Longtemps avant la relance de la guerre d’agression russe le 24 février 2022, Laurent Chamontin (1964-2020) a vu juste sur la Russie de Poutine et ses ambitions impériales à l’encontre de l’Ukraine. Il fait partie des quelques experts qui ont mis à disposition des faits à considérer et des analyses à intégrer pour ne pas être surpris. En accès gratuit, le Diploweb a publié dès août 2016 son ouvrage « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol ». L. Chamontin alertait non seulement sur les visions impériales de Moscou mais aussi sur les dangers de la désinformation russe, (Cf. Chapitre 6. « La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre »). Créé en 2021, le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ne cesse depuis de mettre à jour des actions de désinformation russes à l’encontre de la France. Chapitre par chapitre, la publication numérique de l’ouvrage de L. Chamontin a été achevée en février 2017 par le chapitre « Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne ». Après la publication numérique gratuite, le Diploweb en assuré la publication aux formats Kindle et livre papier, par Amazon. Sous ces trois formats, le livre « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol » a reçu un bel accueil. Ce dont témoigne d’ailleurs en creux sur Amazon la hargne de quelques trolls pro-russes aux commentaires pathétiques, hommages involontaires à la pertinence d’une pensée critique argumentée et toujours nuancée. Ce qui les gêne, c’est la mise à disposition d’éléments de connaissance qui réduisent l’efficacité de leurs manipulations mentales.
Laurent Chamontin est décédé le 15 avril 2020 de la combinaison d’un cancer et du Covid-19. Il nous manque humainement et intellectuellement tant sa lucidité aurait été la bienvenue pour éclairer la relance de la guerre russe en Ukraine. Cette dernière exerce des effets de long terme sur la reconfiguration stratégique de l’Europe géographique. C’est pourquoi il est utile de (re)lire un auteur qui avait su en distinguer les signes annonciateurs. La grâce de l’écriture et les possibilités de la publication internet permettent de remettre en avant son analyse contextualisée, puisque chaque page HTML porte en pied la date de publication initiale. Chacun saura trouver dans ces lignes rédigées en 2016 des réflexions pour aujourd’hui.
—
Comme tout mouvement de ce type, l’Euromaïdan ukrainien (2013-2014) se signale par une abondante production de symboles dont celui, important et controversé, de la décommunisation. Au delà, la révolution fait face à un défi d’ordre géographique, du fait de la pression exercée à l’est par la Russie, et à un défi institutionnel lié à la corruption et à l’inefficacité d’un État tiré à hue et à dia par les oligarques. Contrairement au cliché qui veut que l’est soit « pro-russe », il semble bien que les épreuves actuelles (2013, 2014, 2015, 2016) aient pour effet de consolider le sentiment d’appartenance nationale, à l’est comme à l’ouest. Quant à la modernisation institutionnelle, elle a enregistré quelques progrès notables mais reste une entreprise de longue haleine, à l’instar de ce qu’on observe en Géorgie. Illustré d’un tableau et deux cartes.
LE PUBLIC français s’est beaucoup éloigné de son passé révolutionnaire ces trente dernières années, et il lui faut faire un effort certain pour se représenter l’exaspération générée par le marasme et l’État friable que nous évoquions plus haut, dans une classe moyenne qui n’arrive pas à sortir de la précarité.
L’expérience de la révolution orange (NDLR : 2004) est ici fondatrice : selon l’expression proverbiale, « chacun était rentré chez soi » après la victoire de Viktor Youchtchenko et Youlia Timochenko ; l’État de son côté était peu à peu reparti dans ses logiques douteuses, et de l’avis général, rien n’avait vraiment changé, sinon en pire ; de plus la crise de 2008 était passée par là.
En remettant en cause l’un des seuls acquis visibles de la période, l’accord d’association avec l’UE, Viktor Yanoukovitch a déclenché (NDLR : en 2013) une véritable lame de fond à l’assaut d’un appareil étatique inefficace et corrompu – une authentique révolution, avec tout ce que le mot comporte d’errances et de pertes de contrôle.
Le défi à relever est, bien entendu, colossal : encore une fois, il s’agit d’inventer un chemin vers un État qui soit chose publique dans une aire culturelle où cette réalité fait complètement défaut. Et en pratique, il faut compter avec des acteurs puissants que le nouveau cours des choses n’a nullement fait disparaître : les oligarques.
Autant dire que l’Euromaïdan (NDLR : en 2013-2014), comme tout mouvement de ce type, commence par fabriquer ce qu’il est possible de fabriquer rapidement, c’est-à-dire des symboles, dont nous passerons en revue quelques-uns des plus marquants.
Il y a en premier lieu les martyrs, et en particulier ceux de la fameuse « centurie céleste », tombés aux abords de l’hôtel Ukraine de Kiev dans les derniers moments de l’insurrection. À ceux-ci viendront bientôt s’ajouter les soldats tombés lors de la guerre dans le Donbass, et les Ukrainiens emprisonnés en Russie, au premier rang desquels Nadia Savtchenko, libérée depuis, et Oleg Sentsov, toujours captif à l’heure où ces lignes sont écrites.
Dans le domaine de la critique sociale, le premier symbole, et le plus visible, est celui de la déchéance de Viktor Yanoukovitch, fourni par son extravagante villa [1], dont il avait toujours refusé l’accès aux journalistes. Dès la fin du mois de février 2014, les habitants de Kiev la visitent, avec un souci d’éviter les pillages qui est l’une des marques de fabrique de cette révolution.
Autre image marquante : celle de militants s’attaquant à un député réputé corrompu pour le jeter dans un bac à ordures [2] ; un cas extrême, qui marque la volonté de garder le pouvoir sous le contrôle des activistes – tendance qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui, et jusque dans l’extrême Est du pays (cf. encadré 3).
Mais ce sont les lois de décommunisation et le démontage des statues de Lénine qui fournissent les symboles par excellence de la révolution ukrainienne, en ce qu’ils révèlent une évolution radicale par rapport au passé soviétique.
Il faut avoir à l’esprit l’extrême imprégnation de l’espace public par les symboles communistes de tout ordre (sur l’avenue centrale de Kiev, il y avait, sauf erreur, cinq monuments dédiés au chef de la révolution en 1989…). Ce phénomène se doublait d’une véritable amnésie collective, avec les noms des pires staliniens se retrouvant honorés, par le miracle des réhabilitations du XXème congrès et des silences de l’histoire officielle, aux endroits même où la famine de 1933 a fait le plus de victimes, dans l’inconscience générale…
Les lois de décommunisation de 2015 ont clairement pour objectif de marquer une rupture avec ce passé et de remodeler l’identité nationale, dans un sens qui, il faut le noter, va à l’encontre de la nostalgie soviétique en vogue au même moment en Russie. Leur caractère excessif, qui a été dénoncé à juste titre et fait craindre une politisation de l’Histoire, est révélateur d’une volonté de marquer les esprits qui peut aussi comporter un risque de division.
Le démontage des statues de Lénine est quant à lui un phénomène extrêmement intéressant, car il fournit un marqueur géographique de la consistance du clivage évoqué au chapitre précédent.
De fait, l’effigie du chef de la révolution a déjà disparu de l’Ouest du pays avant 2013 ; un vaste mouvement d’abattage a lieu en Ukraine centrale en février 2014 – qui touche peu de monuments à l’est d’une ligne Kharkiv – Dniepropetrovsk.
On pourrait croire que l’Ukraine se fige en deux blocs – l’un déléninisé, l’autre fidèle au fondateur du communisme ; mais en fait, le mouvement continue tout au long de 2014 et 2015 en direction de l’Est, sans bien sûr toucher la Crimée annexée ni la partie du Donbass qui échappe au contrôle de Kiev.
Au total, 3 200 statues de Lénine ont été démontées en Ukraine entre 1991 et novembre 2015 sur les 5 500 initialement en place, et la carte publiée par l’hebdomadaire Tyzhden’ semble indiquer – à son modeste niveau – que le clivage pourrait être surmonté [3]… Il y aurait d’après ces données une Ukraine qui tire la révolution à l’Ouest et au centre, et une autre à l’Est qui suit avec retard, mais finit par se raccrocher au mouvement général.
Ces observations sont corroborées, et c’est très loin d’être un point mineur, par le faible niveau du soutien à la perspective d’un rattachement à la Russie, mesuré par un sondage de la fin 2014 (alors que les oblasts de Donetsk et Lougansk échappent déjà partiellement au contrôle de Kiev depuis l’été).
Tableau 4
Position des Ukrainiens vis-à-vis de l’idée de rattacher l’oblast (province) dans laquelle ils vivent – extrait d’un sondage réalisé par le Kyiv International Institute of Sociology du 6 au 17 décembre 2014 [4]
Le tableau 4 permet de voir que dans tous les oblasts de l’Est, y compris les parties de ceux de Donetsk et Lougansk restés sous contrôle de Kiev, tous fortement marqués par la russophonie, le soutien à l’option ukrainienne sous une forme ou sous une autre est fortement majoritaire, le rattachement à la Russie ne recueillant que 4.3 % de réponses positives.
Par ailleurs, comme nous l’avons indiqué, l’Est de l’Ukraine resté sous contrôle de Kiev ne se distingue pas du reste du pays en matière de lutte contre la corruption des autorités locales (cf. encadré 3), et le sentiment national n’y est pas absent.
L’exemple de Marioupol, où a eu lieu le 19 Septembre 2015 une parade aux couleurs ukrainiennes, largement suivie, suggère que celui-ci est loin d’être inexistant, comme le montre le bon accueil réservé au bataillon de volontaires Azov chargé de défendre la ville contre les « séparatistes ». Une manifestation du même type, organisée à Donetsk en mai 2014, semble d’ailleurs avoir elle aussi connu le succès, avant que la mise en place de la république populaire auto-proclamée du même nom ne rende tout affichage de sentiments pro-ukrainiens impossible.
L’ensemble de ces considérations suggère donc que le fameux clivage Est-Ouest est fortement relativisé par le développement de l’ Euromaïdan , et que le cliché qui veut que les régions russophones de l’Est soient peuplées de « pro russes », au sens de « partisans d’un rattachement à la Russie », est tout juste bon à jeter aux orties (voir aussi les encadrés 4 et 5 sur la Crimée et le Donbass).
Si on se remémore le pari de Vladimir Poutine mentionné au début du chapitre précédent, celui-ci semble aujourd’hui perdu, ce que mesure la mise sous éteignoir du projet de Novorossia s’étendant jusqu’à Odessa, un temps agité par les idéologues nationalistes de Moscou.
De fait, l’une des évolutions les plus remarquables de ces deux dernières années est le basculement de l’opinion ukrainienne en faveur de l’adhésion à l’OTAN, difficile à imaginer il y a encore cinq ans : la naïveté stratégique vis-à-vis du voisin russe fait bien partie du passé, même si dans ce cas l’Est reste plus réticent que la moyenne [5].
Au total, on discerne une dynamique puissante qui contribue à pérenniser l’orientation de l’Euromaïdan ; du reste, le moral de la population reste bon malgré deux ans passés dans l’attente de réformes qui, pour la plupart, tardent à faire voir leurs effets [6], ce qui n’est pas étonnant compte tenu du contexte et du passif accumulé.
Sur le plan institutionnel, la mise en place d’une police de la route, en remplacement de l’ancienne milice lourdement corrompue, ne doit pas faire illusion.
Cette réforme, qui correspond bien sûr à une demande prioritaire de l’opinion excédée, a elle aussi l’avantage d’être visible et rapidement faisable. Cependant, aussi nécessaire qu’elle soit, elle ne peut être qu’une hirondelle qui annonce – éventuellement – le printemps.
Les réformes structurelles des finances publiques, de la justice, de l’éducation, etc. ont certes été mises en chantier [7] ; elles ne peuvent, en tout état de cause, produire des résultats visibles que sur le long terme, d’autant que la guerre menée par la Russie n’en facilite évidemment pas la mise ne place.
L’expérience menée en Géorgie entre 2003 et 2012 par Mikheil Saakachvili et ses équipes peut contribuer à éclairer le futur de la révolution ukrainienne, dans la mesure où il s’agit d’une autre tentative de liquider les séquelles de l’héritage soviétique ; celle-ci suggère que des progrès relativement rapides sont envisageables en ce qui concerne la corruption du quotidien ; les formes plus sophistiquées de ce fléau, incluant clientélisme, copinage et trucage des marchés publics restent cependant préoccupants dans ce pays, en liaison avec la concentration des pouvoirs entre les mains des élites [8].
Il va sans dire que le même problème existe en Ukraine : la construction étatique se heurte à l’existence des baronnies oligarchiques, qui détiennent aujourd’hui une bonne partie de la réalité du pouvoir [9], à la fois sur les plans économique et régional. Le terme de « baronnie » est ici tout à fait adapté, dans la mesure où le défi auquel fait face la nation ukrainienne est bien comparable, mutatis mutandis, à celui qui a dû être relevé lors de l’édification de l’État moderne en Europe occidentale.
Certains dans le monde des affaires semblent conscients de la nécessité de sortir de l’impasse actuelle ; en témoigne l’inquiétude bien réelle exprimée par un businessman de premier plan comme Sergueï Tarouta, de voir la capitalisation des entreprises ukrainiennes diminuer fortement si rien n’est fait pour accélérer les réformes [10]. Au-delà de ce constat de bon sens, la sortie d’une république oligarchique, où de nombreux pouvoirs émanent de la logique de prédation déjà évoquée, reste cependant largement à inventer.
En attendant, l’État ukrainien souffre d’un déficit de légitimité abyssal, concurrencé qu’il est par ces baronnies comme par les organisations issues de la société civile. Celles-ci ont bénéficié de la mobilisation spontanée de l’opinion et de la diaspora ukrainienne, du concours des oligarques comme de l’aide occidentale ; elles opèrent dans les domaines social et caritatif, mais aussi dans le domaine militaire (sans fournitures d’armes de la part de l’Occident).
Aux heures sombres de 2014, quand l’armée ukrainienne aux abois était incapable de contrôler la situation dans les oblasts de Donetsk et Lougansk, ce sont les bataillons de volontaires qui ont permis de limiter les dégâts. Depuis, l’État a réussi tant bien que mal à en reprendre le contrôle [11] ; cet exemple illustre cependant avec une acuité particulière le chemin qui lui reste à parcourir pour conquérir une légitimité fonctionnelle qui lui fait aujourd’hui fortement défaut.
Laurent Chamontin, « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016. Un classique également disponible sur Amazon format papier et format Kindle
Prédire le devenir des révolutions est un exercice difficile – l’expérience française montre que les avancées initiales peuvent être remises en cause avant d’être pérennisées, parfois plusieurs décennies après avoir été décidées une première fois.
Reste que dans le cas qui nous occupe, la dynamique interne de la révolution semble pouvoir garantir que les conquêtes seront visibles, à condition de ne pas relâcher l’effort.
Le contexte international, bien entendu, sera décisif : sans une aide judicieusement utilisée qui semble présente aujourd’hui, et des contreparties visibles à présenter à ses partenaires, l’expérience ukrainienne avortera purement et simplement.
Il faut que les Occidentaux, et plus particulièrement les Européens, restent convaincus de la gravité de ce risque : un échec de l’Euromaïdan signifierait, quels qu’en soient les contours exacts, la déstabilisation d’un pays de grande taille à l’échelle européenne, qui ne pourrait pas ne pas avoir de conséquence pour l’ensemble du continent. Ils doivent en être d’autant plus conscients que, comme nous allons le voir, il n’y a pas de raison d’être optimiste au sujet d’un possible rôle stabilisateur du côté de la Russie.
Encadré 3 Les guérillas électorales dans l’Est de l’Ukraine sous contrôle gouvernemental :les cas de Kryvyï Rih, Marioupol et Sloviansk Les informations disponibles sur Kryvyï Rih, Marioupol [12] et Sloviansk [13] permettent de dégager une tendance très nette en ce qui concerne l’évolution de la démocratie locale dans l’Est de l’Ukraine, dans les deux ans qui ont suivi l’Euromaïdan. Plantons d’abord le décor. Kryvyï Rih (Krivoï Rog en russe) se trouve à quelques 300 km à l’ouest de Donetsk et de la ligne de front ; c’est l’un des sites métallurgiques et miniers de premier plan en Ukraine, et une agglomération importante (650 000 habitants). Marioupol (460 000 habitants) est un port de commerce situé au bord de la mer d’Azov ; c’est également un site métallurgique majeur, traditionnellement approvisionné en coke depuis le bassin de Donetsk. La ligne de front (en mai 2016) passe à quelques kilomètres de la ville, qui a été occupée par les « séparatistes » entre avril et juin 2014 ; le quartier de Vostotchny a de plus été bombardé le 24 janvier 2015 par ces derniers. Enfin, Sloviansk (Slaviansk en russe) est une cité de 120 000 habitants située au nord du Donbass, qui abrite une importante activité de construction mécanique. Elle a été occupée par les « séparatistes » entre avril et juillet 2014. Dans chacun des cas, nous sommes donc en présence d’agglomérations fortement liées à l’industrie lourde ; la langue usuelle y est le russe à une majorité écrasante. Elles se trouvent sous la domination du Parti des Régions, lié à l’oligarque Rinat Akhmetov, puis de son successeur le Bloc d’Opposition. Avec des modalités différentes, les mouvements militants observés ont pour but de remettre en cause le monopole municipal de celui-ci ; ils rencontrent une certaine audience, qui permet ici de refaire les élections dans des conditions garantissant mieux l’absence de bourrage des urnes, là de reprogrammer un scrutin entaché d’irrégularités. Dans le cas de Kryvyï Rih, il est intéressant de noter au passage l’utilisation du terme viétché pour désigner les rassemblements d’opposants, caractéristique de l’Euromaïdan depuis ses débuts. Ce vocable renvoie aux assemblées communales de la Rus’ médiévale, anéanties par les descendants de Gengis Khan et par les premiers tsars. Ce choix est significatif, dans la mesure où il signale la tentation de revenir à une communauté idéalisée du passé en « effaçant » toute la période comprise entre l’invasion mongole et la chute de l’URSS ! Il s’agit bien entendu d’une illusion ; mais elle illustre bien la force de la volonté de faire table rase de la révolution ukrainienne. Cependant, il faut se garder de croire que la lutte contre l’opacité de la gestion municipale est un lit de roses – bien au contraire. L’ex-Parti des Régions a conservé une forte majorité municipale ; à Marioupol et à Sloviansk, cela signifie que ses membres ont réussi en général à refaire surface après la période d’occupation – une flexibilité qu’a aussi su démontrer Rinat Akhmetov (voir encadré 5). Dans tous les cas, cela démontre la résilience des réseaux d’influence liés à cette formation politique, malgré la chute de Yanoukovitch. En pratique, les activistes tirent donc leur légitimité de deux sources. En premier lieu, il faut mentionner les petites victoires obtenues pied à pied que leur permettent les positions acquises au conseil municipal : publicité des débats, réorientation de ressources vers l’aide aux réfugiés… avec pour horizon lointain la transparence budgétaire. Leur autre source de légitimité est l’assistance qu’ils apportent à une population confrontée à une bureaucratie omnipotente et irresponsable ; le parallèle est ici immanquable avec les associations citoyennes qui, malgré les persécutions, œuvrent en Russie dans les mêmes domaines – tout simplement parce que l’État dysfonctionnel fait partie d’un héritage commun qui appelle les mêmes réponses ici et là. Cette lutte contre la corruption et l’opacité est par ailleurs ce qui inscrit ces mouvements locaux dans le cadre plus général de la révolution ukrainienne, au-delà de la faible résonance de l’Euromaïdan dans le Donbass. En d’autres termes : quelles que soient les divergences de perception entre les différentes régions du pays, l’exigence de modernisation est la même partout. Le but des activistes de l’Est est en fait d’amener les gens à changer avant de pouvoir changer la politique (ce qui n’est pas sans rappeler mutatis mutandis les jeunes de l’intelligentsia qui allaient au peuple dans l’Empire russe du XIXe siècle). L’État, tel qu’il existe, est perçu comme irrécupérable et impur, non sans quelques raisons. Les militants se concentrent donc sur l’assistance à la population dans l’espoir de faire changer la demande politique ; ils établissent entre eux-mêmes et « les politiciens » une distinction très nette, destinée à marquer l’absence de compromission, et n’envisagent pas pour l’instant l’effacement de celle-ci – ce à quoi il faudra pourtant bien un jour se résoudre pour régénérer l’État… La guerre d’escarmouches que nous avons évoquée illustre le blocage d’institutions que personne ne sait vraiment comment réformer. Malgré son caractère peu spectaculaire, elle mériterait d’avoir plus de notoriété hors de l’Ukraine ; en effet, à l’encontre de tous les poncifs, elle met en évidence la radicalité de l’exigence de modernisation, y compris dans les conditions difficiles de l’Est du pays. Il s’agit précisément, dans une zone majoritairement russophone, du type de mouvement dont le régime de Vladimir Poutine cherche à prévenir l’émergence en Russie, comme nous le verrons au chapitre suivant. |
Encadré 4 La Crimée dans la guerre hybride [14] Au XVIIIe siècle, la Crimée est peuplée de Tatars, peuple de langue turcique, descendant des nomades qui ont soumis la Russie au moment de la conquête mongole (au XIIIe siècle). Après sa conquête par Catherine II sur l’empire ottoman en 1783, les Russes s’y installent peu à peu. Dans le registre des images pieuses, son rôle dans l’imaginaire nationaliste russe tient au souvenir de la défense de Sébastopol lors de la guerre de Crimée, immortalisée par Tolstoï, ainsi qu’à la résistance héroïque de la ville en 1942. L’autre face de la médaille est moins reluisante : lors de la libération de la péninsule en 1944, Staline fait déporter collectivement les Tatars au Kazakhstan au titre de leur collaboration avec les Allemands. Il s’agit en fait de flatter le nationalisme russe, du point de vue duquel ils font figure de traîtres et d’ennemis héréditaires. Significativement, les Tatars ne seront pas autorisés à revenir lors de la déstalinisation, et chercheront à le faire par tous les moyens quand l’URSS va se disloquer ; d’où un antagonisme avec les Russes qui ont profité de leur exil pour s’installer en plus grand nombre et sont devenus majoritaires (67.1 % en 1989, pour 25.8 % d’Ukrainiens). À ce lourd contexte s’ajoute le transfert de la Crimée de la Russie à l’Ukraine en 1954. Outre la célébration de l’accord de 1654 qui a « uni » l’Ukraine à la Russie, les motifs de la décision semblent être essentiellement pratiques, et liés à la continuité entre la péninsule et son arrière-pays, à une époque où la frontière russo-ukrainienne est une frontière intérieure. À la chute de l’URSS, les Russes de Crimée se retrouvent ainsi doublement fragilisés : ils deviennent ressortissants ukrainiens, et doivent faire face à la pression des Tatars qui reviennent en nombre (environ 250 000 retours entre 1989 et 1998) ; cette situation conduira à des tensions sérieuses que la normalisation des relations entre Kiev et Moscou contribuera à désamorcer à partir de 1994. Quant à la flotte de la mer Noire, stationnée à Sébastopol, elle est partagée entre l’Ukraine et la Russie en 1997. Cette dernière acquiert de plus la possibilité de louer les installations portuaires jusqu’en 2017. Lors de l’accord de Kharkiv (2011), le bail est prolongé jusqu’en 2042 par Dmitri Medvedev et Viktor Yanoukovitch. À partir du renversement de ce dernier par l’Euromaïdan (22 février 2014), l’armée russe investit sans coup férir l’ensemble de la péninsule, à partir de Sébastopol et à travers le détroit de Kertch. La réussite exemplaire de l’opération exclut qu’elle ait été improvisée, ce que Vladimir Poutine finira d’ailleurs par reconnaître. Les troupes ne portent pas d’insignes, ce qui paralyse une éventuelle réaction des Occidentaux, qui sont les garants de l’intégrité territoriale de l’Ukraine au titre du mémorandum de Budapest (États-Unis, Royaume-Uni, France). Le 16 mars, le parlement de Crimée proclame l’indépendance de la péninsule avec 97 % des suffrages – un résultat qui n’est pas reconnu par l’assemblée de l’ONU. Le sociologue Vladimir Paniotto indique un taux de partisans du rattachement à la Russie de 18 % au début 2013, qui a pu monter jusqu’à 40 % sous l’effet de la propagande du gouvernement Yanoukovitch, destinée à effrayer les russophones au sujet des conséquences de l’Euromaïdan. Par la suite, les chaînes ukrainiennes ont été bloquées, la propagande du Kremlin s’est déchaînée, et le résultat réel du référendum a pu être de l’ordre de 65 % [15]. À la suite de ce référendum, Vladimir Poutine entérine son rattachement à la fédération de Russie le 18 mars, dans une atmosphère d’extase nationaliste. Cette annexion ne fait que confirmer - par l’absurde - le bien-fondé de la décision de 1954 : la Crimée dépend de son arrière-pays ukrainien pour des fournitures aussi essentielles que l’eau et l’électricité. Cette dépendance sera mise à profit par les activistes ukrainiens et tatars à la fin 2015, qui réussiront à entraîner le gouvernement de Kiev dans un blocus économique. En parallèle, le gouvernement russe organise à marche forcée le rattachement physique de la péninsule au territoire russe à travers le détroit de Kertch (construction d’un viaduc, d’une ligne électrique…). Ces projets dispendieux s’ajoutent aux effets désastreux de l’annexion pour l’économie de la Crimée, en particulier dans le secteur du tourisme : la Russie a hérité d’un fardeau, qui plus est d’autant plus lourd qu’une part significative de la population russe ne souhaite pas le prendre en charge [16], malgré son enthousiasme nationaliste, reflété par le slogan « Krym nash » (La Crimée est à nous)… Dans l’hypothèse, aujourd’hui bien hypothétique, d’un règlement politique d’ensemble, un nouveau référendum sur le rattachement de la péninsule à la Russie pourra être envisagé – c’est une option que l’ancien premier ministre ukrainien Arseni Yatseniouk a lui-même évoquée [17] – dans le respect, bien entendu des standards internationaux en matière de procédure électorale. En tout état de cause, la solution adoptée devra garantir les droits du peuple tatar, à nouveau persécuté après l’annexion. Il faut insister sur ce point : la Crimée n’est pas plus russe que l’Algérie n’était française. Elle est tatare. On voudra bien me pardonner de conclure ce bref aperçu par une remarque malicieuse, à l’attention de tous ceux qui ont répété ces dernières années que Sébastopol est le seul accès possible aux mers chaudes pour la Russie : un simple coup d’œil sur une carte permet de se convaincre que la portion du littoral de la mer Noire située entre le détroit de Kertch et l’Abkhazie est sous souveraineté de Moscou. Le port de Novorossisk qui s’y trouve avait d’ailleurs été considéré comme une option possible par l’état-major de la Marine russe, à l’époque où la reconduction du bail signé en 1997 pour la location des installations de Sébastopol était incertaine [18]. |
Encadré 5 Le Donbass dans la guerre hybride Avant de commenter les infortunes actuelles du Donbass, il n’est pas inutile de replacer dans le contexte ukrainien ce territoire, dont le nom est en fait une abréviation soviétique signifiant « bassin minier de Donetsk ». Le Donbass : un particularisme bien ancré Par métonymie, ce vocable désigne en fait l’ensemble des oblasts de Donetsk et Lougansk, soit une superficie totale de 53 200 km2 (8.8 % de la superficie totale de l’Ukraine), pour 14,5 % du PIB ukrainien en 2013, soit une part équivalente à celle de leur population. La proportion de russophones y est élevée (75 % pour l’oblast de Donetsk, 69 % pour celui de Lougansk), en liaison avec une immigration importante aux époques impériale et communiste, ainsi qu’avec la proximité de la frontière russe. Il s’agit d’une région fortement marquée par l’industrialisation soviétique, avec ce que celle-ci comportait de paternalisme : dans des entreprises gigantesques qui constituaient autant d’États dans l’État, le travailleur, pris en charge du berceau à la tombe, était dispensé de réfléchir. L’accaparement par les oligarques a trouvé dans ce système de relations sociales un contexte favorable. Parmi les facteurs qui contribuent au renforcement de l’identité locale, il faut encore mentionner, d’une part l’héroïsation du mineur, martelée pendant des décennies par la propagande communiste, et d’autre part l’excentrement géographique par rapport au reste de l’Ukraine, combiné au fait qu’une minorité importante de la population n’est jamais sortie de la région [19]. À la veille des hostilités, ce particularisme se traduisait par une préférence pour l’Union Économique Eurasiatique vis-à-vis de l’intégration européenne [20], même si le soutien à l’Euromaïdan n’était pas absent [21] ; il se traduisait également par l’existence d’une minorité significative, de l’ordre de 20 à 25 %, en faveur du rattachement de la région à la Russie [22], ce qui n’a pas empêché les manifestations de patriotisme ukrainien tant que celles-ci étaient possibles [23]. L’implication de la Russie À la suite de l’annexion de la Crimée en mars 2014, le Kremlin (dont nous discuterons l’implication plus en détail ci-dessous) a cherché à tirer parti de ce contexte ; plusieurs motivations peuvent être envisagées. On peut discerner en premier lieu une tentative de provoquer un soulèvement chez des russophones supposés être « pro russes » et enthousiasmés par le révisionnisme moscovite ; la recherche d’un gage pour négocier la régularisation de la conquête de la péninsule fait également partie des hypothèses possibles [24]. Il ne faut cependant pas négliger une explication d’ordre stratégique : en s’attaquant au Donbass, Vladimir Poutine cherche très probablement à harceler l’Ukraine sur le long terme, et ainsi à torpiller sa tentative de modernisation. C’est un point sur lequel nous reviendrons dans le chapitre suivant, mais dès à présent [25], nous pouvons noter que l’absence quotidienne de respect du cessez-le-feu par les « séparatistes » va dans ce sens. Il en est de même du pillage des actifs du complexe militaro-industriel et de la destruction des autres dans les zones « séparatistes » [26]. Les éléments de preuve pour ce qui concerne l’implication de la Russie dans le Donbass sont de plusieurs ordres. La participation de « volontaires » russes est de notoriété publique : le congrès de fondation d’une association les représentant s’est tenu de manière tout à fait officielle à Moscou en octobre 2015 [27]. D’après l’ancien « premier ministre » de la « république populaire de Donetsk », le nombre de ceux qui seraient passés par le Donbass se situerait entre 30 et 50 000. Quant à la catégorie des « mercenaires », sans doute assez difficile à distinguer en pratique de celle des « volontaires », son existence a été confirmée par Hélène Carrère d’Encausse en personne lors de son audition au Sénat [28], comme par le rapport Nemtsov [29]. Ce dernier est une source d’information importante, dans la mesure où il rassemble les contributions d’acteurs russes bien décidés à se passer de la propagande gouvernementale pour se former une opinion – journalistes d’opposition et hommes politiques, dont Boris Nemtsov lui-même, qui n’était pas n’importe qui. Pour en revenir à la présence de « volontaires » ou de « mercenaires » originaires de Russie, mes propres sources, qui concernent les villes de Donetsk et Sloviansk [30] indiquent que les « insurgés » qui ont pris le contrôle des bâtiments publics ne connaissaient pas la région (au point de brûler un drapeau du club de football de Donetsk – imaginez donc un « séparatiste » marseillais qui commencerait par brûler le drapeau de l’OM…). J’ai également recueilli, totalement par hasard, le témoignage d’une habitante de Marioupol qui avait échappé de justesse à un détachement de miliciens qui semblaient provenir du Caucase russe. Elle ne s’est évidemment pas attardée à vérifier leur identité, mais son récit recoupe l’affirmation du rapport Nemtsov sur la présence de Tchétchènes aux combats de l’aéroport de Donetsk… Ledit rapport, qui pourrait bien avoir coûté la vie à son auteur, est également l’une des sources qui permettent d’établir la fourniture par Moscou d’armements de toutes sortes, y compris des systèmes d’armes sophistiqués comme celui qui a servi à abattre par erreur le vol MH17 de la Malaysian airlines. Plus généralement, en matière de logistique, il ne fait d’ailleurs que confirmer une évidence : compte tenu de leur position géographique, les « républiques populaires » et leurs armées ne pourraient en aucun cas tenir sur le long terme sans le soutien du Kremlin. Pour ce qui concerne la présence de l’armée russe elle-même, il ne faut pas compter sur une reconnaissance officielle de la Russie, dans la mesure où cela en ferait l’agresseur dans une situation de guerre ouverte, et compliquerait sérieusement sa position diplomatique. Là encore, le rapport Nemtsov est une source incontournable pour établir les faits, ainsi que les déclarations de la présidente du Comité des mères de soldats, contrepoids traditionnel au silence officiel depuis l’Afghanistan et la Tchétchénie [31] ; il faut aussi mentionner le collectif britannique Bellingcat, qui a utilisé les traces laissées sur Internet par les soldats russes de la 53e brigade de missiles anti-aériens pour établir leur responsabilité dans le tir contre le vol MH17 [32] – une étude que la justice néerlandaise a jugée suffisamment sérieuse pour la verser au dossier de l’‘enquête sur la catastrophe… Certains faits épars contribuent également à établir la participation directe de Moscou au conflit ukrainien, comme la capture de deux soldats en mai 2015 [33], ou la publication « accidentelle » du nombre de victimes russes sur Internet [34]. L’ensemble de ces éléments a d’ailleurs été récemment corroboré par une déclaration, à vrai dire fort tardive, du chef adjoint de la mission d’observation de l’OSCE [35], qui a déclaré que son organisation avait constaté depuis le début du conflit l’envoi d’armes et de soldats en Ukraine. Quant à l’implication des services secrets, elle ne fait aucun doute [36], d’autant que Vladimir Poutine la reconnaît à demi-mot dans sa déclaration du 17 décembre 2015 [37]. Ajoutons enfin la mention par Bild d’un document prouvant la participation directe du Kremlin à la gestion quotidienne des « républiques populaires » de Donetsk et Lougansk [38] ; au total, la responsabilité de la Russie dans le conflit qui affecte l’Est de l’Ukraine depuis deux ans est écrasante. Sans l’action de Moscou, il est certain que celui-ci n’aurait pas eu lieu. Acteurs locaux, évolutions et perspectives Naturellement, ceci ne signifie pas qu’il n’y a pas d’acteurs locaux : toute guerre est une opportunité pour certains individus, déclassés, opportunistes ou simplement convaincus de la justesse de leur cause. Celle-ci ne fait pas exception, d’autant que la propagande russe s’est déchaînée après la fuite de Viktor Yanoukovitch, et que, comme nous l’avons vu, le Donbass comptait une minorité non négligeable, de l’ordre de 25 %, de partisans du rattachement à la Russie. De plus, dans cette zone excentrée d’un pays jeune à l’identité encore fragile qu’est le Donbass, l’idée de se donner à l’État le plus offrant a pu rencontrer un certain écho. Il faut aussi mentionner la résilience des milieux d’affaires locaux, et en particulier celle de l’oligarque Rinat Akhmetov, baron du Donbass et homme le plus riche d’Ukraine. Au prix de sérieuses vicissitudes il est vrai [39], celui-ci a réussi à maintenir l’activité de ses usines métallurgiques des deux côtés de la ligne de démarcation, et à garder ouverte à travers celle-ci une voie ferrée qui permet d’approvisionner les hauts-fourneaux de Marioupol avec le charbon extrait en territoire « séparatiste » et cokéfié à Avdeevka. La situation militaire résultant des combats de 2014 porte très probablement la marque d’un pragmatisme commun à toutes les parties : les entreprises de Rinat Akhmetov restent enregistrées en Ukraine, le port de Marioupol reste sous contrôle ukrainien (ce qui est indispensable pour son intégration dans les circuits du commerce international et pour le bon fonctionnement des flux financiers qui en résultent). Comme Rinat Akhmetov a toujours affiché des convictions pro-ukrainiennes, qui correspondent sans doute à son intérêt bien compris, et qu’il a résisté aux tentatives de déstabilisation de la part du gouvernement issu de l’Euromaïdan [40], son nom a récemment été évoqué pour le poste de gouverneur de l’oblast de Donetsk incluant les régions « séparatistes », dans le cadre d’une hypothétique application des accords de Minsk. Quant à la population des zones restées ou revenues sous le contrôle de Kiev, elle a sans doute pris conscience à la faveur des évènements qu’avec ses défauts fort voyants, l’État ukrainien était une meilleure alternative qu’une entité fantoche non reconnue par l’ONU ; ceci pourrait relativiser le reproche habituel d’être « abandonné » fréquemment adressé à Kiev. Sur le plan militaire, au début de mai 2016, la ligne de démarcation est stabilisée depuis les accords de Minsk-2 ; par contre les violations du cessez-le-feu par les « séparatistes », y compris au moyen d’armes lourdes, restent quotidiennes et continuent à faire des victimes au sein de l’armée ukrainienne et des bataillons de volontaires. Cette stabilisation relative résulte, dans des proportions qui restent à déterminer, de l’activité combattante de la partie ukrainienne, de la pression diplomatique des Occidentaux sur la Russie, du réalisme économique évoqué plus haut et du dégrisement de la population vis-à-vis de la propagande moscovite. Au total, nous en sommes à une forme de conflit gelé, avec deux « républiques populaires » autoproclamées qui ne respectent pas les accords de cessez-le-feu, sans aucun doute parce que la Russie n’y a pas intérêt ; par ailleurs, la partie ukrainienne est censée leur octroyer un statut spécial en vertu des accords de Minsk, ce qui rencontre, et on peut le comprendre, une forte opposition interne [41]. En bref, la situation est bloquée de toutes parts. |
Copyright 2016-Chamontin/Diploweb.com
Table des matières
Introduction. Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol
1 - Aux racines du conflit : la décomposition de l’URSS
2 - Géopolitique de l’"Etranger proche"
3 - L’Ukraine : émergence d’un nouvel État-nation
4 - "Euromaïdan" : une lame de fond
5 - Russie : les risques d’une puissance instable
6 - La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre
7 - Les opinions européenne et française dans la guerre hybride
Conclusion. Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne
Laurent Chamontin (1964-2020), était diplômé de l’École Polytechnique. Il a vécu et voyagé dans le monde russe. Il est l’auteur de « L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe » (préface d’isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014), et de « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016.
[1] http://www.lexpress.fr/diaporama/diapo-photo/actualite/monde/europe/en-images-visite-guidee-de-la-maison-de-ianoukovitch-avec-les-opposants_1494487.html?p=0
[2] « Под ВР депутата Журавского бросили в мусорный контейнер (фото,видео) » http://www.segodnya.ua/politics/society/pod-vr-deputata-zhuravskogo-brosili-v-musornyy-konteyner-ostorozhno-necenzurnaya-leksika-552649.html
[4] Sondage réalisé à l’initiative de zn.ua (site de l’hebdomadaire Zerkalo Nedeli) dans toutes les régions d’Ukraine, avec le soutien financier de l’oligarque et homme politique Sergey Taruta ; 3 035 personnes de plus 18 ans interviewées, dans 179 localités (sondage dans les oblasts de Donetsk et Lougansk dans les zones contrôlées par l’Ukraine) ; http://opros2014.zn.ua/donbass (en russe).
[5] Iryna Bekeshkina, Directrice de l’Ilko Koucheriv Democratic Initiatives Foundation, conférence à l’INALCO, Paris, 16 Décembre 2015.
[6] Ibid.
[7] Oleksandr TCHEREDNYCHENKO, « La situation actuelle en Ukraine : mythes et réalités », conférence à l’INALCO, Paris, 5 Novembre 2015.
[8] « The state of corruption : Armenia, Azerbaijan, Georgia, Moldova and Ukraine », Transparency International, 2015.
[9] « En finir avec la République oligarchique ukrainienne », Sébastien GOBERT, Politique Internationale, janvier 2016.
[10] « Мы съели свой жирок, и права на ошибку уже нет - Сергей Тарута об украинских олигархах и стране », Novoe Vremia, 24 décembre 2015.
[11] Anna COLIN LEBEDEV et Ioulia SHUKAN, « Réponse à Paul Moreira » 1er février 2016 https://blogs.mediapart.fr/anna-colin-lebedev/blog/010216/reponse-paul-moreira ; cet article discute également la question des exactions commises par la partie ukrainienne comme par la partie « séparatiste » – cette dernière ayant de loin le plus à se reprocher en la matière.
[12] Mes propres observations, dans les deux cas, entre novembre 2015 et avril 2016.
[13] Étude d’Alexandra GOUJON sur Sloviansk (France Culture, « Le grain à moudre », 23 décembre 2015 ; conférence "Réformer la vie politique locale en Ukraine. Acteurs et enjeux dans la ville de Slaviansk", INALCO, 18 février 2016). A. Goujon était à Sloviansk en avril 2014, au début du phénomène « séparatiste » ; elle y est retournée en mai 2015 et en décembre de la même année.
[14] Inspiré pour tout ce qui concerne les aspects historiques de l’incontournable Emmanuelle ARMANDON, La Crimée entre Russie et Ukraine – un conflit qui n’a pas eu lieu, Éditions Bruylant, 2013.
[15] « Восток Украины. Социология страхов », Elena Fanaïlova, Radio Svoboda : http://www.svoboda.org/content/transcript/25376829.html
[16] « Крым два года спустя : внимание, оценки, санкции », Centre Levada (Moscou), 7 Avril 2016 http://www.levada.ru/2016/04/07/krym-dva-goda-spustya-vnimanie-otsenki-sanktsii/
[17] Antoine ARJAKOVSKY, Russie/Ukraine : de la guerre à la paix ?, Parole et Silence Éditions (2014).
[18] Emmanuelle ARMANDON, op. cit.
[19] 20 % de la population d’après l’une de mes sources.
[20] « Каким путём идти Украине - к какому союзу присоединяться ? », communiqué de presse, Kyiv International Institute of Sociology, 3 octobre. 2013 : à cette date, 57.3 % des personnes interrogées choisissaient l’Union Économique Eurasiatique contre 18 % pour l’Union européenne, dans un périmètre qui comprenait, outre les oblasts de Donetsk et Lougansk, celle de Kharkiv.
[21] Voir pour Lougansk : « Луганский Евромайдан : как это было. Хронология событий и фото », http://informator.lg.ua/archives/51087, Novembre 2015.
[22] Outre le sondage de Zerkalo Nedeli déjà signalé, mentionnons « Динамика отношения населения Украины к России и населения России к Украине, каких отношений с Россией хотели бы украинцы », communiqué de presse, Kyiv International Institute of Sociology, 4 mars 2014 : dans un périmètre qui comprenait, outre les oblasts de Donetsk et Lougansk, celle de Kharkiv, 25,8 % des répondants préconisaient l’union de la Russie et de l’Ukraine, contre 12,5 % pour l’ensemble de l’ukraine.
[23] Témoignage personnel, et documents issus de Hromadske TV pour ce qui concerne Donetsk : https://www.youtube.com/watch?v=0Cy-4kD6g7Q ; pour Lougansk : « Луганский Евромайдан : как это было. Хронология событий и фото », op. cit.
[24] Boris NEMTSOV, Le rapport Nemtsov : Poutine et la guerre, préface de Marie Mendras, postface de Michel Eltchaninoff, trad. Polina Petrouchina, Actes Sud, 2016.
[25] Écrit en mai 2016.
[26] Mathieu BOULEGUE, « Les perspectives politiques et militaires des accords de Minsk 2 », note de la FRS n°10/2016, http://www.frstrategie.org/publications/notes/les-perspectives-politiques-et-militaires-des-accords-de-minsk-2-10-2016
[27] Youri VENDIK, « В Москве создали "Союз добровольцев Донбасса" », http://www.bbc.com/russian/russia/2015/10/151010_donbass_volunteers_congress_moscow 10 octobre 2015.
[28] Annexe 3 du rapport n°21 de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat sur « les relations avec la Russie : comment sortir de l’impasse ? », octobre 2015.
[29] Op. cit.
[30] Pour Donetsk : mon enquête à Marioupol ; pour Sloviansk : Alexandra GOUJON, conférence "Réformer la vie politique locale en Ukraine. Acteurs et enjeux dans la ville de Sloviansk", INALCO, 18 Février 2016.
[31] « Глава комитетов солдатских матерей РФ : Российские мамы не ездят ни в Украину, ни в Ростов, чтобы забрать тела погибших сыновей », http://gordonua.com/publications/glava-komitetov-soldatskih-materey-rf-rossiyskie-mamy-ne-ezdyat-ni-v-ukrainu-ni-v-rostov-chtoby-zabrat-tela-pogibshih-synovey-65121.html
[32] « MH17 : Potential Suspects and Witnesses from the 53rd Anti-Aircraft Missile
Brigade », https://www.bellingcat.com/wp- content/uploads/2016/02/53rd-report-public.pdf
[33] « Les soldats russes capturés en Ukraine seront jugés pour terrorisme » http://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2015/05/19/les-soldats-russes-captures-en-ukraine-seront-juges-pour-terrorisme_4636012_3214.html
[34] « Russia May Have Inadvertently Posted Its Casualties In Ukraine : 2,000 Deaths, 3,200 Disabled » http://www.forbes.com/sites/paulroderickgregory/2015/08/25/kremlin-censors-rush-to-erase-inadvertent-release-of-russian-casualties-in-east-ukraine/#430ec22a5b26
[35] « OSCE ‘sees Russian soldiers, weapons in Ukraine for two years’ », http://www.kyivpost.com/article/content/ukraine-politics/osce-sees-russian-soldiers-weapons-in-ukraine-for-two-years-410764.html
[36] Voir une discussion complète dans Régis GENTÉ, « Donbass : le Kremlin à la manœuvre », Politique Internationale - La Revue n°150 – hiver 2016.
[37] « Путин объяснил присутствие российских военных в Донбассе », http://ru.rfi.fr/rossiya/20151217-putin-obyasnil-prisutstvie-rossiiskikh-voennykh-v-donbasse
[38] « Putin’s shadow government for Donbass exposed », http://www.bild.de/politik/ausland/ukraine-konflikt/donbass-shadow-government-45102202.bild.html ; à un autre niveau, une de mes sources bien placée confirme combien la phrase « il faut demander à Moscou » est usuelle chez les « séparatistes ».
[39] « Хозяин Донбасса – Бизнесмен Ринат Ахметов пережил войну и готовится вернуться в политику » https://meduza.io/feature/2016/03/25/hozyain-donbassa
[40] « Хозяин Донбасса… op.cit.
[41] « Украинцы выступают против любых изменений Конституции в пользу "ДНР" и "ЛНР" », Levyï Bereg, Kiev, 1er mars 2016.
Copyright DIPLOWEB sauf mention contraire
Auteur / Author :
Date de publication / Date of publication : 8 juin 2024
Titre de l'article / Article title : 4 - "Euromaïdan" : une lame de fond
Chapeau / Header :
Longtemps avant la relance de la guerre d’agression russe le 24 février 2022, Laurent Chamontin (1964-2020) a vu juste sur la Russie de Poutine et ses ambitions impériales à l’encontre de l’Ukraine. Il fait partie des quelques experts qui ont mis à disposition des faits à considérer et des analyses à intégrer pour ne pas être surpris. En accès gratuit, le Diploweb a publié dès août 2016 son ouvrage « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol ». L. Chamontin alertait non seulement sur les visions impériales de Moscou mais aussi sur les dangers de la désinformation russe, (Cf. Chapitre 6. « La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre »). Créé en 2021, le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ne cesse depuis de mettre à jour des actions de désinformation russes à l’encontre de la France. Chapitre par chapitre, la publication numérique de l’ouvrage de L. Chamontin a été achevée en février 2017 par le chapitre « Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne ». Après la publication numérique gratuite, le Diploweb en assuré la publication aux formats Kindle et livre papier, par Amazon. Sous ces trois formats, le livre « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol » a reçu un bel accueil. Ce dont témoigne d’ailleurs en creux sur Amazon la hargne de quelques trolls pro-russes aux commentaires pathétiques, hommages involontaires à la pertinence d’une pensée critique argumentée et toujours nuancée. Ce qui les gêne, c’est la mise à disposition d’éléments de connaissance qui réduisent l’efficacité de leurs manipulations mentales.
Laurent Chamontin est décédé le 15 avril 2020 de la combinaison d’un cancer et du Covid-19. Il nous manque humainement et intellectuellement tant sa lucidité aurait été la bienvenue pour éclairer la relance de la guerre russe en Ukraine. Cette dernière exerce des effets de long terme sur la reconfiguration stratégique de l’Europe géographique. C’est pourquoi il est utile de (re)lire un auteur qui avait su en distinguer les signes annonciateurs. La grâce de l’écriture et les possibilités de la publication internet permettent de remettre en avant son analyse contextualisée, puisque chaque page HTML porte en pied la date de publication initiale. Chacun saura trouver dans ces lignes rédigées en 2016 des réflexions pour aujourd’hui.
—
Comme tout mouvement de ce type, l’Euromaïdan ukrainien (2013-2014) se signale par une abondante production de symboles dont celui, important et controversé, de la décommunisation. Au delà, la révolution fait face à un défi d’ordre géographique, du fait de la pression exercée à l’est par la Russie, et à un défi institutionnel lié à la corruption et à l’inefficacité d’un État tiré à hue et à dia par les oligarques. Contrairement au cliché qui veut que l’est soit « pro-russe », il semble bien que les épreuves actuelles (2013, 2014, 2015, 2016) aient pour effet de consolider le sentiment d’appartenance nationale, à l’est comme à l’ouest. Quant à la modernisation institutionnelle, elle a enregistré quelques progrès notables mais reste une entreprise de longue haleine, à l’instar de ce qu’on observe en Géorgie. Illustré d’un tableau et deux cartes.
Adresse internet / URL : https://www.diploweb.com/spip.php?article1595
© Diploweb.com. sauf mention contraire.