Pierre Verluise, Docteur en géopolitique de l’Université de Paris IV Sorbonne, fondateur du premier site géopolitique francophone, Diploweb.com et Chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Producteur de la Masterclass du Professeur Jean-Robert Raviot, « C’était quoi l’URSS ? » (Udemy). Images et son : James Lebreton. Photos de la salle : Marie-Caroline Reynier et Anna Monti. Montage : J. Lebreton et P. Verluise. Synthèse réalisée par Anna Monti pour Diploweb.com. Conférence organisée, le 18 novembre 2021, par la Prépa du Lycée ENC Blomet et Diploweb.com.
La désinformation est vieille comme le monde et elle ne cesse de se réinventer, notamment via de nouvelles technologies, mais il existe des fondamentaux, des régularités. Que nous apprend M. Gorbatchev, Secrétaire général du Parti Communiste d’Union soviétique à propos de la désinformation ? Tout en présentant l’histoire des dernières années de la Guerre froide, P. Verluise apporte une réponse stimulante. Avec en bonus une synthèse rédigée par A. Monti.
PS : M. Gorbatchev est décédé le 30 août 2022.
Mise en ligne initiale le 3 décembre 2021.
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Synthèse par Anna Monti pour Diploweb.com
Nous sommes en pleine Guerre froide (1947-1991), l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) est une des deux superpuissances de ce conflit. Située à l’Est du continent eurasiatique, sur une superficie de 22 millions de km2, elle abrite 290 millions d’habitants. Son régime politique est construit à la fois « sur l’idéologie communiste, des pays satellites, une puissance spatiale et quelques milliers de missiles nucléaires pointés sur l’Europe de l’Ouest et les États-Unis », rappelle Pierre Verluise.
En 1985, au cœur de ce régime politique se trouve un homme, Mikhaïl Gorbatchev, Secrétaire général du Parti Communiste d’Union soviétique. D’abord amené à avoir des responsabilités politiques dans la région de Stravropol (au sud de la Russie), il se fait mondialement connaître par un discours sur la réforme – Perestroïka – et sa politique de Glasnost, traduite en français par le terme « transparence ». Mots clés d’une stratégie bien pensée, Perestroïka et Glasnost ont un impact retentissant sur le continent européen, voire le monde.
Que nous apprend le 7ème Secrétaire général du Parti Communiste d’Union soviétique ?
Cette problématique est à un la fois un hommage et une référence au maitre ouvrage de Michel Heller, « Le 7e secrétaire : splendeur et misère de M. Gorbatchev », éd. O. Orban 1990.
Il est possible dans les contextes les plus singuliers (I), de transformer des faiblesses internes en moyens de perturber la compréhension externe (II) afin d’établir un rapport de forces plus favorable (III).
Alors que l’économie soviétique est au plus bas, les années Gorbatchev sont celles d’un remarquable coup de maître dans ce domaine. Elles sont marquées par une fuite massive des capitaux en dehors de l’URSS estimée entre 25 et 100 milliards de dollars et par un triplement de l’endettement extérieur à hauteur de 70 milliards de dollars. Pourtant, les Européens de l’Ouest acceptent de lui faire aveuglement crédit.
Pourquoi les Occidentaux acceptent-ils ? À la fin des années 1950, l’URSS manifeste des signes d’une crise générale, son système politique semble en être responsable. Si la « réforme » de 1965 laisse espérer des améliorations, très vite, les espoirs d’un rebond durable s’éteignent et la crise s’amplifie. En 1979, lors des années L. Brejnev (1964-1982), la croissance économique de l’URSS s’approche de zéro, les produits essentiels (ciment, charbon, acier…) à cette dernière sont de moins en moins produits. Les pénuries se multiplient. Cette baisse de la production engendre alors une réaction en chaîne jusqu’à la crise systémique. Menaçant jusqu’aux fondements même du pouvoir du Parti Communiste, les dirigeants soviétiques ne peuvent se résigner sans rien tenter. Parallèlement, le KGB fait une découverte majeure qui offre aux dirigeants une marge de manœuvre. Dirigé par Youri Andropov, le KGB comprend l’ampleur de la crise en URSS et choisi d’agir. Il devient lui-même Secrétaire général du Parti communiste.
Mais qu’elle est cette découverte ? Le KGB réalise que « l’Occident aspire à être trompé, et trompé d’une manière qui lui convienne » écrit le dissident soviétique Alexandre Zinoviev. La conflictualité n’est pas chose facile et il semble plus agréable de vivre dans un monde pacifié. De plus, les Occidentaux admettent difficilement l’existence d’autres systèmes politiques. Cette difficulté à reconnaître l’altérité puise peut-être sa source de la croyance qu’il est possible que l’Autre devienne identique à nous. En effet, l’Occident est animé par cette croyance, il se persuade lui-même que le monde entier aspire à ses valeurs : économie de marché, démocratie, État de droit, droits de l’homme… Cette découverte, le KGB la partage avec le pouvoir : il semble qu’offrir un discours adhérant aux valeurs de l’Ouest puisse suffire à crédibiliser l’URSS sur la scène internationale. Youri Andropov devient, par la suite, Secrétaire général en 1982 mais il décède en 1984, avant d’avoir mis à exécution son plan. Suite à une brève prise de pouvoir par K . Tchernenko, c’est un proche d’Andropov qui est porté au sommet : Mikhaïl Gorbatchev.
Ce dernier mène à bien le projet du défunt Andropov. Il propose à l’Occident « la forme de mensonge qui convient à ce dernier » explique A. Zinoviev. Ce mensonge n’est autre que la démonstration publique d’une volonté réformiste de la part de l’URSS. En d’autres termes, M. Gorbatchev mène une campagne se voulant illustrer les bonnes volontés de l’URSS. Il offre à l’Occident « le leader communiste que le monde occidental espère », énonce l’historien Michel Heller. Sa stratégie transforme l’image de l’Union soviétique.
Le 7ème secrétaire général du Parti Communiste offre une nouvelle grille de lecture de l’URSS, un discours de « réforme » en faveur de l’économie de marché et d’autre part, des propositions de désarmement. Il capte l’intérêt et l’attention des Occidentaux. Il complète son arsenal, en faisant croire à l’Occident à une plus grande liberté d’information. À cette fin, la presse soviétique admet qu’il existe bien des prostituées et des toxicomanes en URSS. Comme ailleurs. Cela tranche avec la langue de bois habituelle, explique P. Verluise. Cette déclaration est ressentie comme une rupture en tous domaines avec le passé, pourtant ce n’est « qu’un contrôle étatique plus moderne » devant « assurer un meilleur contrôle du flot de l’information qui parvient en Occident » énonce A. Zinoviev. L’information soviétique est ainsi jugée plus fiable aux yeux de l’Occident.
Dans un entretien accordé au Diploweb, François Géré définit ainsi la désinformation :
« La désinformation s’entend comme l’élaboration et la communication délibérées d’une fausse information soigneusement travestie afin de présenter les apparences de l’authenticité. Elle vise à égarer le jugement du récepteur-cible, à l’inciter à prendre des décisions inappropriées et à l’engager dans des actions contraires à son intérêt. »
Michel Heller écrit, « il s’agit de maîtriser le Verbe afin de le transformer en une arme puissante entre les mains du Secrétaire général ». Le vrai et le faux s’entremêlent et l’information s’adapte aux besoins du moment. C’est ainsi que les correspondants étrangers en URSS tombent dans le piège. M. Heller poursuit, « toutes « les nouvelles à sensation » leur tombent, préfabriquées, de sources soviétiques : par le biais des agences de presse TASS et Novosti, aux « briefing » dans les ministères, lors de conversations de confiance avec les leaders soviétiques ». La presse étrangère est parfaitement contrôlée grâce à une stratégie moderne de censure. Des journalistes et des universitaires se transforment en relais d’influence enthousiastes.
À présent que le tableau est dressé, il est temps de se demander pourquoi Gorbatchev s’est-il donné tant de mal avec la « perestroïka » et la « la glasnost » ?
A l’échelle nationale, il n’est « qu’une réponse : pour repousser au maximum la chute du système soviétique », explique M. Heller. Alors qu’à l’échelle internationale, ajoute Nora Buhks, la « Glasnost », « vise, dans son ensemble à faire croire à une évaluation libérale du système soviétique ». L’objectif est limpide : que les Occidentaux soutiennent l’URSS, au travers de financements. Dit autrement par Françoise Thom, il y a une volonté soviétique « d’associer la communauté internationale à l’entretien, au financement, à l’équipement et à l’alimentation des pays socialistes ». Elle qualifie le communisme de « véritable machine de pillage et de parasitisme ».
En effet, en empruntant massivement aux Européens, les Soviétiques les ont piégés dans leur filet, « puisqu’une fois atteint un certain niveau de crédits, le débiteur tient son créancier », explique un banquier. Pour atteindre ce résultat, la stratégie mise en œuvre s’est déroulée en quatre temps.
Dans un premier temps à partir de 1985, le discours de la « Glasnost » et de la « Perestroïka » incite entreprises et banquiers à signer de plus en plus de contrats avec des interlocuteurs soviétiques. Cependant ce même État soviétique ne fournit pas sa garantie ni n’octroie les devises nécessaires au paiement des créances. Lors des premières échéances des contrats en 1987, les Occidentaux réalisent alors que l’entreprise soviétique n’a pas toujours les moyens de payer.
Dans un deuxième temps, à partir de 1989, « les Soviétiques laissent délibérément gonfler leurs arriérés commerciaux », révèle le conseil d’un ministre Ouest-européen. Face aux risques encourus par les entreprises et les banques, les États décident de s’impliquer, notamment la France en apportant une aide de 2 milliards de francs aux entreprises françaises créancières. À cela s’ajoute une rumeur infondée, affirmant l’existence d’une famine en Union soviétique, les États actionnent alors l’aide bilatérale.
Dans un troisième temps, la pression financière résultante des arriérés pousse les pays créanciers à enclencher un mécanisme d’aide multilatéral. C’est notamment le cas de la Communauté Économique Européenne, qui dès 1991, prend une part active dans le mécanisme. Les deux parties y voient un avantage différent : l’URSS multiplie ses points d’ancrage tandis que les Européens masquent leur implication au contribuable.
Dans un quatrième temps, la suspension du paiement du 4 décembre 1991, fait franchir un nouveau seuil à l’internationalisation de l’ancrage. Les créanciers accordent un rééchelonnement et le Fonds Monétaire International (FMI) met en en place de nouvelles modalités d’accès à ses crédits, moins contraignantes.
La multiplication des arriérés de paiement, la suspension du paiement de la dette, le non-respect des accords du Club de Paris sont autant d’éléments qui laissent penser que l’URSS tente de mettre en danger l’Occident, explique P. Verluise. Ainsi nous comprenons mieux la fuite des capitaux et l’endettement délibéré qui auraient pour même but, l’ancrage soviétique à la sphère de prospérité occidentale. 75% des créances soviétiques sont supportées par les Européens de l’Ouest tandis que les États-Unis n’en détiennent que 1,25%. Ce chiffre est révélateur, effectivement, il est possible de penser que les Américains avaient compris les limites de M. Gorbatchev mais ont vu dans la dette soviétique une opportunité de ralentir la consolidation d’un espace concurrent.
Ainsi la « Glasnost », elle est à la fois une politique de transparence, puisque traduite ainsi par les agences soviétiques mais également une remarquable opération de désinformation massive, incitant les Européens de l’Ouest à prendre des décisions contraires à leurs intérêts. Ce qui est la définition même d’une opération de désinformation réussie.
Le 7e Secrétaire général nous apprend aussi, et c’est intemporel donc toujours d’actualité :
1. L’importance de réfléchir au sens des mots avant de les répéter comme un perroquet ;
2 : Combien nos phantasmes géopolitiques nous piègent, par exemple l’exportation de la démocratie ;
3. Le rôle des « idiots utiles ». Rappelé en 2021 par le rapport de Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « Les Opérations d’influence chinoises. Un moment machiavélien », en ligne sur le site de l’IRSEM, l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire [1] ;
4. Notre difficulté à penser l’altérité, mais aussi le conflit, les concurrences sur les enjeux de puissance. Le long et difficile chemin de ceux qui tentent depuis quelques années de conduire l’UE sur la voie de l’autonomie stratégique l’illustre.
Dans un certaine mesure, la « Glasnost » est donc bien un cas d’école qui démontre comment fonctionne la désinformation.
Compte tenu de l’évolution du contexte et de l’essor de nouvelles technologies, la désinformation évolue, et les manières d’y faire face également. Deux exemples en ouverture.
En 2014, après la violation des frontières ukrainiennes par la Russie en Crimée, puis son soutien à une guerre hybride dans le Donbass, l’Union européenne a créé le groupe de travail East Stratcom pour contrer les opérations de désinformation de la Russie dans son étranger proche. Il en est né le site EUvsDisinfo, qui dispose d’un compte twitter à suivre. Depuis un peu plus d’un an, ce site fait un effort significatif pour être accessible en plusieurs langues, dont le FR. Profitez-en.
Plus récemment, en 2020, en France, après l’assassinat de Samuel Paty, la « Task force Honfleur » a identifié des opérations de désinformation de la Turquie sur les réseaux sociaux.
En 2021 l’agence Viginum, adossée au SGDSN est créée. Il s’agit notamment de veiller à la bonne tenue du référendum en Nouvelle-Calédonie en décembre 2021 et à l’élection présidentielle française du printemps 2022.
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Mise en ligne initiale le 3 décembre 2021
. Jean-Robert Raviot, C’était quoi l’URSS ?
. Kevin Limonier, Pourquoi les données numériques sont-elles géopolitiques ?
. Pierre Verluise, Quels sont les fondamentaux de la puissance ?
[1] Note de P. Verluise : Il serait possible d’ajouter le rôle du carriérisme et le soutien par des puissances étrangères à la carrière des idiots utiles via une excellente connaissance des arcanes des nominations.
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