Journaliste et essayiste, Annie Daubenton a vécu quatre ans en Ukraine (Conseiller culturel à l’Ambassade de France à Kiev 1998-2001) et quatre ans à Moscou (correspondant permanent pour Radio-France 1993-1997). Auteur de plusieurs ouvrages.
UN NOUVEAU président élu “démocratiquement”, un scrutin précipitamment salué par Bruxelles et par Washington et un gouvernement d’apparence convenable : mais alors pourquoi ce tintamarre à Kiev autour d’un accord signé à la sauvette avec Moscou pour que les navires de la Flotte de la mer Noire puissent mouiller en port de Sébastopol jusqu’en 2042 et non quitter en 2017 comme le notifiait l’accord précédent ?
C’est que la question de la Crimée n’est que la partie émergée d’un plan de mise sous tutelle russe de l’Ukraine.
Retour sur un calendrier très serré aux allures de coup d’État constitutionnel
Viktor Ianoukovitch est élu le 7 février 2010. Certes il est en tête des suffrages, mais c’est pourtant la première fois depuis l’indépendance du pays en 1991, qu’un président obtient moins de 50 % des suffrages exprimés. Le vote “contre tous” (plus de 5%) a joué ainsi que l’affaissement de la candidate Ioulia Tymochenko alors en charge du gouvernement et dont les résultats durant la crise économique déçoivent la population.
Malgré son passé (criminalité, oligarchie), ses premiers pas laissent augurer d’une volonté du nouveau pouvoir de stabiliser la situation intérieure et de maintenir un juste équilibre entre l’Est et l’Ouest. Habilement, le premier voyage du nouveau président est pour Bruxelles qui l’accueille avec bienveillance. Mais première surprise : le gouvernement rapidement mis en place ne correspond guère à la politique de réforme et anti-corruption annoncée.
L’ensemble du “casting” est pratiquement le même que celui qui marqua la fin de la présidence Koutchma déclenchant la révolution dite orange : de retour les personnages ayant participé aux fraudes, les oligarques deviennent ministres, de hauts-responsables recherchés par la justice et réfugiés en Russie rentrent au pays.
Et une des premières décisions du nouveau pouvoir est de repousser sine die les élections locales qui devaient avoir lieu à la fin mai 2010de et de se livrer à une manipulation au sein du parlement lui permettant de constituer une majorité.
Tandis que le 1er ministre Azarov fait la navette entre Kiev et Moscou négociant une “convention” sur la baisse du prix du gaz dont les attendus sont de plus en plus lourds, les limogeages tombent : tous les gouverneurs, tous les responsables des principales institutions non affiliés au Parti des Régions ou au Parti communiste, sont écartés ; on assiste à une purge gigantesque où le critère d’appartenance politique prévaut sur tous les autres.
Comme le résume le vice-Premier ministre Kolesnikov : “Notre tradition politique est ainsi : nous changeons le pouvoir partout indépendamment du professionnalisme de tel ou tel, qu’il s’agisse d’un bureaucrate déjà en place ou de son remplaçant.” (site Obkom, 9 avril 2010).
Sur le plan culturel aussi les changements sont rapides, brutaux : les principaux représentants du pouvoir communiquent désormais le plus souvent en russe. Le ministre de l’Éducation, Dmitry Tabachnik, un des principaux défenseurs de la langue russe en Ukraine, fait immédiatement supprimer les examens obligatoires d’ukrainien qui ont lieu dans quelques semaines. Le réalignement historique sur la vision russe de la 2ème guerre mondiale est imposé sous la forme d’une “leçon commune” qui devra avoir lieu le 9 mai, jour de la victoire à l’Est de l’Europe.
D’ailleurs, les zèles se réveillent et la Maison de l’Ukraine au centre de Kiev propose ses locaux pour une exposition consacrée à Lénine pour le 140ème anniversaire du chef de la révolution.
Les archives du SBU, le service de sécurité, qui faisaient l’objet d’un travail systématique durant les dernières années, sont fermées.
Les premières restrictions à la liberté d’expression commencent à se faire sentir : reprise en main de la télévision, pression sur les journalistes.
Moscou accélère le pas en la personne du président Medvedev qui avance son voyage prévu d’abord à Kiev, puis à Kharkov (21 avril) où il signe des accords permettant de baisser le prix du gaz (230 $ les 1 000 m3 au lieu de 330) en échange de la prorogation du bail russe à Sébastopol jusqu’en 2042.
Un échange de bons procédés ? Cette « ristourne » favorise les oligarchies de l’Est dont les industries sont dévoreuses d’énergie. Qui plus est, Dmitri Medvedev précise que la réduction du prix du gaz est considérée comme une partie du loyer de la base militaire de Sébastopol. « En échange du Pacte de la Flotte, une occupation énergétique ? » s’interroge l’hebdomadaire Zerkalo Nedeli (http://www.zn.ua/1000/1550/69304) qui publie le fac-similé des documents préliminaires à l’accord.
La veille de la ratification du « contrat » par le parlement ukrainien, Vladimir Poutine débarque à Kiev à la nuit tombante et surenchérit : la baisse du prix du gaz sera également liée à la participation de la Russie pour l’industrie militaire, nucléaire, aéronautique.
L’accord est ratifié le lendemain par le parlement : le quota de députés présents dans l’assemblée ne le permettait pas et des fumigènes ont envahi la salle, la plongeant dans une forme d’obscurité rendant impossible un décompte normal des voix.
On pourrait continuer à multiplier les faits qui ne laissent guère d’illusion sur les pas suivants. Pour expliquer ce scénario, les commentateurs invoquent la variante biélorusse qui permit à A. Loukachenko de s’emparer « légalement » du pouvoir, voire l’ascension d’Hitler dans les années 1930.
On peut noter aussi que ce scénario ressemble à s’y méprendre à celui de 2004, hautement défendu par le Kremlin, et qui fut stoppé par la révolution orange.
Par ailleurs, la course en Ukraine entre le président russe Medvedev et son premier Ministre Poutine semble confirmer une bataille pour le leadership en Russie.
Copyright 29 avril 2010/Daubenton
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