L’Allemagne est-elle devenue moins européenne ? Peut-elle devenir à nouveau la locomotive de la croissance économique en Europe ? Vingt ans après son unification, l’Allemagne est-elle une puissance à l’aise dans sa normalité ? A l’occasion du 20e anniversaire de l’unification de l’Allemagne, le Professeur J. Vaillant répond par une magistrale mise en perspective mêlant le structurel et le conjoncturel.
DEPUIS la crise financière et plus encore depuis la crise de l’euro sur fond de crise grecque, l’Allemagne a, en France, la réputation d’avoir négligé ses solidarités européennes au nom de ses intérêts propres et plus encore sans doute au nom de son manque de pragmatisme dans le souci doctrinaire de laisser au marché le soin de régler lui-même les crises.
Tandis que la France s’engage dès décembre 2008 dans un programme de relance conjoncturelle plutôt ambitieux, mobilisant 26 milliards d’euros, soit 1,3 % du PIB français, prévoyant une prime à la casse automobile de 1 000 € et une aide au bâtiment comme aux grands travaux [1], le programme de relance conjoncturelle de novembre de la même année en Allemagne passe pour être frileux et pas à la hauteur de la situation. Il prévoit pourtant déjà des aides publiques de l’ordre de 32 milliards d’euros étalées sur les années 2009 et 2010.
Il faut attendre le second programme de relance conjoncturelle de janvier 2009 pour que l’Allemagne donne à ses partenaires le sentiment de les suivre sur la même voie en matière de politique économique. Cette deuxième vague de mesures ne représente pas rien : prime à la casse automobile de 2 500 €, 14 milliards de plus de dépenses publiques, augmentation de 100 milliards d’euros du volume des crédits garantis par l’Etat, etc. Si l’on se réfère aux calculs faits par le FMI, la relance n’est que de 0,1% du PIB en 2008, mais de 1,6% en 2009 et de 0,9% en 2010. L’Allemagne ne répond à l’attente du FMI qu’en 2009, celui-ci fixant à 1,5-2% du PIB l’effort à consentir par les Etats [2].
Les hésitations du gouvernement de grande coalition dirigée par la chancelière a nourri le soupçon. C’est seulement sous l’influence de son ministre social-démocrate des Finances, Peer Steinbrück, qu’A. Merkel accepte de pratiquer une politique keynésienne anticyclique. Ses conseillers au sein de son propre parti, l’Union chrétienne-démocrate, continuent de miser sur les forces du marché et répugnent aux programmes de relance quand ils estiment qu’il vaudrait mieux se contenter de baisser les impôts. Cela tient aussi au fait que la France apparaît alors à l’Allemagne beaucoup trop fébrile et prête à se lancer dans un activisme jugé de mauvais aloi et qu’elle redoute, comme pays le plus riche, d’être obligée de faire le plus gros effort de tous : son dogmatisme économique ne permet pas alors à l’Allemagne de prendre toute la mesure de la crise.
C’est un schéma assez semblable que l’on retrouve dans les réactions allemandes à la crise de l’euro provoquée par la crise grecque. A ceci prêt que le parti de la chancelière est engagé dans un bras de fer électoral dans le Land de Rhénanie du Nord – Westphalie (9 mai 2010) avec son ancien partenaire social-démocrate de la Grande coalition alors que l’opinion publique allemande est globalement défavorable à toute aide à la Grèce. La chancelière donne l’impression de faire passer des élections régionales avant l’avenir de l’Europe. Un souci en soi compréhensible, vu la taille et le poids politique de la Rhénanie-du-Nord – Westphalie, le pays de la Ruhr, un Land de 18 millions d’habitants, sans commune mesure avec une région française. Mais l’impression est fatale auprès des partenaires européens même si dans chacune de ses déclarations la chancelière laisse entendre à qui veut bien l’écouter qu’au bout du compte l’Allemagne fera, le moment venu, ce qu’il est de son devoir de faire pour sauver l’euro. On tient également pour preuve de l’égoïsme allemand la politique économique et les succès commerciaux de l’Allemagne. En mars 2010, la ministre française de l’Economie, Christine Lagarde, suivie en cela par l’essentiel des médias en France, reproche à l’Allemagne de pratiquer une politique qui mise essentiellement sur les exportations, privilégie les entreprises et, en négligeant les salaires, empêche la reprise de la consommation intérieure qui serait profitable à la croissance en Europe. [3]
Finalement, l’Allemagne n’a pas pu attendre l’issue des élections en Rhénanie-du Nord – Westphalie pour réagir à la crise l’euro, elle a dû se rendre à la double raison qu’il y avait pour elle d’empêcher son aggravation alors qu’elle est un des principaux bénéficiaires de l’euro et de répondre aux attentes de ses partenaires de la zone euro. Mais il est vrai aussi qu’au-delà de ses préoccupations électoralistes, la chancelière voulait respecter les règles interdisant à la Banque centrale européenne d’acheter des certificats défectueux pour ne pas compromettre son sacrosaint statut d’indépendance. Elle redoutait aussi d’alourdir inconsidérément la dette du pays. Elle devait encore compter avec son partenaire libéral, le FDP, pour lequel la suppression des subventions et la baisse des impôts ne sont pas seulement des instruments de politique économique mais une véritable question d’identité.
Cette tension entre les deux partis gouvernementaux se retrouve dans le contrat de coalition conclu le 26 octobre 2009. Les premiers ont veillé à ce que la baisse des impôts voulue par les seconds ne se fasse que sous la réserve de sa faisabilité. L’autorité de la chancelière pâtissait des ratés d’un gouvernement qui cherchait encore sa ligne et son style. La crise grecque est, dans ce contexte, apparue à la chancelière comme une bonne occasion de rétablir son autorité en faisant preuve de fermeté, au moins jusqu’à la date fatidique des élections en Rhénanie-du Nord – Westphalie. On peut encore ajouter qu’Angela Merkel n’a pas trouvé au sein de la coalition chrétienne-libérale les compétences en politique monétaire qu’elle avait au sein de la Grande coalition, ne serait-ce qu’en la personne de son ministre des Finances. Au bout du compte, il lui a bien fallu entendre raison et souscrire début mai 2010 au plan de sauvetage de l’Euro qui sollicite le budget de l’Union européenne à concurrence de 60 milliards d’euros et les principaux pays de la zone euro pour un montant de 440 milliards, dont 123 pour la seule Allemagne. La part prééminente de l’Allemagne qui certes ne fait qu’être proportionnelle à sa force économique et monétaire explique que c’est un Allemand, Klaus Regling, qui a été nommé, à Luxembourg, à la tête de l’organisme européen de stabilisation des marchés financiers. Sans doute est-ce le souci de l’Allemagne de partager la note qui l’a conduite à imposer à ses partenaires, qui n’en voulaient pas, que le FMI participe à concurrence de 250 milliards d’euro à l’opération. Autrement, l’apport allemand aurait sans doute facilement été doublé, même s’il ne s’agit pour l’instant que d’argent virtuel, sous forme de garanties.
L’Allemagne est-elle devenue moins européenne ? Ne se comporte-t-elle pas plutôt comme elle s’est toujours comportée depuis 20 ou 30 ans quand il s’agit de payer ? Même si c’est globalement à son avantage sur le plan commercial et économique, l’Allemagne a toujours eu tendance à adopter une attitude défensive dont le chancelier G. Schröder a donné le meilleur exemple quand il s’est agi de prévoir le budget de l’Union européenne sur le long terme. Cela fait bien longtemps que l’Allemagne ne souhaite plus être le payeur dans un simple souci d’apaisement. Le vrai problème, c’est que l’Allemagne n’a pas été à l’initiative des grandes mesures prises pour réagir aux crises, il a fallu la prier, la convaincre là où elle aurait dû prendre la tête du mouvement et cela est bien à mettre au compte des déficits imputables à la chancelière. Mais qu’en est-il maintenant que la croissance allemande retrouve, du moins pour un temps, son rôle de locomotive en Europe ?
La croissance allemande a été au deuxième trimestre 2010 de +2,2% par rapport au trimestre précédent. En comparaison, la France s’est contentée d’une croissance de +0,6%, ce qui est peu par rapport à l’Allemagne mais tout à fait honorable dans l’ensemble de l’Union européenne et semblable à la croissance enregistrée pour la même période par les Etats-Unis. La croissance allemande est tirée par les exportations qui ont augmenté plus vite que les importations, dans le contexte favorable de la reprise mondiale. On relève en Allemagne que la croissance du pays a permis à la France d’augmenter ses exportations vers l’Allemagne d’environ 6 % et à l’Espagne jusqu’à 12%. [4] Tout serait-il rentré dans l’ordre puisque l’Allemagne aiderait à nouveau ses voisins ? Le retour à la croissance relativise assurément bien des jugements passés, plutôt péremptoires. Encore faut-il voir comment, en matière de croissance, l’Allemagne s’est comportée sur la longue durée et vérifier si le retour à la croissance observé en 2010 est durable et le signe d’un réajustement de la politique allemande.
Globalement, sur les dix dernières années, les résultats de l’économie allemande restent mitigés. Selon la Banque centrale européenne (BCE), les exportations allemandes ont certes crû plus vite que dans l’ensemble de la zone euro (+7,3 contre +5,5%), mais sa croissance (1,5%) est restée en deçà de celle de la zone euro (+2,2%), l’évolution de l’emploi (+0,1%) est resté inférieur à celle de la zone euro (+1,3%), tout comme les investissements (+1 ,3% contre +2,4%). Ces chiffres rappellent deux choses : pour retrouver sa compétitivité alors qu’elle était un pays de haut salaire jusque dans les années 1980/90, l’Allemagne a effectivement pratiqué une politique de réduction réelle des salaires. Ceux-ci n’ont augmenté nominalement sur les dix dernières années que de 21,8% contre 29,5% dans la zone euro et 35,5% dans l’ensemble de l’Union européenne, mais cette augmentation représente une diminution du salaire réel de -0,8%. A titre de comparaison, les salaires réels ont augmenté en France pour la même période de 9,6%. [5] Cette politique de reconstitution de la compétitivité allemande a concerné les salaires mais elle a également grevé les investissements. Cet état de fait induit un besoin de rattrapage des salaires, affirmé haut et fort début septembre 2010 par les syndicats allemands, un point de vue soutenu par la ministre fédérale du Travail, Ursula van der Leyen, sans que celle-ci défende pour autant le montant des augmentations salariales revendiquées par ceux-ci. Les partenaires de l’Allemagne n’en seront que plus heureux puisque ainsi l’Allemagne va satisfaire à leur demande de stimuler davantage sa demande intérieure par l’augmentation des salaires.
Si l’Allemagne a bien délibérément pratiqué une politique de bas salaires et d’investissements réduits pour rester compétitive sur un marché toujours plus mondialisé, un des objectifs affichés par le chancelier Schröder dans le cadre de l’Agenda 2010 de la Grande coalition, on peut se demander quelle est la part de cette politique dans son retour à la croissance. Sebastian Dullien estime que le tiers de la croissance enregistrée en 2010 est à mettre au compte des programmes de relance conjoncturelle et des baisses d’impôts décidés en 2009 par la Grande coalition. Prises plus tard que dans d’autres pays, ces mesures n’auraient développé tous leurs effets qu’en 2010. [6] C’est donc une politique social-démocrate de relance qui expliquerait pour une bonne part l’embellie que connaît en 2010 l’Allemagne. Ce n’est pas pour mettre la chancelière à l’aise puisque son actuel partenaire libéral au gouvernement défend une toute autre politique économique. C’est aussi la politique de maintien des emplois pendant la crise par un soutien sans équivalent en Europe de la part de l’Etat qui expliquerait la relative rapidité de la reprise : 1 500 000 emplois ont été préservés par des mesures que l’on appelle en Allemagne de « travail à durée réduite » (Kurzarbeit) là où l’on parle en France de « chômage partiel ».
La solution vient de la croissance et de la politique économique de relance préconisée par les sociaux-démocrates. La situation actuelle ne signale pas un changement de paradigme dans la politique économique et commerciale de l’Allemagne. Celle-ci continue de miser sur les exportations sans accepter de voir que ses excédents sont les déficits des autres. Pourtant, quand il était en fonction comme ministre des Finances et de l’Economie (1972-74) ou comme chancelier (1974-82), Helmut Schmidt rappelait qu’il ne fallait pas seulement poursuivre les objectifs formulés dans le fameux « triangle magique » (croissance, plein emploi, stabilité monétaire) parce qu’il y en avait un quatrième formant avec les autres un « carré magique » (magisches Viereck) : il convenait d’atteindre dans la mesure du possible à l’équilibre de la balance commerciale ! Au risque sinon de provoquer des tensions avec les partenaires commerciaux de l’Allemagne !
Miser sur l’exportation conduit naturellement l’Allemagne à adapter sa politique étrangère en conséquence. Comme les Etats-Unis, elle est intéressée à ce que le commerce international se fasse sans entraves et, à l’inverse de la France, elle ne pense pas l’Europe en termes de bastion à défendre. Ses entreprises se comprennent comme des intervenants sur un marché mondial (global players). C’est peut-être là la source de ce qui a été jugé comme une maladresse de la part du Président fédéral Horst Köhler quand, de retour d’un voyage en Afghanistan, celui-ci a déclaré le 21 mai 2010 au Deutschlandfunk que l’Allemagne misant sur le commerce extérieur, se devait « de défendre militairement ses intérêts, la liberté du commerce et des échanges » en même temps que de lutter contre l’instabilité de régions entières parce que cela « a des conséquences sur nos échanges commerciaux, notre emploi, nos revenus. » Ces paroles qu’il n’a pas pensées jusqu’au bout de leur formulation a conduit H. Köhler à démissionner. Elles étaient politiquement incorrectes parce que l’Allemagne se conçoit d’abord comme une puissance civile pour laquelle la guerre est l’ultime recours quand tous les autres moyens ont échoué. Pourtant ces propos disent, non sans une certaine forme d’innocence, ce qui est le ressort de l’Allemagne et en même temps une partie de ses motivations en matière de politique étrangère.
Ce n’est pas un hasard si la participation de la marine allemande à l’opération Atalanta contre les actes de piraterie le long des côtes de la Somalie et dans l’Océan indien n’est l’objet d’aucune contestation en Allemagne alors que celle en Afghanistan est de plus en plus contestée : il s’agit d’assurer le bon fonctionnement du commerce international. L’Allemagne n’est actuellement représentée qu’avec 330 hommes, mais le mandat accordé par le Bundestag l’autorise à envoyer jusqu’à 1 400 hommes.
Est-ce à dire que l’Allemagne se conçoit de plus en plus comme une puissance « interventionniste » ? Les mots comme les chiffres peuvent être trompeurs. Depuis l’unification réalisée en 1990, les gouvernements allemands qui se sont succédé ont eu le souci de prendre de plus en plus de responsabilités sur la scène internationale et se sont faits un devoir d’habituer une opinion allemande rétive à ce que l’Armée fédérale participe à toujours plus d’opérations au départ de type humanitaire, puis de plus en plus évidemment militaires. Le jugement rendu en juillet 1994 par le Tribunal fédéral constitutionnel a réinterprétée la Loi fondamentale – la constitution de l’Allemagne – de sorte que ce qui semblait interdit du temps de la Guerre froide soit désormais possible dans l’après-guerre froide dès l’instant que cela s’effectue dans le cadre d’organisations de sécurité collective et dans le respect de la Charte des Nations-Unies. On ne peut pas parler dans ce contexte de la « levée du tabou militaire » en Allemagne : il y a eu une simple clarification des termes de Loi fondamentale dans un contexte historique différent. L’Allemagne se refusant, en raison de son passé, à tout cavalier seul en matière d’opérations militaires, cette interprétation lui a permis de répondre favorablement aux demandes de ses alliés et partenaires et de réagir aux sollicitations de l’ONU. H. Kohl avait ouvert la voix, G. Schröder a poursuivi sur sa lancée jusqu’à la guerre d’Irak de 2003 à laquelle il a refusé que participe l’Allemagne parce que tous les moyens de la diplomatie n’avaient pas été épuisés et que l’Irak ne constituait pas un danger immédiat. On y a vu une remise en cause des fondamentaux de la politique étrangère allemande depuis 1949 là où il y avait, en fait, continuité du principe du seul recours à la guerre comme « ultima ratio ».
Sous le chancelier G. Schröder, la Bundeswehr était représentée sur de multiples théâtres d’opération avec environ 12 000 hommes. En arrivant à la chancellerie, A. Merkel a précisé qu’il n’y avait pas d’automatisme pour l’Allemagne à participer aux opérations extérieures pour lesquelles elle était sollicitée. En août 2010, ce sont seulement 6 830 hommes qui participent à des opérations extérieures, le plus fort contingent – plus de la moitié - étant en Afghanistan (4 660 h). 1 400 hommes sont intégrés dans la KFOR au Kosovo, 240 participent aux opérations de contrôle de l’embargo sur la côte libanaise, au sein de l’UNIFIl, à la demande conjointe du Liban et d’Israël, ce qui en soi n’est pas sans importance. [7] Cette opération, présentée par la chancelière comme « historique » [8] devait dans l’esprit de beaucoup lever le dernier tabou à peser sur la politique étrangère allemande, donc lui donner le statut d’une puissance normale. Il s’en faut de beaucoup. Bien au contraire, il est apparu lors des débats de l’été et de l’automne 2006, que l’Allemagne, pour faire respecter un embargo certes dirigé d’abord contre les forces du Hezbollah, ne pouvait courir le risque d’un affrontement entre soldats de la Bundeswehr et soldats israéliens. On s’est donc replié sur une solution maritime autrement moins délicate.
De l’avis de divers observateurs dans le monde, l’Allemagne serait aujourd’hui en train de réduire inconsidérément ses forces. Chargé d’économiser en quatre ans (2011-14) 4 milliards d’euros, le ministre de la Défense, Karl-Theodor zu Guttenberg n’aurait de cesse de renoncer au service militaire obligatoire et de réduire de près de 90 000 les effectifs. Les faits sont exacts même si la question n’est pas encore tranchée. Le projet ministériel prévoit, en effet, une réduction des effectifs de 252 000 (chiffre de 2010) à 163 500 dont 156 000 soldats de métier et 7 500 engagés [9]. L’objectif est moins de faire des économies – même si c’est là aussi un objectif déclaré – que de disposer d’une armée hautement professionnalisée, davantage susceptible de répondre aux besoins d’une armée mobile qui sert moins désormais à défendre le pays et le territoire couvert par l’OTAN qu’à intervenir dans des missions extérieures ponctuelles telles que définies par l’OTAN et la politique européenne de sécurité et de défense (PESD). En cela, l’Allemagne suit la voie tracée par la France et, comme elle, se voit reprocher par ses alliés de ne pas consacrer un pourcentage suffisant de son PIB à la défense. Mais cela c’est pour elle, aujourd’hui comme hier, l’affaire de l’OTAN !
Puissance de médiation civile autant que faire se peut, l’Allemagne a donc aussi le souci de s’impliquer dans la prévention et la gestion des crises sous couvert de l’UE, de l’OTAN et de l’ONU. Elle cherche à faire entendre sa voix et à introduire des éléments de ses analyses dans les décisions internationales, mais elle n’est pas en mesure de se concevoir comme une « puissance régionale » et a fortiori comme une « puissance globale ». Elle est, comme ne cesse de le dire Egon Bahr depuis des années, une « puissance européenne moyenne » au poids économique supérieur à celui des autres puissances européennes, située au cœur même de l’Europe et marquée par son passé. Qu’elle voudrait être autre, elle n’aurait pas les moyens de son ambition.
Vingt ans après son unification, l’Allemagne est-elle une puissance à l’aise dans sa normalité ? A l’approche de ce vingtième anniversaire qui sera célébré le 3 octobre 2010, jour de l’unité, le ministre-président social-démocrate du Brandebourg, Matthias Platzeck, déclare que « nous avons fait les 2/3 du chemin » mais que les Länder de l’Est ont encore besoin de l’aide de ceux de l’Ouest. [10] Ce constat est d’autant plus remarquable que M. Platzeck en 1989-90 aurait voulu que l’unité de l’Allemagne soit réalisée non par l’adhésion de la RDA à la RFA mais au terme d’une négociation sur un pied d’égalité entre RFA et RDA pour construire un nouvel Etat. Quelques chiffres permettent d’apprécier l’évolution sur vingt difficiles années. En août 2010, l’Allemagne enregistre encore 3,188 millions de chômeurs, soit un taux global de 7,6%, mais il y a 2,2 millions de chômeurs à l’Ouest, soit un taux de 6,6% tandis qu’à l’Est, il y en a 970 000 soit un taux de 11,5%. Le différentiel est-ouest est donc encore en gros de 1 à 2. Mais c’est en même temps le même taux de chômage à l’Est qu’en 1991, soit le moins élevé. Avec des taux de chômage qui d’un nouveau Land à l’autre varie entre 9 et 12%, on est malgré tout loin des 20% du milieu des années 2000. Un net progrès a donc été fait. Qu’il faut toutefois nuancer dans la mesure où en vingt ans l’Allemagne de l’Est a perdu environ deux millions d’habitants au profit de l’Ouest, mais pas, semble-t-il, pour accroître le contingent des chômeurs. L’Office fédéral de la statistique ne fournit pas de chiffre totalisant les migrations d’est en ouest. C’est presque curieux dans la mesure où l’argument principal invoqué en son temps par le chancelier H. Kohl pour hâter la mise en place d’une union monétaire avec la RDA avait été de dire qu’il fallait empêcher les Allemands de l’Est de venir s’installer à l’Ouest alors qu’ils scandaient dans les rues : « Si le deutschemark ne vient pas à nous, c’est nous qui irons à lui. » Les transferts financiers et sociaux considérables qui ont été effectués d’ouest en est ont à peu près mis l’Allemagne de l’Est à niveau, même si ce fut au prix d’une désindustrialisation massive et d’un exode de la main d’œuvre. Cela ne signifie pas encore que l’ « unité intérieure » soit réalisée, au moins les jeunes Allemands de l’Est qui se sont établis à l’Ouest s’y sont fort bien intégrés. L’unité intérieure progresse. Mais sera-t-elle jamais atteinte si l’on veut bien tenir compte des diversités qui ont toujours caractérisé une Allemagne historiquement confédérale et fédérale ?
La faiblesse de l’Allemagne, en cet automne 2010, vingt ans après la réalisation de son unité, est d’abord circonstancielle, c’est la faiblesse de son gouvernement tiraillé entre tendances et personnalités différentes au point que celui-ci ne parvient même pas à tirer politiquement profit de l’embellie économique que connaît le pays. De plus, l’Allemagne semble être prise de la manie de la démission de ses élites : non seulement le président fédéral a démissionné – du jamais vu ! – plus sur un coup de tête que pour des raisons sérieuses, mais deux ministres-présidents viennent de le faire : Roland Koch en Hesse et Ole von Beust à Hambourg et ce alors même que ces dirigeants politiques ont dans le passé trouvé que l’engagement des Allemands laissaient à désirer.
Quand l’Allemagne connaît une embellie économique, c’est manifestement bon pour l’Europe, quand elle est donne dans le flou, ce n’est pas un drame, mais ce n’est pas une bonne chose pour elle et ses voisins. Elle n’est pas une force de proposition ! L’Allemagne devrait montrer, voire ouvrir la voie à une Europe qui se cherche et dont elle est la première puissance économique. Quant aux attentes de la France à l’égard de l’Allemagne, elles sont pour l’essentiel l’expression de ses angoisses face à un avenir dont elle sent qu’elle n’est plus capable de l’affronter seule alors qu’elle crédite l’Allemagne, à tort, de cette capacité.
Manuscrit clos en septembre 2010
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[1] Sur le programme de relance de 2008 en France et ses insuffisances, voir Hugo Lattard, « Les 4 critiques des opposants au plan de relance Sarkozy », 07/01/2009 - L’Expansion.com
[2] Sur les programmes de relance 2008 et 2009 en Allemagne, voir BMWi > Konjunkturpaket, en particulier Schlaglichter der Wirtschaftspolitik 2/2009 . Cf. aussi FMI Pdf-File Germany : 2008 Article IV Consultation—Staff Report ; Staff Supplement ; Public Information Notice on the Executive Board Discussion ; and Statement by the Executive Director for Germany, Januar 2009
[3] Cf. Le Monde du 19 mars 2010.
[4] Cf. Christian Riermann, « Hilfe für die Nachbarn” in Der Spiegel, No 34/2010, p. 66.
[5] Cf. Sources BCE dans Frankfurter Rundschau du 9 septembre 2010 et « Das Ende der Bescheidenheit » in Der Spiegel, 36/2010, p. 72 > Wirtschafts- und Sozialwissenschaftliches Institut der Hans Böckler Stiftung.
[6] Cf. Sebastian Dullien, « Merkels ungeliebter Aufschwung » in SpiegelONLINE, 26.08.2010.
[7] Cf. « Einsatzzahlen – Die Stärke der deutschen Einsatzkontingente » sur le site bundeswehr.de/portal/a/bwde/einsaetze/einsatzahlen…
[8] A. Merkel lors du débat parlementaire du 20 septembre 2006 : « L’intervention au Liban n’est pas une intervention comme les autres, c’est une intervention historique ». D W. Steinmeier, en tant que ministre des affaires étrangères avait, avec davantage de circonspection, déclaré la veille devant le Bundestag : « Avec cette intervention, nous entrons sur un terrain politiquement vierge ».
[9] La durée du service militaire n’a cessé de baisser depuis 1990 : de 12 mois de 1990 à 1995, il est passé à 10 mois (1996-2001) puis à 9 mois en 2002, enfin à 6 mois en juillet 2007, le nombre d’appelés passant dans le même temps de 197 000 à un peu plus de 61 000. Source : Bundesverteidigungminsterium > www.bmvg.de
[10] Entretien avec M. Platzeck : « Ich verlange Respekt » in Der Spiegel, No 35/2010, p. 39-43.
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