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www.diploweb.com Géopolitique "Le nouvel emprunt russe", par Pierre Verluise , spécialiste de géopolitique
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éd. O. Média en 1996 Sans que la presse ne s'en soit rendu compte, les années Gorbatchev (1985 - 1991) ont vu se développer une stratégie d'ancrage de l'Union soviétique à l'Europe de l'Ouest. Cet ancrage s'est élaboré au moyen du développement parallèle d'un vaste mouvement de fuite des capitaux et d'un endettement délibéré. Le 4 décembre 1991, l'artificielle suspension de paiement de la dette extérieure soviétique a mis les banquiers et les gouvernements européens en situation difficile alors que la fuite des capitaux post-soviétiques se poursuivait. Les menaces induites par ceux-ci et la position délicate des banquiers à propos des créances non garanties comme des gouvernements à l'égard des contribuables appelés à payer la partie garantie de ces impayés ont conduit à plusieurs rééchelonnements très coûteux de la dette russe. Comment comprendre le développement d'un mouvement de fuite des capitaux et d'un endettement délibéré suivit d'une succession de rééchelonnements ? La fuite des capitaux Grâce aux "réformes" annoncées à partir de 1985 comme autant de pas vers l'économie de marché, la fuite des capitaux soviétiques a sans cesse pris de l'ampleur après l'arrivée au pouvoir de M. Gorbatchev, en 1985. La création de sociétés mixtes, la multiplication des banques commerciales et des entreprises autorisées à commercer avec l'étranger ont été en réalité autant de moyens pour transférer un véritable "trésor de guerre" sur des comptes secrets à l'étranger. Ce dernier comprend notamment une partie des avoirs du Parti communiste d' Union soviétique, des devises produites par l'exportation d'hydrocarbures, de matières premières , de produits radioactifs ou d'armes, et le transfert de tonnes d'or ou de platine. François d'Aubert complète ainsi cette énumération: " Il ne faut pas oublier deux origines des capitaux soviétiques en fuite. D'abord les importants bénéfices faits par les mafias soviétiques à partir du détournement de l'aide occidentale. Ensuite une partie des commissions bancaires sur les engagements de crédits export vers l'URSS garantis par l'Etat". Au total, plus de quinze "canaux" permettant la fuite des capitaux soviétiques ont été identifiés. Au 1er décembre 1991, soit quelques jours avant la suspension de paiement d'une dette extérieure de 70 milliards de dollars, les spécialistes évaluent entre 25 et 100 milliards de dollars les capitaux soviétiques ainsi déposés à l'étranger. En décembre 1991, le Sunday Times estime à près de 7000 le nombre de comptes bancaires soviétiques secrets ouverts à travers le monde. "A cette première forme de dépôt, il faut ajouter les dépôts soviétiques sur des comptes clients d'entreprises étrangères", confie un diplomate. Quels pays abritent les capitaux soviétiques et post-soviétiques en fuite ? Il existe plus de vingt destinations identifiées. Outre six paradis fiscaux "classiques" - la Suisse, Monaco, le Luxembourg, Jersey, les îles Caïman et Panama - cette liste comprend plusieurs pays inattendus. Sept des pays membres de l'Union européenne abritent des capitaux soviétiques en fuite: la France, la Grande Bretagne, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, la Grèce et l'Autriche. Les Etats-Unis , le Canada et le Japon font de même. C'est une fois les caisses vidées que l'URSS déclare le 4 décembre 1991 suspendre le remboursement de sa dette extérieure. Cette dette impayée pèse depuis sur les épaules des créanciers occidentaux. Ce processus de fuite des capitaux implique le Parti communiste, les services secrets et les mafias. Leurs capitaux sont maintenant à l'abri d'une mobilisation pour le remboursement de la dette extérieure soviétique. La dissolution de l'URSS le 8 décembre 1991 n'entraîne pas l'arrêt de la fuite des capitaux post-soviétiques, comme l'a reconnu A. Roudskoï alors qu'il était vice-président de Russie. Pour la seule année 1992, près de 30 milliards de dollars fuient à l'étranger, alors que la Russie ne reprend pas le remboursement de sa dette extérieure. Ainsi, les capitaux russes en fuite en 1992 pourraient à eux seuls rembourser près de deux fois le service de la dette de 1991. Rapporté en moyenne journalière, cette estimation du vice-président russe s'élève à 73,9 millions de dollars. Ceci signifie que les capitaux russes en fuite durant 189 jours suffiraient à rembourser le service annuel de la dette soviétique en 1991. Aujourd'hui encore, la fuite des capitaux continue, à hauteur de 5 à 10 milliards de dollars par mois. En l'an 2000, le total des capitaux russes en fuite dépasserait 500 milliards de dollars. Ces capitaux en fuite menacent les occidentaux de plusieurs manières, notamment en permettant le financement du renouveau militaire russe. Ces capitaux peuvent aussi servir à financer des importations ou des actions extérieures peu avouables, en particulier dans le domaine de l'influence afin que l'aide financière occidentale se développe. De façon concomitante à la fuite des capitaux, les autorités soviétiques développent une politique d'endettement délibéré. M. Gorbatchev. Crédits : Ministère des Affaires étrangères, F. de la Mure L'endettement Avant l'accession au pouvoir de M. Gorbatchev, le régime soviétique était réputé hostile à tout endettement extérieur trop lourd. A la fin de l'année 1984, ce dernier se limitait à 22,5 milliards de dollars, selon la Banque des Règlements Internationaux. Tout change à partir de 1985 avec le discours de la "réforme" énoncé par M. Gorbatchev. Si chacun admet maintenant que cette "réforme" ne se concrétise guère, l'endettement extérieur fait plus que tripler de 1985 à 1991. Au mois de décembre 1991, la dette extérieure soviétique atteint effectivement 70 milliards de dollars. Elle se répartie alors de manière presque égale entre les banques et les créanciers publics étrangers. Tous font grise mine lorsque l'URSS suspend le remboursement de sa dette, le 4 décembre 1991. Quels pays portent ces créances sur l'URSS ? Les pays européens viennent largement en tête des pays créanciers, avec plus de 75 % des créances soviétiques. A elles seules, l'Allemagne et la France supportent 46 % de la dette extérieure soviétique. L'Allemagne en détient 36 % et la France 10 %. La France se trouve donc au deuxième rang mondial des créanciers. L'Italie occupe le troisième rang avec 7 %, et le Royaume-Uni le quatrième avec 5 % . Ainsi, ces quatre piliers de l'Union européenne supportent à eux seuls près de 60 % de la dette soviétique. Il est à noter que l'engagement des Etats-Unis et du Japon reste pour chacun inférieur à 2,5 % du total. Il paraît donc possible d'évoquer une "surexposition" des Européens en matière de risques sur la Russie. L'implication croissante des banques françaises en URSS date de 1988. Elle atteint son maximum à la fin de l'année 1989: 54, 8 milliards de francs de créances sur l'URSS, selon la Banque de France. Ce qui représente 1 / 24e du budget de l'Etat français. En réalité, les banques françaises financent en 1989 la balance des paiements soviétiques. La France est cette année le premier créancier du Kremlin. Cependant, les arriérés de paiement se multipliant, un retrait bancaire se dessine à partir de la mi-89, et se concrétise dans les bilans de 1990. A partir de 1990, le contribuable français prend cependant le relais des banques. Ceci de quatre manières: à travers l'indemnisation d'arriérés de paiement soviétiques, des garanties de crédits et des aides publiques bilatérales ou multilatérales. Résultat, la France porte plus de 40 milliards de francs de créances sur l'URSS au moment de son artificielle suspension de paiement. Un peu plus de la moitié est publique, le reste pèse sur les banques. La Banque Nationale de Paris viendrait en tête avec 7 milliards de francs. Puis viendraient le Crédit Lyonnais, avec 6,9 milliards, la Société Générale avec 4,8 milliards, l'Union Européenne CIC avec 3,6 milliards, la Banque Française pour le Commerce Extérieure avec 1,1 milliard. Le poids relatif des créances non garanties sur l'URSS détenues par les deux banques françaises les plus impliquées est conséquent. Celles-ci représenteraient 7,42 fois la moyenne des bénéfices distribués par le Crédit Lyonnais au cours des années 1987 à 1990, et 6,7 fois la moyenne des bénéfices distribués par la Banque Nationale de Paris durant la même période . Une composante de ces créances étant garantie auprès de la COFACE, le contribuable se trouve à son insu en situation de rembourser aux banques une partie de la dette soviétique. Le coût Combien coûte ce nouvel emprunt russe ? L'accord du 2 avril 1993 pour le rééchelonnement de la seule dette publique représente un coût de 15 milliards de dollars pour la communauté internationale. Et l'accord du 3 juin 1994 impose une nouvelle ponction de 7 milliards de dollars. L' accord signé en 1995 conduit à se demander si on ne se dirige pas vers un effacement de la dette soviétique. En tous cas, le ministère du Budget a admis le 12 décembre 1994 au Journal Officiel que la COFACE a versé, de 1991 à 1994, pour 10,7 milliards de francs d'indemnités pour des créances garanties impayées par la Russie. En outre, le ministère de l'Economie et des Finances a fait savoir par le Journal Officiel daté du 8 juillet 1996 que la COFACE a versé en 1994 et 1995 pour 3, 08 milliards de francs d'indemnités au titre de créances qu'elle a garanties pour l'URSS. Soit au total plus de 13 milliards de francs d'indemnités versées de 1991 à 1995. En effet, la COFACE - placée sous la tutelle de l'Etat - rembourse dès 1992 95 % des fractions de créances garanties tombées à échéance mais restées impayées. Parmi les banques bénéficiaires: la Banque Nationale de Paris, la Société Générale, le Crédit Commercial de France ... Par cette opération, la COFACE devient détentrice de ces créances. Elle en escompte le paiement ultérieur ... très improbable en ce qui concerne la Russie. Voici la raison pour laquelle l'Etat doit prélever environ 1400 francs sur chaque français imposable afin de financer les dotations budgétaires à la COFACE équivalent au solde de ces créances. Comment les banques concernées réagissent elles à l'égard des créances non garanties impayées ? L'attitude la plus répandue consiste à provisionner. C'est à dire prélever sur les bénéfices pour mettre de l'argent de côté afin de couvrir de probables pertes sur ces créances. Pour l'arrêté définitif des comptes de fin 1991, la plupart des banques provisionnent 35 % de leurs créances non garanties sur l'URSS. Pour la Banque Nationale de Paris, cela représenterait un effort de 1,5 milliard de francs. Soit plus de deux fois les bénéfices distribués par cette banque au terme de l'année 1991. En 1992, ce même établissement aurait fait un effort de provision de 2 milliards de francs pour ces créances. Soit plus de 3,8 fois les bénéfices distribués par la B.N.P. au terme de cet exercice. Enfin, les entreprises ne restent pas à l'abri du nouvel emprunt russe. Dès 1990, des entreprises françaises doivent supporter près de 200 millions de pertes non indemnisées. Outre ces coûts financiers, le plus grave n'est il pas la réduction d'autonomie diplomatique des pays Ouest-européens induite par leur exposition excessive au risque russe ? Lobjectif: l'ancrage du monde post-soviétique au monde occidental "Les occidentaux ont été piégés, ils sont pieds et mains liés", lâche un banquier français en commentant le parallélisme de la fuite des capitaux et de l'endettement soviétiques mis en oeuvre durant les années Gorbatchev et poursuivit sous les présidences de Boris Eltsine.
Boris Eltsine. Crédits: Ministère des Affaires étrangères, F. de la Mure D'un côté, les capitaux russes en fuite font planer la menace d'un "boum" financier mondial si leurs "propriétaires" décident de les exiger simultanément. De l'autre côté, l'artificielle suspension de paiement de la dette soviétique met en difficulté les banques et les Etats créanciers. Les banques par l'obligation de prélever l'essentiel des créances non garanties impayées, les Etats par le coût de l'indemnisation des créances garanties à prélever sur le contribuable. Les multiples rééchelonnements concédés par le Club de Paris et les comportements occidentaux lors de la crise financière russe de 1998 - alors que tous les responsables sont maintenant conscients de la persistance de la fuite des capitaux post-soviétiques - s'expliquent ils autrement que par l'existence d'un rapport de force en faveur des débiteurs post-soviétiques ? Rapport de force construit sur les menaces que constituent pour les pays occidentaux la fuite des capitaux et l'endettement mis en oeuvre de façon simultanée durant les années Gorbatchev. En effet, la fuite des capitaux et l'endettement soviétiques apparaissent comme deux moyens mis en oeuvre parallèlement au service d'une même fin: l'ancrage de la zone soviétique à la sphère de prospérité occidentale, et particulièrement Ouest -européenne. Cette stratégie d'ancrage a été conçue par le KGB et développée par M. Gorbatchev. Ceci à travers un discours jouant du désir profond des européens: voir l'Union soviétique se diriger vers la démocratie et l'économie de marché. L'Union soviétique attire donc les capitaux occidentaux en adressant ce message "sur mesure", via le discours de la "glasnost" et de la "perestroïka". Dans la mise en oeuvre de cette stratégie, le rôle clé est revenu à la désinformation soviétique. Celle-ci a su imposer une nouvelle grille de lecture. Réputée communiste, l'URSS de M. Gorbatchev affiche bientôt des centaines de mini-partis d'innombrables tendances. Etiquetée totalitaire, l'URSS se déclare attachée à l'idéal démocratique et à l'Etat de droit. Classée économie planifiée, l'URSS produit par la bouche du Secrétaire général un discours de "réformes" en faveur de l'économie de marché. Crainte comme une menace militaire, l'URSS multiplie les propositions de désarmement ... tout en préparant son renouveau militaire. Le directeur de la rédaction du "Monde" , D. Vernet, énonce ainsi le résultat obtenu à la veille de la suspension de paiement: " Depuis que M. Gorbatchev est arrivé au pouvoir en 1985, l'image de l'Union soviétique s'est radicalement transformée. Foncièrement négative dans les dernières années du règne de Brejnev, assombrie par le ballet de gérontes du Kremlin, la chasse au dissident et l'invasion de l'Afghanistan ... Elle est redevenue positive, sinon radieuse". Simultanément, la fuite des capitaux soviétiques se développe en secret. Une fois ce "trésor de guerre" mis à l'abri, M. Gorbatchev fait annoncer une artificielle suspension de paiement de la dette soviétique, le 4 décembre 1991. Par une double torsion de bras - capitaux en fuite et endettement - les dirigeants soviétiques et les dirigeants post-soviétiques obligent les occidentaux à s'impliquer davantage, via une internationalisation de l'aide, sous l'égide des organisations financières internationales. Les discussions engagées entre le Kremlin et le Fonds Monétaire International indiquent que cette stratégie reste d'actualité jusqu'en 1999, même si la plupart des experts constatent que la Russie n'est toujours pas une véritable économie de marché et encore moins un Etat de droit. En revanche, le renouveau militaire se développe, pendant que la fuite des capitaux se poursuit. En l'an 2000, le trésor de guerre avoisine 500 milliards de dollars, ce qui permet de nombreuses corruptions et "explique" bien des compromissions. Pierre Verluise . Les chiffres de l'endettement et de la fuite des capitaux russes pour les années 1991-2000. . Un graphique de l'endettement et de la fuite des capitaux russes de 1992 à 2000 |
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