Syrie et Irak : une migration sans précédent historique ?

Par Gérard-François DUMONT, le 12 décembre 2015  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Recteur, Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne. Président de la revue Population & Avenir. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique qui soutient le Diploweb.com

Les conflits en Syrie et en Irak ont provoqué une migration forcé de plusieurs millions de personnes. Cet exode de Mésopotamie est-il semblable à ceux que le monde a connus lors de chocs géopolitiques antérieurs ou est-il un phénomène sans précédent historique ? Ce texte analyse les éléments qui conduisent à considérer cet exode comme classique avant de s’interroger sur ses incontestables spécificités qui en font une migration sans précédent historique.

LE DÉBUT des années 2010 s’est trouvé marqué par une forte migration de populations dû aux conflits en Mésopotamie. Dans cette région du Moyen-Orient dont le nom historique correspond à un vaste territoire qui s’étend pratiquement du fond du golfe Persique au golfe d’Alexandrette [1], nombre de frontières étatiques reconnues par la communauté internationale ont de facto disparu. Cela résulte de combats menés en Irak – certes de façon discontinue – depuis l’intervention américaine de 2003, et accentués en 2011 après le départ de la coalition militaire, essentiellement étatsunienne et, en Syrie, depuis 2011. Face à ces combats, de nombreux habitants se sont trouvés conduits à un exode pour échapper aux violences et, donc, assurer leur survie et/ou par refus d’accepter les contraintes imposées par la force là où ils habitaient.

Cet exode des populations de Mésopotamie, pour la période 2011-2015, peut être évalué, dans sa dimension internationale, c’est-à-dire hormis les déplacements internes [2] à l’Irak ou à la Syrie, à environ 4,5 millions de personnes. À la fin de 2015, les estimations l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) concernant les Syriens indiquent 1,2 million au Liban, 700 000 en Jordanie, 1,6 million en Turquie et 235 000 en Irak. Il convient d’ajouter un pays du Moyen-Orient non limitrophe de la Mésopotamie, soit 140 000 Syriens en Égypte. Quant aux Irakiens, l’UNHCR les évalue à 350 000, dont 208 000 en Turquie, 67 000 en Jordanie, 33 500 en Syrie et 12 000 au Liban.

Fin 2015, l’exode international a donc touché plus d’un cinquième de la population.

Ces chiffres doivent être complétés par les personnes qui sont pour la plupart des réémigrants, c’est-à-dire des gens qui, après avoir fui dans les trois pays limitrophes de la Syrie cités ci-dessus, ont migré vers d’autres territoires. L’ordre de grandeur est de 1,2 million dans l’Union européenne, dont plus des quatre cinquièmes en Allemagne et en Suède ; et quelques dizaines de milliers dans des pays non européens : Amérique du Nord et Arménie pour quelques milliers de Syriens de confession arménienne. Il y avait 22,5 millions d’habitants en Syrie à la mi-2011 [3]. Fin 2015, l’exode international a donc touché plus d’un cinquième de la population. En Irak, dont la population était de 32,7 millions à la mi-2001, le chiffre est moindre dans la mesure où l’intensité de l’exode concerne davantage des déplacements internes que des départs au delà des frontières.

De tels chiffres interrogent : l’exode de Mésopotamie est-il semblable à ceux que le monde a connus lors de chocs géopolitiques antérieurs ou est-il un phénomène sans précédent historique ? Analysons d’abord les éléments qui conduisent à considérer cet exode comme classique (I) avant de s’interroger sur ses éventuelles spécificités (II).

I. Un exode intense, mais malheureusement classique

L’exode de Mésopotamie des années 2010 ne diffère pas de ceux antérieurs : il résulte de raisons semblables ; il perdure selon une logique géopolitique connue ; il se traduit par des réémigrations comme le monde en a connu.

Des raisons semblables à celles des autres exodes

L’histoire permet d’égrener un certain nombre d’exodes, dont les raisons se regroupent en quatre catégories [4]. La première est liée aux génocides, lorsque des rescapés parviennent à s’en échapper, comme cela fut le cas lors des quatre génocides du XXe siècle : arménien, juif, cambodgien et rwandais. Le deuxième type d’exode provient de guerres internationales qui poussent des populations à fuir leur domicile pour assurer leur survie, à l’exemple de l’exode français de 1940 ou de celui des guerres de l’ex-Yougoslavie. Les guerres civiles sont une troisième raison d’exode, comme celles d’Espagne (1936-1939), de Chine (1945-1949), du Mozambique (1972-1992), du Liban (1975-1989), du Salvador (1980 à 1992), du Sri Lanka [5], du Sierra Leone (1991-2002), du Liberia (1990-1997 et 1999-2003) ou de Côte-d’Ivoire (2002-2007).

Enfin, quatrième catégorie, l’exode peut provenir de la répulsion exercée par un régime liberticide sur des habitants comme les Allemands de l’Est ou les Vietnamiens fuyant un régime communiste, ou les Cubains fuyant le régime castriste.

Sachant que, avant 2011, la Syrie était un pays de faible émigration, et avait été un pays de forte immigration [6] (pour des Palestiniens et des Syriens), l’exode de Mésopotamie des années 2010 se classe, dans un premier temps, dans la troisième catégorie. Cet exode ne présente pas de caractéristiques nouvelles ni dans ses causes ni dans sa logique géographique. D’une part, il résulte d’un conflit civil dont la violence déclenche l’émigration de populations et, d’autre part, les populations soumises à l’exode vont d’abord trouver refuge dans les territoires les plus accessibles pour elles, donc pour l’essentiel dans des pays limitrophes.

L’autre caractéristique classique, bien que non systématique, de l’exode de Mésopotamie, tient à sa prolongation.

Un exode qui perdure

Dans le passé, des exodes ont cessé dès que leurs causes disparaissaient ou perduré lorsqu’elles n’étaient pas enrayées. Ainsi, l’exode des Espagnols fuyant la guerre civile, particulièrement intense en Catalogne début 1939, a été stoppé dès la fin de la guerre civile, proclamé par Franco le 1er avril 1939.

En 1923, l’exode des musulmans turcs [7] de Grèce vers la Turquie, dans le cadre des expulsions de population validées par le traité de Lausanne, s’est rapidement tari parce que la Grèce a respecté ce traité et, donc, le droit de la minorité musulmane ethniquement turque restée en Grèce. Ainsi, cette minorité bénéficie en Grèce d’une large autonomie, par exemple en matière de justice, ce qui lui donne le droit d’appliquer non les lois grecques mais des règles découlant de la charia. En revanche, l’émigration de Turquie des personnes de confession orthodoxe, pourtant de nationalité turque, s’est poursuivie parce que la Turquie, au fil des décennies, n’a pas respecté le traité de Lausanne, poussant la quasi-totalité de la minorité orthodoxe à partir. Quant à l’exode dû aux guerres de l’ex-Yougoslavie [8], il a duré quatre ans, ces guerres n’ayant cessé que dans le cadre des accords de Dayton en 1995.

Dans le cas de la Mésopotamie, depuis 2011, aucune des causes de l’exode n’a été enrayée, bien au contraire. Même s’il y a eu des cessez-le-feu très localisés, les violences ont continué. Donc l’exode a perduré en 2015 pour la quatrième année consécutive.

Une troisième caractéristique classique des exodes tient au fait qu’ils peuvent, dans certains cas, engendrer de la réémigration, c’est-à-dire une nouvelle migration à partir du pays où la personne a cherché un premier refuge.

L’existence de réémigrations

Dans le passé, les exodes n’ont pas connu de réémigrations lorsque le pays d’arrivée présentait des proximités linguistiques ou culturelles ou lorsque ce pays offrait des conditions d’accueil qui ne poussaient pas à repartir vers un autre pays.

Ainsi, en 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Allemands des Sudètes, de Prusse orientale, de Poméranie ou de Haute-Silésie ont fui en Allemagne de l’Ouest ou en Autriche, certes pour des raisons de proximité, mais y sont demeurés parce que ces territoires d’accueil étaient de langue allemande et se sont mobilisés pour les accueillir. Les Cubains parvenus à fuir le régime de Castro [9] depuis 1959 sont, dans leur très grande majorité [10], demeurés aux États-Unis, d’autant plus que ce pays a signé une législation et des accords avec Cuba qui leur convenaient. Ainsi, en 1966, le Congrès américain adopta-t-il la loi d’ajustement cubain (Cuban Adjustment Act, CAA) qui accordait une possibilité de résidence permanente pour les Cubains physiquement présents aux États-Unis pendant au moins un an.

En 1994, à la suite d’une nouvelle vague d’exode, cette CAA est complétée par deux accords portant sur la question migratoire entre Cuba et les États-Unis, accords visant à assurer une migration sûre, légale et ordonnée. Combinés avec la CAA, ces accords migratoires de 1994 et 1995 établissent la politique actuelle wet-foot, dry-foot, soit « pied humide, pied sec ». Cela signifie que les Cubains interceptés en mer, wet-foot, par les États-Unis sont renvoyés à Cuba. Le gouvernement cubain, selon les accords, s’engage à ne pas exercer de représailles contre eux. Quant à ceux qui atteignent le rivage des États-Unis, les dry-foot, ils sont généralement autorisés à y rester et peuvent donc obtenir un statut de résident permanent après un an.

En revanche, lorsque le premier pays possible d’exode ne présente guère d’identité commune possible ou n’offre pas des conditions satisfaisantes, comme le droit au travail, le souhait de réémigrer est élevé, comme cela s’est produit pour des Indochinois dont le premier refuge était un pays d’Asie du Sud-Est.

En 1975, les victoires des régimes communistes dans les anciennes colonies françaises d’Indochine, du Viêt Nam, du Cambodge et du Laos, engendrent, au fil des années, un exode de plus de 3 millions de personnes. Ces dernières cherchent refuge dans les pays proches, donc d’Asie du Sud-Est, comme la Thaïlande, Hong-Kong, Singapour ou les Philippines. Environ 250 000 Vietnamiens d’origine chinoise (ou Hoa), qui subissent aussi l’hostilité des autorités vietnamiennes [11], sont accueillis en Chine [12], pratiquement le seul pays asiatique à offrir non seulement l’asile, mais aussi la réinstallation de ces réfugiés. L’UNHCR y participe par un don de 8,5 millions de dollars versé aux autorités chinoises et ouvre un bureau à Pékin.

Toutefois, au début de l’exode indochinois, en 1975, aucun pays de la région n’étant signataire de la Convention de 1951 sur les réfugiés ou du Protocole de 1967, aucun des pays recevant des boat people vietnamiens ne les autorisa à s’installer de manière permanente, certains ne leur accordant même pas le refuge temporaire. Aussi, certains Indochinois cherchèrent à réémigrer et certains y parvinrent.

Fin juin 1979, cinq membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE), qui ont sur leur sol des centaines de milliers d’Indochinois, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la Thaïlande, font savoir qu’ils ont « atteint la limite de leurs capacités et [ont] décidé de ne plus accepter de nouveaux arrivants » [13].

En juillet 1979, sous l’égide des Nations Unies, une conférence internationale sur « les réfugiés et les personnes déplacées en Asie du Sud-Est » se réunit à Genève. Elle conclut un accord tripartite entre les pays d’origine, les pays de premier asile et les pays de réinstallation, aux termes desquels l’ANASE promet de faire respecter les engagements de fournir un asile temporaire à condition, d’une part, que le Viêt Nam s’efforce d’empêcher les départs illégaux et de promouvoir les départs ordonnés et, d’autre part, que les pays tiers accélèrent le rythme de réinstallation. La réinstallation internationale, qui se déroule au rythme de 9 000 personnes par mois au premier semestre de 1979, s’accélère avec 25 000 personnes réinstallées par mois au second semestre. Entre juillet 1979 et juillet 1982, plus de 20 pays, les États-Unis en tête mais aussi l’Australie, la France et le Canada, réinstallent 623 800 réfugiés indochinois.

Avec les exodes des années 2010 de Mésopotamie, la situation est comparable. Les immigrés syriens ou irakiens n’ont pas dans leur pays de premier refuge des conditions d’installation satisfaisantes, avec toutefois des différences : possibilités moins mauvaises en Jordanie, où intervient l’UNHCR, moindres au Liban, qui refuse la construction de camps d’accueil en raison de sa déstabilisation historique due à l’acceptation de camps palestiniens, délicate en Turquie, pays qui n’accepte sur son territoire aucune intervention de l’UNHCR ou d’Organisations non gouvernementales (ONG) occidentales. En conséquence, ces situations engendrent des souhaits de réémigration vers des pays où les migrants escomptent de meilleures possibilités, notamment en Europe.

L’exode de Mésopotamie est donc de nature classique, avec un conflit civil le déclenchant, la prolongation de violences le faisant perdurer et l’existence de réémigrations face à l’espoir de trouver des pays plus accueillants. Toutefois, d’autres éléments laissent penser que cet exode est sans précédent historique.

Lire aussi : Quelle place pour la Jordanie dans la concurrence des influences au Proche-Orient ? Par Brahim Kas

II. Un exode spécifique

Plusieurs caractéristiques mettent en évidence certaines spécificités dans l’exode de populations dû aux conflits en Mésopotamie : la nature plurielle du conflit, l’intrusion d’un acteur étranger à toute règle internationale, le jeu trouble d’une puissance régionale, une faute incompréhensible de la coalition contre l’État islamique face à une offensive décisive et le caractère multiscalaire du conflit.

La nature plurielle des combats

D’abord, lors d’exodes antérieurs dans l’histoire, des populations civiles se trouvaient soit confrontées à un affrontement généralement dual, soit subissaient les violences d’un acteur géopolitique unique. La guerre d’Espagne opposait deux parties, le camp nationaliste (franquistes) et le camp républicain. Même si le camp républicain était assez divisé (entre anarchistes, communistes, socialistes…), il se présentait comme l’unique adversaire des franquistes et déclarait que son seul adversaire était le camp nationaliste franquiste. En 1945, les allemands de Prusse orientale ont subi la violente pression d’un acteur géopolitique unique, l’armée rouge. En 1962, les Européens d’Algérie ont été confrontés à la volonté d’un seul acteur, le FNL, de les chasser d’Algérie. Dans les guerres de l’ex-Yougoslavie, chaque phase a opposé, pour l’essentiel, des actions militaires de Serbes à des non-Serbes.

La situation en Mésopotamie est beaucoup moins claire et nettement plus complexe : depuis 2011, de nombreux groupes militaires participent an conflit. Ces groupes sont tantôt alliés, tantôt opposés. Par exemple, les chrétiens d’Irak subissent à la fois les violences perpétrées par des groupes djihadistes et les vexations [14] du pouvoir politique [15].

En Syrie, en 2011, certains gouvernements occidentaux ont cru voir une « banale » guerre civile entre deux camps, selon un modèle binaire traditionnel : le régime du président Bachar el-Assad, au pouvoir depuis plusieurs décennies, et ses opposants. C’était une illusion, car, dès 2011, il y a une multitude de groupes en Syrie. Certes, ils déclarent tous s’opposer au régime mais leurs objectifs sont fort différents selon qu’il s’agit de laïcs partisans d’une évolution démocratique, de liberté politique et de justice sociale, ou de groupes islamistes radicaux voulant détruire des éléments du patrimoine historique de la Syrie et instaurer une république islamique fondée sur la charia. D’ailleurs, même si la plupart des opérations militaires de l’opposition à Bachar el-Assad et des groupes islamistes armés sont initialement dirigés contre le régime, les conflits entre les groupes militaires pour le contrôle de territoires, les armes, le partage du butin ou l’obtention du soutien de tel ou tel pays étranger émergent rapidement. Dans ce contexte, la supposée bataille principale initialement évoquée contre le régime n’est plus nécessairement la priorité. Or, cette complexité est souvent négligée à cause d’une vision dualiste du monde. Pourtant, dans le conflit syrien, il faut différencier de nombreux acteurs militarisés. Outre le régime et ses différentes forces ou milices, une « armée syrienne libre » (ASL, née en juillet 2011), considérée par des pays occidentaux comme une opposition « modérée », a été initialement et largement formée par des soldats déserteurs, puis affaiblie par des départs ou des « désertions » de ces troupes vers des groupes islamistes, comme le Front al-Nosra, affilié à Al Qaeda, ou le Front Islamique. Il convient notamment d’ajouter le YPG (Yekîneyên Parastina Gel, Unités de protection du peuple), bras armé du PYD (Parti de l’union démocratique), parti politique kurde syrien.

Certes, il a eu des guerres civiles, comme celle du Liban, dont le nombre des acteurs géopolitiques n’était pas limité à deux. Mais en Mésopotamie, le caractère multiple de la guerre est très accusé, d’autant plus qu’il se déploie à une échelle transnationale, couvrant à la fois des territoires irakiens et syriens.

Outre le fait que le conflit civil en Mésopotamie comprend de nombreux groupes et factions en guerre avec d’autres, en dépit des trêves et alliances temporaires qui changent périodiquement, une autre caractéristique tient à l’intrusion d’une composante militaire d’une nature nouvelle.

L’intrusion d’un pouvoir géopolitique dénué de scrupules

Comprendre les raisons de l’émergence de cette composante suppose de rappeler qu’en 2003, le protectorat qu’installent les États-Unis sur l’Irak se caractérise par la mise à bas de toute l’organisation de l’État irakien, sans trier entre ce qui mériterait d’être conservé et ce qui devrait être banni. En mai 2006, la situation s’aggrave lorsque Nouri al-Maliki est investi Premier ministre à la tête d’un gouvernement de coalition. Soutenu par l’Iran, il apparaît rapidement qu’il privilégie presque systématiquement la majorité chiite au détriment de la minorité sunnite [16]. Les Irakiens sunnites, brimés par le nouveau gouvernement et écartés des postes administratifs ou militaires, s’opposent de plus en plus au pouvoir de Bagdad. Ils se trouvent dans le même combat qu’un Conseil consultatif réunissant différents groupes djihadistes qui, en octobre 2006, décide de se proclamer « État islamique d’Irak ». Ses dirigeants, soutenus au moins indirectement par des puissances sunnites du Moyen-Orient, se considèrent comme les vrais représentants politiques de l’Irak. Et l’ensemble parvient à contrôler une partie occidentale du territoire irakien. Puis les dirigeants de cet « État islamique d’Irak » font preuve d’opportunisme lorsque la Syrie se trouve à son tour déstabilisée en 2011. Recourant à une violence extrême, utilisant des kamikazes pour détruire les défenses de l’adversaire et du nettoyage ethnique, ils font passer sous leur contrôle des territoires syriens. Affirmant leur souveraineté de fait sur le cœur géographique de la Mésopotamie, le 9 avril 2013, ils prennent le nom d’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), soit, en arabe, Daech : « D » pour État, « a » pour islamique, « e » pour Irak et « ch » pour Levant [17].

Bénéficiant de « volontaires » venus de nombreux pays, Daech considère qu’il a en son sein des représentants de l’ensemble de l’oumma, la communauté des musulmans, indépendamment de leur nationalité. Puis il continue de progresser, notamment en s’emparant de gisements pétroliers ou des villes irakiennes de Falloujah (janvier 2014) et de Mossoul (juin 2014), face à une armée irakienne mal organisée, essentiellement chiite et dont beaucoup d’officiers sunnites sont passés à l’ennemi.

Daech devient immensément riche par suite du pillage des territoires conquis, et notamment des banques de Mossoul, mais aussi du pétrole qu’il vend aisément à un prix inférieur à celui des marchés, surtout à des clients turcs. Ses moyens militaires s’élargissent avec du matériel états-unien abandonné par l’armée irakienne. En outre, Daech sait user des moyens de communication pour faire la promotion du djihadisme, c’est-à-dire d’une conception religieuse selon laquelle les vrais musulmans doivent tuer les hérétiques (comme les chiites) ; quant aux infidèles chrétiens ou yézidis, ils doivent se convertir ou être tués. Le 29 juin 2014, L’organisation prend, dans ses communiqués, le nom d’« État islamique » et annonce le rétablissement du califat. Son chef, Abou Bakr al-Baghdadi, se proclame calife, successeur de Mahomet, sous le nom d’Ibrahim.
Une des principales caractéristiques de Daech, dont l’idéologie est celle d’un totalitarisme islamiste, est son manque total de scrupules. Certes, les totalitarismes du XXe siècle, nazi ou communiste, n’étaient pas tendres. Toutefois, ils ne repoussaient pas totalement l’héritage du droit international humanitaire. Rappelons en effet que la bataille de Solferino du 24 juin 1859, épisode décisif de la lutte pour l’unité italienne, constitue la source d’inspiration pour la création de la Croix-Rouge et, ensuite, pour des conventions concernant les lois et coutumes de la guerre : 1864 (Convention de Genève sur les blessés et malades soit, en temps de guerre, la neutralité des secours et le soin aux blessés sans distinction de nationalité), 1874 (conférence de Bruxelles), 1899 (conférence de La Haye concernant la guerre sur terre avec pour objet la révision de la Déclaration concernant les lois et coutumes de la guerre, élaborée en 1874 par la conférence de Bruxelles et restée non ratifiée), 1907 (Conférence de la Haye révisant légèrement la Convention de 1899). En juillet 1929, une nouvelle conférence révise les textes précédents et régit la question des prisonniers de guerre. Or, même les pays totalitaires ont signé et ratifié ces conventions, dont l’ensemble est dénommé Conventions de Genève [18]. Ainsi, pour celle de 1929, l’Allemagne l’a ratifiée en 1934 et l’URSS en mai 1931.

En conséquence, lors de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne, pourtant nazie, la respecte en partie. Ainsi, l’Allemagne hitlérienne fait des prisonniers français, puis en libère environ un tiers sous diverses conditions. Quant aux officiers et sous-officiers prisonniers, conformément aux Conventions de Genève, l’Allemagne les regroupe dans des camps spéciaux où ils n’ont pas à travailler pour l’ennemi. Dans ces camps, les officiers s’organisent par exemple en créant des sortes d’universités, comme celle dont l’un des prisonniers était le philosophe et écrivain français Jean Guitton, devenu ensuite membre de l’Académie française.

L’État islamique n’étant pas un État reconnu internationalement, il n’a certes pas ratifié les conventions de Genève. Mais, se désignant « État », rien ne lui interdirait de les appliquer [19], ce qui aurait été le cas si son ambition se limitait à devenir l’État des sunnites de la Mésopotamie centrale. Mais son objectif totalitaire est mondial. Aussi, avec l’État islamique, pas de prisonniers mais des otages, qui sont assassinés dans des conditions atroces chaque fois que l’État islamique veut marquer les esprits [20]. L’État islamique ne permet pas à la Croix-Rouge ou à des organismes semblables d’intervenir sur les territoires qu’il contrôle. En conséquence, son usage et son recours à la terreur engendrent pour les populations une répulsion encore plus grande que celles d’autres guerres et, donc, un exode particulièrement intense.

Le jeu particulièrement trouble d’une puissance régionale

En raison de sa doctrine de géopolitique interne, la Turquie se vit depuis sa création comme un pays qui devrait être homogène sur le plan humain et qui se veut centralisé. Une priorité du gouvernement turc est donc d’étouffer toute demande d’autonomie de la part des territoires à majorité kurde ou toute affirmation de divergence religieuse, d’où des vexations vis-à-vis des alevis ou des chrétiens, pourtant désormais très peu nombreux [21].

Il n’est pas contestable que depuis le début de la guerre civile de Syrie en 2011, la Turquie a effectivement choisi le camp des partisans du renversement du régime de Bachar el-Assad et les a donc soutenus, mais, sans l’avouer, elle a favorisé l’organisation qui s’est ensuite désignée « État islamique ». La Turquie permet en effet à ce dernier de vendre du pétrole, de soigner ses combattants dans des hôpitaux turcs et d’organiser le passage de djihadistes étrangers à sa frontière. Pourtant, quand il s’agit de gêner les Syriens kurdes, Ankara sait contrôler sa frontière. Par ailleurs, la Turquie n’a jamais hésité à bombarder des régions kurdes [22]. Il a fallu attendre le 23 juillet 2015 pour que La Turquie déclare ouvrir sa base aérienne d’Incirlik [23], au sud du pays, aux avions américains qui bombardent des cibles du groupe djihadiste État islamique (EI) en Syrie et en Irak. Les détails sur les conditions d’utilisation de cette base justifiées par la présence de la Turquie dans l’Otan et les contreparties accordées par les États-Unis n’ont pas été précisés. Personne ne sait si la Turquie a vendu ou vend des armes à l’État islamique, mais deux journalistes [24] qui ont publié des documents et des photos de camions des services de renseignements turcs allant en Syrie, camions dit « humanitaires » mais qui transportaient aussi des armes, ont été mis en prison le 26 novembre 2015. Ils sont inculpés d’« aide à une organisation terroriste, d’espionnage politique et militaire, et de révélation d’informations devant rester secrètes ». Le procureur a fait savoir qu’il demanderait 20 ans de prison.

Les déclarations officielles des dirigeants turcs signifient que ce pays fait des Kurdes son principal ennemi, même avant le régime de Bachar el-Assad ; en revanche, l’État islamique n’est éventuellement désigné qu’en troisième position. La Turquie annonce parfois des frappes contre l’État islamique, mais est-ce pour amadouer les États-Unis et leurs alliés, sont-elles réelles et, si oui, l’État islamique est-il prévenu des cibles ?

Certes, la Turquie évoque souvent les nombreux Syriens ayant fui la guerre civile et qui sont sur son territoire. La connaissance de leur nombre et de leur situation réelle est très imparfaite car la Turquie refuse la présence de l’UNHCR comme des ONG internationales sur son sol et rend très difficile la possibilité pour des chercheurs de conduire des enquêtes. En revanche, il est certains que les personnes soumises à l’exode de Mésopotamie n’ont guère de droits en Turquie : impossibilité de déposer une demande d’asile, interdiction de travailler, pas de scolarisation des enfants, etc. Dans ce contexte, nombre de ces personnes ne peuvent que souhaiter partir vers des pays où davantage de droits leur seraient octroyés.

La Turquie le sait bien et a d’ailleurs utilisé sa marge de manœuvre pour laisser partir des Syriens vers l’Union européenne. Le passage maritime vers la Grèce n’est souvent possible que parce que le gouvernement turc laisse agir des passeurs ayant pignon sur rue, par exemple à Izmir. Mais ce laisser-faire est contrôlé. Ainsi, la Turquie sait ouvrir plus grand les vannes chaque fois qu’elle veut obtenir davantage de l’Union européenne, comme à la veille de l’accord du 29 novembre 2015, et les réduire quand il s’agit de plaire à l’Union européenne.

Outre la nature spécifique de l’exode dû au jeu de la Turquie, l’émigration de Syriens s’est trouvée particulièrement accrue en 2015 par l’attitude guère compréhensible de la coalition contre l’État islamique, dont on ne sait si elle a commis une négligence, donc une faute non intentionnelle, ou le contraire.

Une faute de la coalition contre l’État islamique

Pourtant, le 20 août 2014, les Syriens, qui craignent la politique de terreur de l’État islamique et la poursuite de la guerre sous l’effet de l’intrusion de l’État islamique en Syrie, peuvent être relativement rassurés. Le Président des États-Unis Barack Obama prononce un discours appelant à éradiquer l’État islamique, qu’il assimile à un « cancer ». Il promet d’agir de façon « implacable » et organise une coalition internationale arabo-occidentale en Irak et en Syrie, coalition dont font officiellement partie dix-huit pays, même si leur engagement est très variable en fonction du potentiel militaire utilisé, du champ géographique retenu (seulement certains territoires irakiens ou également des territoires syriens) et du caractère plus ou moins hypocrite de leur adhésion à cette coalition. Néanmoins, penser alors que l’État islamique va cesser d’étendre les territoires qu’il contrôle et probablement devoir reculer de façon significative, n’est pas utopique. Effectivement, dans les semaines qui suivent, la crainte de l’État islamique peut diminuer. En effet, les YPG kurdes, aidées par les frappes aériennes de la coalition internationale – malgré les réticences de la Turquie à permettre aux Syriens kurdes d’être approvisionnés ou secourus par des Irakiens kurdes passant la frontière syro-turque – reprennent entièrement, le 25 janvier 2015, la ville de Kobané. Cette dernière n’est plus, au moins aux trois quarts, qu’un amas de ruines et de bâtiments éventrés, témoignant de la violence des affrontements ayant eu lieu durant plusieurs mois.

Mais les mois suivants de 2015 sont moins encourageants. Malgré son échec à Kobané, l’État islamique continue de progresser en Syrie, parvenant à conquérir Palmyre. Certaines de ses troupes se trouvent même au sud de Damas. Ainsi, en mai 2015, les Syriens demeurés dans leur pays ne peuvent que constater qu’aucune puissance de la coalition n’a empêché l’État islamique de diriger ses troupes vers Palmyre alors qu’il aurait été facile de les bombarder durant les centaines de kilomètres de désert qu’elles ont traversées. Est-ce une négligence ou une faute intentionnelle ? Personne ne le sait. Mais, pour les Syriens restés en Syrie, la conclusion de ce nouveau drame est désespérante : si la communauté internationale a laissé progresser l’État islamique jusqu’à Palmyre, le jour où d’autres villes syriennes, voire Damas, aujourd’hui non conquises par l’État islamique, seront sous la pression militaire de cette organisation qui, il faut le rappeler, utilise des kamikazes, personne ne viendra les secourir. La conquête de Palmyre a donc une portée fondamentale, même si les médias traitent surtout de la dimension patrimoniale de Palmyre. Car il y avait des civils à Palmyre. Certains ont été assassinés par l’État islamique, parfois dans des conditions abominables comme la décapitation, le 18 août 2015, de l’ancien directeur des Antiquités de Palmyre, Khaled al-Assad, expert de renommée mondiale du monde antique. Ainsi, dans la période 2014-2015, non seulement l’État islamique n’a pas été combattu de façon « implacable » mais il n’a même pas été contenu.

Pour les Syriens qui se trouvent en Syrie (à leur domicile ou déplacés à l’intérieur du pays) ou déjà dans un pays de premier refuge, Jordanie, Liban ou Turquie, le message est clair : l’espoir de pouvoir à court terme retourner chez soi est mince.

Il en résulte une intensification, à compter de mai 2015, de l’exode soit depuis la Mésopotamie, soit depuis le pays de premier refuge. En outre, les Syriens constatent la quasi-absence de mobilisation internationale pour la reconstruction de Kobané, ce qui contraste par exemple avec les aides apportées lors de catastrophes naturelles. D’ailleurs, le 2 septembre 2015, le drame, mondialement médiatisé, de l’enfant syrien Aylan Kurdi trouvé mort (ainsi que sa mère et son frère) sur la plage de la station balnéaire de Bodrum, en Turquie, témoigne du manque d’implication des pays étrangers pour reconstruire Kobané. En effet, sa famille, après être retournée à Kobané libéré, l’a de nouveau quittée, perdant espoir dans la reconstruction de la ville comme dans une pacification durable de la région.

L’exode de Syriens et d’Irakiens des années 2010 comporte une autre caractéristique spécifique : il se déroule dans un tourbillon géopolitique.

Un exode pris dans un tourbillon géopolitique

En effet, nombre d’exodes des siècles passés venaient d’un territoire soumis à un conflit dû, le plus souvent, à un acteur unique ou concernant un nombre d’acteurs violents géographiquement limité. Le génocide arménien s’est trouvé provoqué par le mouvement jeune-turc dirigeant l’empire ottoman. La shoah était circonscrite à l’Allemagne, puis aux autres territoires européens envahis par l’Allemagne. L’exode espagnol de la guerre civile était le résultat des victoires militaires du camp nationaliste espagnol.

En revanche, les civils de Mésopotamie se trouvent pris dans un tourbillon géopolitique où s’enchevêtrent des violences locales, des implications régionales et des acteurs d’au delà du Moyen-Orient.

Le caractère local du conflit qui fait souffrir les populations est bien étayé par les combats violents constatés ces dernières années à Homs, à Alep, à Kobané, à Sinjar ou dans certains quartiers palestiniens de Damas. Il s’agit là de violences décidées et mises en œuvre par des acteurs situés en Mésopotamie, comme des groupes militarisés, les régimes de Damas et de Bagdad.

Mais d’autres décisions attisant les violences en Mésopotamie viennent aussi d’au delà de la Mésopotamie, en raison de l’implication directe de nombreux acteurs du Moyen-Orient : livraison de matériel de guerre par l’Arabie Saoudite, le Qatar ou la Turquie à certaines des parties, intervention du hezbollah libanais, de l’Iran aidant militairement le régime de Damas et de Bagdad, de la Turquie bombardant des régions kurdes d’Irak ou de Syrie et empêchant d’autres Kurdes d’aller aider les Syriens kurdes…

À une troisième échelle, le conflit est mondial, pour plusieurs raisons liées. D’abord, l’État islamique recrute, au nom de son idéologie, dans le monde entier. Il compte en conséquence d’une part, sur le sol de la Mésopotamie, environ 20 000 combattants étrangers, c’est-dire de nationalité ni syrienne ni irakienne, issus de plusieurs dizaines de pays européens, africains, asiatiques ou océaniens : France, Royaume-Uni, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Suède, Russie, Tunisie, Maroc ou Australie. Certes, la composition militaire de l’organisation État islamique n’est pas la même en Syrie et en Irak, avec sans doute beaucoup plus de djihadistes étrangers en Syrie alors qu’en Irak, l’État islamique est très majoritairement composé d’Irakiens. Au total, les combattants étrangers représenteraient sans doute presque la moitié des combattants de l’État islamique en Mésopotamie. Ensuite, l’État islamique compte des combattants dans différents pays dont ils ont la nationalité. Ces combattants sont capables de conduire des opérations de guerre sur des territoires extérieurs à la Mésopotamie. Par exemple, au moins six des participants directs ou ayant contribué aux attentats du 13 novembre à Paris étaient de nationalité française. Les deux personnes qui ont revendiqué les attentats au nom de l’État islamique, probablement de Syrie, sont de nationalité française. Certains des membres des trois commandos ou de leur complices ayant guidé les commandos étaient de nationalité belge.

Ensuite, l’État islamique ne se considère pas comme une puissance moyen-orientale mais comme une puissance mondiale. C’est pourquoi il s’assure des relais dans d’autres régions du monde, différents mouvements dans le monde ayant décidé de faire allégeance à l’État islamique. Donnons quelques exemples.

En juillet 2014, en Algérie, des djihadistes algériens se séparent d’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique) et fondent un groupe, appelé les soldats du califat en Algérie, qui annonce son allégeance à l’EI en septembre. Le 3 octobre 2014, en Libye, 6 mois après sa création, le conseil consultatif de la jeunesse islamique (Majilis Choura Chabab al-Islam), un groupe djihadiste, prête allégeance à l’État islamique. Ce serment d’allégeance est accepté par l’État islamique dans un communiqué rendu public le 13 novembre.

Le 4 octobre 2014, le Mouvement des Talibans du Pakistan (Tehrik-e-Taliban Pakistan) annonce apporter son soutien à l’État islamique mais sans lui faire allégeance. Le 10 novembre 2014, En Égypte, le groupe Ansar Bait al-Maqdis (« Les Partisans de Jérusalem »), né en 2001, annonce son allégeance à l’EI sous le nom de « Province du Sinaï » (Wilayat Sinaï). Le 31 octobre 2015, il revendique la destruction de l’airbus russe parti de Charm el-Cheikh et détruit en plein vol par une bombe. Le 7 mars 2015, Boko Haram lui prête à son tour allégeance, ce que l’État islamique reconnaît officiellement cinq jours plus tard. Ce groupe du Nigeria, créé en 2002, change son nom officiel de « Groupe sunnite pour la prédication et le djihad » en « État islamique en Afrique de l’Ouest », se considérant comme une « province » de l’État islamique. En septembre 2015, à Gaza, l’organisation salafiste gazaoui « Armée de l’islam » (Jaïch al-Islam) prête à son tour allégeance à l’État islamique.

Parallèlement, en septembre 2015, en Afghanistan, un rapport de l’ONU estime qu’environ 10 % des insurgés afghans ont prêté allégeance à l’EI. Des groupes ayant fait allégeance à l’EI ou qui s’en déclarent proches sont signalés dans 25 des 34 provinces du pays.

Puis, à partir du mois d’octobre 2015, en Somalie, une partie des combattants d’un groupe créé en 2006, intitulé « jeunesse » (Al-Shabbaab), annonce prêter allégeance à l’État islamique.

En outre, l’État islamique a revendiqué de nombreux attentats dans des pays où ne s’affiche pas (ou pas encore) un groupe officiellement constitué et rattaché : Belgique, Canada, Australie, Copenhague, Paris, Tunisie, Yémen, Bangladesh, etc.

Le contexte géopolitique mondial dans lequel se situe l’exode de Syriens et d’Irakiens tient aussi à ce que de nombreux États se sont officiellement impliqués dans le conflit mésopotamien. Dès 2011 les États-Unis et la France, embrassant l’espoir d’un printemps arabe engendrant un Moyen-Orient démocratique, poussent à la chute de Bachar el Assad, apportant une aide militaire à certains groupes d’opposants syriens. À l’opposé, la Russie, soucieuse notamment de préserver sa base navale de Tartous, en méditerranée, soutient le régime syrien. À l’été 2014, la coalition arabo-occidentale en Irak et en Syrie, citée précédemment, est officiellement formée afin d’intervenir militairement contre l’État islamique. Elle rassemble les États-Unis, les principaux pays européens, dont la France, l’Australie, le Canada, ainsi que des pays du Moyen-Orient comme la Turquie, l’Arabie Saoudite, la Jordanie, le Qatar, Bahreïn et les Émirats arabes unis.

L’exode de Syriens et d’Irakiens de Mésopotamie, bien qu’ayant des caractéristiques semblables à des exodes précédents dans l’histoire, comporte des éléments fondamentalement nouveaux, avec la combinaison inédite d’un ensemble de paramètres géopolitiques particulièrement complexes. La dualité de cet exode, donc à la fois classique et nouveau, appelle plusieurs réponses. La première suppose de tirer les leçons des situations passées en matière d’exode, ce qui n’a malheureusement pas été fait depuis 2011, notamment en ce qui concerne la façon dont peut s’organiser de la réémigration. En effet, depuis 2011, la quasi-totalité des réémigrations de Mésopotamie a été abandonnée aux mains des passeurs, qui en ont financièrement profité et trop souvent abusé, d’où les morts malheureusement survenues lors de la migration. Prévenir les abus des passeurs signifierait les empêcher de nuire en organisant la réémigration, ce qui permettrait en même temps aux migrants de ne pas être financièrement spoliés.

Œuvrer pour limiter la souffrance des populations qui subissent ou ont subi les violences de ce conflit est un impératif catégorique. Cela suppose d’aider à la reconstruction comme au retour sur les quelques territoires reconquis sur l’État islamique et mis à l’écart des violences. Cela suppose également une aide massive aux pays accueillant le plus, en pourcentage de leur population ou de leurs richesses, les populations soumises à l’exode, soit la Jordanie et le Liban. Mais cela requiert aussi une acceptation par la Turquie de la présence et de l’action de l’UNHCR comme d’ONG internationales, ce qui serait justifié au titre de l’appartenance de ce pays au Conseil de l’Europe ou du milliard d’euros que l’Union européenne attribue chaque année à la Turquie au titre de pays candidat.

Parallèlement, il convient de lutter contre les causes de la prolongation de l’exode. Cela signifie participer, en fonction de ses capacités, à la guerre contre l’État islamique en respectant les conditions de la guerre juste explicitées au Ve siècle par saint Augustin. Et, dans le même temps, il faut discuter avec toutes les parties engagées dans les conflits de Mésopotamie et disposées à dialoguer afin de parvenir à une solution politique.

Copyright Décembre 2015-Dumont/Diploweb.com


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[1Aujourd’hui İskenderun en Turquie.

[2Estimés mi-2015 par l’UNHCR à 7,5 millions en Syrie et à 3,4 millions en Irak.

[3Sardon, Jean-Paul, « La population des continents et des pays », Population & Avenir, n° 705, novembre-décembre 2011.

[4Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.

[51983-2002 puis, après une trêve, 2005-2009, les « Tigres Tamouls » (en anglais LTTE - Liberation Tigers of Tamil Ealam) cessant le combat le 17 mai 2009 ; cf. Madavan, Delon, « Les diasporas d’origine sud-asiatique en France », Population & Avenir, n° 724, septembre-octobre 2015.

[6Dumont, Gérard-François, « Syrie : de la géopolitique des populations à des scénarios prospectifs », Géostratégiques, n° 37, 3e trimestre 2012.

[7Certes, les diplomates expliquent qu’il convient de parler « d’échange » de populations et non d’exode. Pourtant, il s’agit bien d’un exode contraint par la volonté de purification ethnico-religieuse du vainqueur de la guerre gréco-turque.

[8À l’exception de conflit du Kosovo, mais qui se situe à l’intérieur de l’ex-république yougoslave de Serbie.

[9Dumont, Gérard-François, « Cuba : histoire d’un exode », Population & Avenir n° 725, novembre-décembre 2015.

[10Sous l’effet des différentes vagues d’exode de Cuba, la population d’origine cubaine aux États-Unis s’est accrue, passant de 737 000 en 1990 à nettement plus d’un million depuis 2010. Les autres pays ayant accueilli des Cubains sont les suivants : Espagne (115 000), Italie (32 000), Porto Rico (17 000), Mexique (14 000) et Canada (11 000).

[11Début 1978, des mesures officielles sont prises pour exproprier des entrepreneurs privés, souvent d’origine chinoise.

[12L’attitude du Viêt Nam explique que, en février 1979, les forces chinoises attaquent les régions frontalières vietnamiennes. Il faudra attendre plus de dix ans pour que les relations se normalisent entre les deux pays.

[13Cf. « Les réfugiés dans le monde, cinquante ans d’actions humanitaires », HCR, 2000.

[14Vexations qui ont commencé bien avant ; cf. Dumont, Gérard-François, « La mosaïque des chrétiens d’Irak », Géostratégiques, n° 7, 2e trimestre 2005.

[15Comme la loi qui dispose le passage automatique à la religion islamique des mineurs lorsqu’au moins un de leurs parents se convertit à l’islam, loi qui a pourtant fait l’objet d’une manifestation de protestation en novembre 2015.

[16Pautet, Arnaud (coordination), Moyen-Orient, Chaos et recompositions, Paris, Ellipses, 2015.

[17Dumont, Gérard-François, « L’Irak face à sa diversité ethnico-religieuse », Orients stratégiques, n° 2, année 2015, Paris, L’Harmattan.

[18Avec des règles partiellement réaffirmées et développées dans les Protocoles additionnels aux Conventions de Genève de 1949, adoptés en 1977.

[19D’ailleurs, les dispositions des deux Conventions de 1899 et 1907, ainsi que celles des règlements annexés, sont considérées comme faisant partie du droit international coutumier. De ce fait, elles lient également les États qui n’en sont pas formellement parties.

[20Certains otages ont été libérés moyennant de très fortes rançons.

[21Cf. Gérard-François Dumont, « La Turquie et l’Union européenne : intégration, divergence ou complémentarité ? », Géostratégiques, n° 30, 1er trimestre 2011 ; Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe, Paris, Armand Colin - Sedes, 2014.

[22Par exemple, comme le titre déjà Le Monde en 2007, « Ankara affirme son « droit » d’intervenir contre le PPK en Irak, Le Monde, 19 décembre 2007.

[23Base créée à compter de 1951 pour servir de support aux opérations de l’OTAN.

[24Can Dundar, directeur de la publication du quotidien Cumhuriyet et Erdem Gul, chef du bureau d’Ankara. De nombreux autres journalistes sont emprisonnés en Turquie.

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