgétaire qui se poursuit, n’est pas sans risque ni intérêt pour l’industrie de Défense française.
Le rôle de celle-ci auprès des armées argentines est illustré par l’exemple de l’attaque du HMS Sheffield lors de la Guerre des Malouines, attaque menée par deux Super-Etendards armés de missiles Exocet, deux produits de l’industrie française. Dassault est d’ailleurs une des premières « victimes » de l’administration Macri, avec la fin de la force de Mirage, même si la - difficile - vente de cinq Super Etendard lui a permis de conserver ce client.
Pour ce qui est de la Marine, l’avenir semble au contraire receler d’opportunités. Historiquement, la Marine argentine se fournissait surtout auprès de l’Allemagne (pour ses destroyers et ses sous-marins), des Etats-Unis et parfois d’autre pays (Israël, Pologne, Finlande). Or, l’achat récent de quatre patrouilleurs OPV à Naval Group peut laisser espérer un changement [9]. Les priorités de la Marine se modifiant (la protection de l’espace maritime contre la pêche illégale ou le narcotrafic est notamment mis en avant) un changement dans la composition des fournisseurs peut être attendu, or Naval Group dispose dans le domaine des navires légers de solides atouts.
Le décret pris par le président Macri en juillet 2018 s’inscrit ainsi dans ce qui semble être un projet général de refonte des armées argentines, de leurs moyens et de leurs missions. Au vu des faibles budgets alloués et de la place mineure occupée dans l’agenda politique par les thématiques militaires, il faut cependant être prudents, car l’immobilité reste une hypothèse plausible.
Ce qui est acquis, c’est la fin d’une dynamique de restriction légale des missions des armées initiée depuis la fin de la dictature, en accord avec la volonté étasunienne de voir les militaires de la région agir en tant que « crime fighters ».
Reste cependant une triple inconnue qui pèse sur la probabilité de réalisation effective de cette réorientation stratégique. Premièrement, la permanence de Mauricio Macri et de sa force politique au pouvoir : quand bien même l’opposition reste mal en point, les difficultés économiques croissantes, et notamment la dégringolade du peso argentin face au dollar, pourraient coûter cher lors des élections présidentielles de décembre 2019. De plus, ces mêmes difficultés économiques réduisent les marges de manœuvres du gouvernement quand bien même il serait victorieux électoralement. Cela est d’autant plus vrai pour un sujet comme celui des armées, qui reste très secondaire dans l’agenda politique argentin, et ne part donc pas en bonne position pour les arbitrages budgétaires. Enfin, la faible importance de ce sujet dans l’agenda du président Macri et l’absence de stratégie claire de sa part est une autre source d’incertitude.
La réalisation effective, la durée et la profondeur de la réorientation stratégique que semble vouloir impulser le décret du 23 juillet 2018 restent donc à déterminer.
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La disparition du sous-marin argentin ARA San Juan en 2017
Le 15 novembre 2017 est perdu tout contact avec l’ARA San Juan, sous-marin de type TR-1700 de fabrication allemande, mis à l’eau en 1983 et en service depuis 1985 dans la Marine argentine. En chemin depuis Ushuaia (Terre de Feu) vers Mar del Plata (Province de Buenos Aires), il avait atteint le Golfe San Jorge sur la côte patagonienne, soit environ la moitié de son trajet. Il avait à son bord 38 sous-mariniers et 6 plongeurs.
Le 18 novembre 2017, le gouvernement argentin demande une aide internationale pour la recherche du sous-marin disparu : y participeront 4000 personnes et 37 avions et bateaux en provenance de 8 pays, sur une zone de recherche de 482 507 km² (ce qui équivaut au territoire de l’Espagne). Le 30 novembre 2017, le gouvernement argentin reconnaît qu’il n’est plus possible de retrouver l’équipage en vie, mais reporte le deuil national à l’obtention d’une preuve visuelle du naufrage. A ce jour, l’ARA San Juan reste introuvable.
L’émotion suscitée dans le pays fut bien sûr très forte. Surtout, la découverte des conditions dans lesquelles l’ARA San Juan avait été autorisé à prendre la mer donna lieu à une série de violentes polémiques médiatiques, ainsi qu’à des attaques en justice contre la Marine, d’anciens responsables politiques et des officiers (procédures qui sont encore en cours). L’état déplorable du sous-marin et son sous-équipement (il disposait par exemple de 24 bombonnes d’oxygène d’urgence au lieu des 100 prévues par le fabricant, ou encore de vivres insuffisants et en bonne partie périmés) révélèrent au grand jour l’ampleur et les conséquences du sous-financement chronique des armées argentines.
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Bibliographie indicative
. Sur la militarisation de la sécurité intérieur et de la lutte anti-drogue aux Amériques et en particulier en Argentine : Tokatlian, Juan Gabriel, Sain, Marcelo Fabián, et Montenegro, Germán, De militares a policías. La « guerra contra las drogas » y la militarización de Argentina, Buenos Aires, Capital Intelectual, 2018
. Sur l’évolution des normes et institutions militaires en Argentine (et au Brésil) des années 1970 à 2010 : Ugarte, José Manuel, « Argentina, Brasil, defensa : La evolución de las doctrinas, normas y estructuras de defensa en ambos países en las últimas cuatro décadas », La Plata, Relaciones Internacionales, 2016 (N°50)
. Sur la politique internationale des Etats-Unis de lutte contre le narcotrafic : Room, Robin et Piglia, Angela, « The International Drug Control in the Post-Cold War Era : Managing Markets or Fighting a War ? », Drug and Alcohol Review, 1999, vol.18, num.2
Diplômé d’un Master Histoire militaire comparée, géostratégie, défense et sécurité à l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-en-Provence. Passé par l’Université Nationale de La Plata (Argentine).
[1] Décret 683/2018
[2] Le « Processus de réorganisation nationale » (Proceso de reorganización nacional, souvent abrégé en Proceso nacional) est le nom que s’est donnée la dictature mise en place à l’issue du coup d’Etat du 24 mars 1976, dictature qui prendra fin le 10 décembre 1983 avec l’intronisation du président civil élu Raúl Alfonsín.
[3] Décret 1714/09
[4] « Las Fuerzas Armadas, instrumento militar de la defensa nacional, serán empleadas en forma disuasiva o efectiva ante agresiones de origen externo contra la soberanía, la integridad territorial o la independencia política de la REPÚBLICA ARGENTINA ; la vida y la libertad de sus habitantes, o ante cualquier otra forma de agresión externa que sea incompatible con la Carta de las Naciones Unidas ».
[5] https://dialogo-americas.com/es/articles/senior-defense-leaders-discuss-changing-role-military-latin-america
[6] Simonoff, Alejandro, Surasky, Javier y Rial, Juan, Análisis de los lineamientos de la política exterior argentina reciente, a través de la cooperación regional y la agenda de seguridad durante el gobierno de Néstor Kirchner, La Plata, Ediciones IRI, 2010, p.100
[7] Ce graphique a été réalisés à partir des lois budgétaires, qui comportent en annexes une répartition (relativement) détaillée des dépenses militaires.
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Date de publication / Date of publication : 10 mars 2019
Titre de l'article / Article title : Réforme militaire argentine : regain militariste ou renoncement à la Défense ?
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