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« La carte, enjeu contemporain »,

par Jacques Lévy, Patrick Poncet et Emmanuelle Tricoire

 

« La carte peut sans doute devenir un vecteur privilégié de ce que l’on nommera l’aménagement au temps des acteurs, un aménagement du territoire privilégiant les marges de liberté sur les contraintes statiques, les enjeux de société sur les scénarios clé en main, la gouvernance sur les politiques publiques sectorielles, le politique sur la politique, en bref visant à associer fortement prospective et citoyenneté. » (p. 14)

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coll. documentation photographique, n° 8036, Paris, documentation Française, 2004, 64 pages.

La géopolitique juxtapose des raisonnements, souvent cartographiables, sur des enjeux territoriaux qui opposent des acteurs nationaux, régionaux ou encore locaux. Cette publication sera donc fort utile pour qui s’intéresse à ce domaine. En effet, nous sommes parfois en difficulté pour véritablement lire une carte, voire dans l’expectative quand il s’agit d’en produire une. Les auteurs démontrent qu’il n’existe pas une « bonne carte », mais des choix qu’il importe de savoir décoder ou justifier. Ce n° de la documentation photographique offre donc d’un outil de réflexion pour améliorer nos pratiques de lecteur et/ou d’auteur.

Il faut apprendre l’usage de la carte

Professeur à l’Université de Reims et fellow au Wissenschaftskolleg zu Berlin, Jacques Lévy prouve à partir des documents reproduits dans ce dossier qu’une carte exprime voire défend, toujours, un point de vue. Même dans les cartes les plus anciennes, on peut déceler les intentions du cartographe. Une carte peut donc être utilisée pour manipuler le lecteur.  

Voici deux exemples, commentés par Emmanuelle Tricoire, enseignante en Histoire, Géographie et Education civique. La première manipulation cartographique a pour objet le traité de Versailles (1919), publiée en 1942 par les nazis. « Au moment même où elle attaque ses voisins, l’Allemagne est présentée comme agressée », via des procédés techniques. Des flèches – absentes de la légende – convergent vers le coeur du IIIe Reich, faisant référence à un attaquant qui n’existe pas en 1919. « La carte désigne à l’envers, à travers toutes ces flèches, un ennemi unifié, innommable, qui vient d’un Ailleurs imprécis et général, et dont l’objectif serait de détruite l’Allemagne.» (p. 28) Le choix des couleurs dominantes – noir et rouge – contribue à la dramatisation du propos … et à la mobilisation-manipulation des esprits. Emmanuelle Tricoire de conclure : « C’est une carte très bien faite, qui correspond à la tradition d’excellence de la cartographie allemande. Elle est précise tout en étant facile à lire. C’est ce qui fait sa force et sa dangerosité, comme toute carte dont la légende n’explicite pas la démarche du géographe. »

Samuel Huntington

La seconde carte retenue comme exemple de manipulation est celle de Samuel Huntington présentant dans les années 1990 les grandes aires de civilisations à l’échelle de la planète. Emmanuelle Tricoire écrit : « Samuel Huntington utilise une vision de l’espace très pauvre pour décrire des phénomènes qui ne sont pas pensables sous forme de blocs géopolitiques. (…) La référence aux religions ignore la sécularisation. La « civilisation occidentale » le montre bien : l’Occident n’est aujourd’hui plus classable en tant que zone catholico-protestante, parce qu’une dynamique interne l’a fait évoluer. Or l’approche culturaliste déshistoricise les sociétés, fait comme si elles étaient figées : ici, la carte est mise au service de cette vision fixiste. Elle doit son succès à ce simplisme identitaire. C’est donc un monde unidimensionnel, lieu de fabrique d’un communautarisme enrôlé dans la géopolitique, qui est reflété et surtout généré. » 

En dépit de l’intérêt des commentaires, chacun aura noté que le choix fait par E. Tricoire d’utiliser ces deux cartes – l’une nazie, l’autre états-unienne – semble typiquement français. Un auteur Arménien ou Polonais aurait probablement fait d’autres choix. 

L’art est difficile 

Si la critique est nécessaire, elle ne peut suffire, explique Jacques Lévy : « Cette posture salutaire consistant à mettre en situation, à montrer comment fonctionne l’argumentaire et à le déconstruire ne devrait par pour autant déboucher sur une vision « conspiratoire » de la carte. Celle-ci peut conduire à s’éviter de comprendre les logiques de communication et même de connaissance qui sont présentes dans la plupart des cartes. Lire une carte comme un écart avec la « bonne carte » ne peut suffire, surtout si l’on n’applique pas à ses propres productions la même démarche critique. Pour les cartes comme pour n’importe quel discours, il paraît plus efficace de traiter comme vérités – à la fois complémentaires et contradictoires entre elles – les messages émis et de ne considérer la tentative délibérée de manipulation et de tromperie du récepteur que comme un cas particulier. » (p. 9)

Citoyens !? 

C’est pourquoi les auteurs plaident pour une démocratisation de la culture cartographique et pour un nouveau type d’images, élaborées grâce à l’utilisation des technologies de l’information et de la communication, qui mettent en évidence les connexions entre phénomènes. « Mettre à la disposition des Français et des Européens un outil, frustre mais robuste, tel que celui du Census Bureau des Etats-Unis serait bien utile. Cet organisme public donne accès, à travers un site Internet, à une grande quantité de données qui peuvent être transformées en cartes, chaque utilisateur déterminant à son choix le cadrage, l’échelle, le thème et les figurés de la carte. L’enjeu civique de ces innovations est considérable. » (p. 13)

Voir une carte de la corruption dans l'espace UE27+Turquie

Avec enthousiasme – et peut-être une certaine naïveté -  les auteurs déclarent ainsi: « La carte peut sans doute devenir un vecteur privilégié de ce que l’on nommera l’aménagement au temps des acteurs, un aménagement du territoire privilégiant les marges de liberté sur les contraintes statiques, les enjeux de société sur les scénarios clé en main, la gouvernance sur les politiques publiques sectorielles, le politique sur la politique, en bref visant à associer fortement prospective et citoyenneté. » (p. 14)

Et pourquoi pas ?

Les déficits démocratiques de l’Union européenne et les gigantesques défis de l’aménagement de son territoire élargi justifieraient pleinement que la nouvelle Commission européenne - qui fait de la communication un objectif prioritaire – dote rapidement les Européens d’un site Internet capable de donner vie à ces projets de cartographie citoyenne. Après Eurostat, bientôt Euromaps ? Plusieurs acteurs clés y réfléchissent actuellement, la volonté politique suivra-t-elle ? Toujours prompts à se situer par rapport aux Etats-Unis, les maîtres d’œuvre de la construction communautaire feront-il aussi bien, voire mieux ? Réponse à la fin du mandat de la nouvelle Commission.  

Pierre Verluise

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Date de la mise en ligne: 24 septembre  2004.

 

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