Les exemples du Pakistan et du Nigéria révèlent à quel point l’acte vaccinal cristallise des représentations pétries de rumeurs mais aussi influencées par des antécédents factuels. En raison de l’impact de ces résistances sociales, et plus encore dans des conditions sanitaires fragilisées par des conflits, la compréhension de ces comportements doit se faire à la lumière du contexte géopolitique dans lequel ils agissent. Article illustré d’une carte (sous deux formats) et d’un graphique.
L’ERADICATION officielle de la variole le 8 mai 1980 est le fruit d’une mobilisation internationale alors inédite. Parvenir à bout de ce fléau a nécessité la conjugaison d’une stratégie de vaccination massive et d’une surveillance-endiguement des cas orchestrée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et les Centers for Disease Control and Prevention d’Atlanta (CDC). Forts de cette réussite, les acteurs transnationaux de la santé se préoccupent alors d’une autre maladie à prévention vaccinale pandémique : la poliomyélite.
Provoquée par le poliovirus, sa transmission strictement interhumaine s’effectue principalement par voie digestive et en particulier par l’intermédiaire d’eau ou d’aliments contaminés par les selles. Obligatoire en France depuis 1964, la vaccination contre la poliomyélite a permis d’effacer progressivement de l’espace public cette maladie responsable de paralysies irréversibles : depuis 1990, plus aucun cas autochtone n’a été enregistré dans le pays. À l’échelle internationale, sous l’influence de l’Organisation panaméricaine de la santé, l’Initiative mondiale pour l’éradication de la poliomyélite a été lancée en 1988 par une coalition d’organismes publics et privés. À l’OMS, au Fonds des Nations Unies pour l’Enfance (UNICEF), aux CDC et au Rotary International s’ajoutera la Fondation Bill & Melinda Gates qui injecte en 2007 pas moins de 200 millions de dollars dans le programme.
Si des voix s’élèvent pour remettre en cause la volonté d’éradication à tout prix [1], cette ambition symbolise l’un des premiers partenariats publics-privés façonnant la globalisation de la santé aujourd’hui à l’œuvre. L’initiative a presque atteint son objectif : alors que 350 000 cas étaient notifiés en 1988, on ne compte plus que 358 cas en 2014, la dernière bonne nouvelle en date étant l’élimination de la maladie en Inde la même année.
Derrière un succès avéré, des inégalités flagrantes apparaissent. La poliomyélite sévit encore de manière endémique dans trois pays : le Nigéria, l’Afghanistan et le Pakistan où 85% des cas étaient signalés en 2014. Dans ce dernier pays, la résistance accrue aux campagnes de vaccinations perçues comme des missions civilisatrices occidentales s’ajoute à la difficulté d’atteindre les populations résidant dans les zones désertiques et montagneuses. Aussi les vaccins font-ils l’objet de rumeurs relayées par des réseaux talibans à propos de leur contenu (à base de porc) ou de leur objectif (stérilisation des musulmans). Le paroxysme de l’obscurantisme face à la méthode prophylactique s’est traduit ces dernières années par les assassinats ciblés de 65 travailleurs anti-poliomyélite au Pakistan [2].
Néanmoins, ces crimes ne doivent pas dissimuler les craintes légitimes des populations. La réalité a en effet dépassé la fiction lorsque la Central Intelligence Agency (CIA) a instrumentalisé une campagne de vaccination fictive afin de prélever des empreintes ADN et confirmer les soupçons de la présence de Ben Laden dans sa résidence d’Abbottābād en 2011 [3]. Ébranlant alors la confiance de la population, cette campagne factice a converti les vaccinateurs en espions potentiels aux yeux des Pakistanais, nourrissant les théories du complot amplement développées dans le pays depuis les attentats du 11 septembre 2001. Des tensions parfois meurtrières liées à la vaccination qui ne sont pas isolées.
Au Nigéria, l’attaque de deux cliniques dans la ville de Kano en 2013 s’est soldée par la mort de neuf vaccinateurs. Le doute s’installe en 1996 alors que la firme Pfizer effectue des essais thérapeutiques au cours d’une épidémie de méningite et de rougeole dans l’État de Kano, au nord du pays, sans obtenir le consentement des parents comme l’exige pourtant la loi. L’antibiotique testé, la Trovafloxacine, est à l’origine de la mort de onze enfants et de dommages corporels auprès de 200 victimes [4]. S’en suivra une longue bataille judiciaire entamée depuis 2001 entre l’État nigérian et la firme américaine. Une première faille dans la confiance de la population envers la médecine occidentale et les acteurs étrangers de la santé se distingue.
L’offensive décisive est lancée en 2003 lorsque des responsables politiques et religieux de cinq États du Nord appellent au boycott de la campagne de vaccination, avançant la contamination des vaccins par le VIH-Sida, des agents cancérogènes et des agents stérilisateurs [5]. Selon des observateurs [6], ce rejet doit être interprété au regard du contexte politique d’alors : la même année, la ré-accession au pouvoir présidentiel d’Olusegun Obasanjo s’est réalisée au détriment du candidat Muhammadu Buhari soutenu par une partie des États du Nord. Le boycott prend fin un an plus tard, après l’instauration d’un dialogue avec les chefs religieux à l’initiative du gouvernement fédéral, conscient de la problématique de santé publique soulevée par l’arrêt de la vaccination dans les provinces septentrionales du pays.
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Dans ce contexte délétère, une épidémie de poliovirus de type 2 dérivée du vaccin vivant atténué administré par voie orale survient, provoquant 69 cas de paralysie entre janvier 2006 et août 2007 [7], faisant une fois encore vaciller la confiance des populations. Ces différentes crises sont perceptibles sur l’épidémiologie de la poliomyélite au Nigéria et sur l’évolution de la couverture vaccinale en question.
L’éradication de la poliomyélite, bien que majoritairement menée par les acteurs locaux sur le terrain, reste principalement financée par des organismes occidentaux. Cela implique la nécessité d’établir la confiance des populations à travers une communication transparente et un renforcement de la sûreté des produits de santé. Le vaccin oral utilisé par l’OMS, plus simple à administrer, moins coûteux mais aussi moins efficace et responsable de poliomyélites dérivées du vaccin, fait l’objet de sérieuses remises en question au sein même de l’organisation qui peine pourtant à agir rapidement : le retrait mondial du vaccin activé (oral) au profit du vaccin inactivé n’est pas prévu avant l’horizon 2018-2019 [8].
Les exemples du Pakistan et du Nigéria révèlent à quel point l’acte vaccinal cristallise des représentations pétries de rumeurs mais aussi influencées par des antécédents factuels. En raison de l’impact de ces résistances sociales, et plus encore dans des conditions sanitaires fragilisées par des conflits, la compréhension de ces comportements doit se faire à la lumière du contexte géopolitique dans lequel ils agissent. L’immuable tension entre libertés individuelles et protection collective constitue un défi sanitaire international relevant de la responsabilité de chacun, un défi dont les conséquences sont désormais connues. Exempte de poliovirus autochtone depuis 1995, la Syrie, dont la couverture vaccinale des enfants dans le contexte de guerre civile était estimée à 52% en 2012, refait face à l’agent pathogène sur son territoire depuis 2013. Cette réimportation également observée dans d’autres pays [9] a conduit l’OMS à reconsidérer la poliomyélite comme une « urgence de santé publique de portée globale » [10] soulignant la menace que constituerait un retour de la maladie pour la sécurité sanitaire mondiale.
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Doctorante au Centre de Recherches et d’Analyses Géopolitiques (CRAG, EA 353) à l’Université Paris 8 et à l’Unité de Biostatistique, Biomathématique, Pharmacoépidémiologie et Maladies Infectieuses (Institut Pasteur).
[1] Claire Magone, « Le boycott du vaccin anti-polio, pas qu’une affaire d’obscurantisme », in Slate Afrique, 22/02/2013.
[2] Le Monde.fr, « Au Pakistan, 4 vaccinateurs contre la polio abattus en une journée », 27/11/2014.
[3] Heidi Larson, « The CIA’s fake vaccination drive has damaged the battle against polio », in The Guardian, 27/05/2012.
[4] RFI.fr, « Au Nigeria, premières indemnisations des victimes d’essais cliniques de Pfizer », 13/08/2011.
[5] Heidi Larson, Isaac Ghinai, « Lessons from polio eradication », in Nature, vol. 473, 26/05/2011.
[6] Ayodele Samuel Jegede, « What led to the Nigerian boycott of the polio vaccination campaign ? » in PlosMedicine, 2007, vol. 4, issue 3.
[7] OMS, « Relevé épidémiologique hebdomadaire », 28/09/2007.
[8] Global Polio Eradication Initiative, « Contexte et éléments techniques justifiant l’introduction d’une dose de vaccin antipoliomyélitique inactivé (VPI) dans le calendrier de vaccination systématique », 2014, 32 p.
[9] En 2014, des cas ont été observés au Cameroun, en Éthiopie, en Guinée équatoriale, en Irak, à Madagascar, en Somalie et au Soudan du Sud.
[10] Le Monde.fr, « Pour l’OMS, le retour de la polio est « une urgence sanitaire » », 05/05/2014.
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Date de publication / Date of publication : 22 avril 2015
Titre de l'article / Article title : Géopolitique de la santé
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Les exemples du Pakistan et du Nigéria révèlent à quel point l’acte vaccinal cristallise des représentations pétries de rumeurs mais aussi influencées par des antécédents factuels. En raison de l’impact de ces résistances sociales, et plus encore dans des conditions sanitaires fragilisées par des conflits, la compréhension de ces comportements doit se faire à la lumière du contexte géopolitique dans lequel ils agissent. Article illustré d’une carte (sous deux formats) et d’un graphique.
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