Ce livre très documenté sur le Bhoutan se lit comme un reportage plaisant, coulant de source. En s’intéressant à toutes les dimensions de la société S. Verhest donne un vaste aperçu du pays où l’on a inventé le calcul du Bonheur national brut (BNB). La journaliste examine aussi l’envers du décor.
Présentation de l’ouvrage de Sabine Verhest : "Bhoutan, les cimes du bonheur", Bruxelles, Editions Nevicata, 2017, 93 p., 9 euros.
DEPUIS la parution de l’ouvrage de l’explorateur Michel Peissel (1937 - 2011) chez Arthaud en 1971 (Bhoutan, Royaume d’Asie inconnu), la bibliographie francophone sur le royaume du Bhoutan s’enrichit de loin en loin de nouveaux titres. C’est un miracle tant il est difficile et coûteux de se rendre dans ce pays engoncé entre la République populaire de Chine (RPC) et la République de l’Inde. Puisque se rendre au Bhoutan demeure encore aujourd’hui une aventure, on ne sera pas surpris que ceux qui rendent compte de ce terroir resté terra incognita aux Occidentaux jusqu’au premier quart du XVIIème siècle, ont des parcours professionnels des plus divers. Les auteurs ont été tour à tour des universitaires reconnus (ex. François Pommaret : Le Bhoutan, au plus secret de l’Himalaya, Découvertes Gallimard, 2005, 128 p. ), des diplomates (ex. Thierry Mathou : Le Bhoutan, le Royaume du Bonheur National Brut. Entre mythe et réalité, L’Harmattan, 2013, 344 p. ), des voyageurs aguerris (ex. Robert Dompnier : Bhoutan, Royaume hors du temps, Olizane, 2015, 320 p. ) ou encore des religieux localement éduqués (ex. Matthieu Ricard : Bhoutan, terre de sérénité La Martinière, 2016, 232 p. ).
Parmi les observateurs passionnés de l’Etat himalayen aux confins du Tibet et du Sikkim, on trouve également des journalistes. Ces derniers mois, ils se sont mêmes montrés nombreux. Il est vrai que l’actualité a éclairé d’une lumière crue les actions entreprises sur les nouvelles « routes de la Soie ». La construction d’une route controversée sur le plateau du Dokhlam s’est en effet traduite par un face-à-face militaire sino-chinois susceptible d’évoluer en un affrontement majeur. Dans la vallée tibétaine de Chumbi, à l’ouest du Bhoutan, la confrontation a tourné à l’affrontement régional rappelant l’importance géostratégique du Bhoutan pour les deux principales puissances asiatiques. Une première depuis 2008 !
Si le 28 août 2017 un accord a pu être trouvé entre Pékin et New Delhi, permettant de mettre provisoirement un terme à 73 jours de tensions et de tenir dans de relatives bonnes conditions le neuvième sommet des BRICS le 3 septembre 2017 à Xiamen, il n’est pas certain que la crise soit durablement éteinte. Elle pourrait continuer à alimenter les tensions récurrentes entre les deux géants asiatiques sur les dossiers de l’Aksai Chin ou encore de l’Arunachal Pradesh. La région du Doklam est extrêmement sensible pour l’Inde car elle donne un accès direct au corridor de Siliguri, cette bande de terres de moins de 40 km de large, coincée entre le Népal, le Bhoutan et la Bangladesh mais qui relie l’Inde du nord-est au reste du pays.
Dans ce contexte stratégique aigu, pour aborder le pays dénommé « Dragon tonnerre » (Druk Yul) et appréhender pleinement le jeu des acteurs encore faut-il connaître l’influence que chacun peut avoir sur la capitale du Bhoutan, Thimphu, et bien comprendre comment s’est élaborée l’identité bhoutanaise. Un impératif d’autant plus exigeant aujourd’hui que certains observateurs de la toute récente crise du Dokhlam ont jugé que la Chine a cherché à tester les relations indo-bhoutanaises à l’heure où quelques voix du Royaume s’élèvent contre l’ampleur politico-économique de l’emprise indienne et espèrent rééquilibrer celle-ci en développant des relations économiques et humaines (tourisme) fructueuses avec la puissance administrante du Tibet.
Se familiariser avec le Bhoutan ce n’est pas seulement s’appesantir sur les mesures du bonheur érigées en politique de développement pour ses 770 000 habitant, cela suppose également connaître les racines religieuses du pays, l’histoire de ses dynasties à commencer par celle des Wangchuck en place depuis 1907, ou encore l’économie générale d’un territoire totalement enclavé, une position géographique partagée seulement avec 43 autres pays de la planète. C’est ce à quoi s’est employée avec brio et simplicité la journaliste de la Libre Belgique depuis 1995, Sabine Verhest. Bonne connaisseuse de l’Asie et de ses régions montagneuses, la reporter au service international a en effet déjà publié sur la région (Tibet : Histoires du Toit du Monde, Nevicata, 2012, 204 p.).
Ce nouveau livre est non seulement très documenté sur le Bhoutan mais il se lit comme un reportage plaisant, coulant de source. Pas de temps morts pour dépeindre les lieux emblématiques tels le sommet sacré Jomolhari (7 326 m. ) à la frontière tibétaine, la forteresse Tashichhodzong, le chörten Kora, les différences identitaires entre Bhoutanais et Tibétains, le rôle de l’Organisation indienne des routes frontalières (BRO), l’urbanisation de la capitale, les différences éco-systémiques nord-sud, l’histoire du bouddhisme, les courants musicaux contemporains (ex. rigsar, K-pop) ou encore l’émergence d’un cinéma national.
S. Verhest examine aussi l’envers du décor
En s’intéressant à toutes les dimensions de la société S. Verhest donne un vaste aperçu du pays où l’on a inventé le calcul du Bonheur national brut (BNB). Cependant force est de constater que le bonheur dans la société bhoutanaise n’est pas aussi répandu qu’on ne le dit souvent. Seuls 43,4 % des habitants se déclarent en effet « heureux » ou « très heureux ». De plus, les « heureux » proclamés ont un profil très particulier. Ils sont majoritairement masculins, urbains, éduqués et célibataires. Compte tenu de cette réalité, la journaliste se devait d’examiner l’envers du décor, ce qu’elle a fait avec la même rigueur d’exposé qu’à ses autres chapitres. Elle a donc détaillé la consommation excessive d’alcool (ex. l’ara) qui entraîne la mort d’un Bhoutanais tous les deux jours des suites de maladies hépatiques, le chômage croissant des jeunes, un secteur privé hypertrophié, la difficile préservation des langues locales, les discriminations à l’encontre des Lhotshampa, les Bhoutanais d’origine népalaise, ou encore les effets des pratiques polygamiques et polyandriques. Cette analyse critique donne tout son crédit aux sympathies affichée par ailleurs de l’auteure.
S. Verhest ne cache pas son appréciation positive sur la politique environnementale conduite par les autorités (ex. la prohibition de la chasse, de la pêche, des affichages publicitaires ; la réglementation des coupes de bois ; l’interdiction de l’alpinisme ; l’enregistrement de la moitié du territoire en zones protégées ; la constitutionalisation de 60% du territoire en forêts, l’interdiction des sacs plastiques depuis 1999…). Toutefois, ces exposés très complet auraient mérité une bibliographie prenant en compte la littérature anglophone et une véritable conclusion avant de passer aux interviews qui concluent les ouvrages de la collection L’âme des peuples , qui compte désormais 38 volumes. Les trois entretiens retenus ont été accordés sans surprise par trois personnalités phares du pays : l’ethnologue et tibétologue française Françoise Pommaret qui n’a cessé depuis les années 1980 de s’investir socialement dans les domaines de la culture, de l’éducation et du tourisme ; l’initiateur de la Fondation Loden, Karma Phuntsho, et l’ex responsable de la formation au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et aujourd’hui directeur de programme au Centre du Bonheur national, Tho Ha Vinh. Des éclairages aussi vivants qu’instructifs ; non dénués eux aussi d’une distance critique vis-à-vis d’un pays qui bénéficie d’une rare sympathie générale.
Si au fil des pages une inclination favorable s’est affichée sur la plupart des sujets commentée, elle n’a pas manqué de s’exprimer jusqu’à la personnalité du roi Jigme Singye Wangchuck qui a renoncé à son trône en 2008 à l’âge de 51 ans alors que ne rien ne le contraignait à le faire. Il est vrai que le quatrième souverain de la dynastie Wangchuck a imposé à son peuple la monarchie parlementaire et a également renoncé de lui-même en 1998 à diriger le gouvernement. Une sagesse royale bien rare ! Reste donc à savoir si le jeune roi Jigme Khesar Wangchuck (37 ans) appelé constitutionnellement à régner jusqu’en 2045, date à laquelle il se devra d’abdiquer au plus tard puisqu’ayant atteint l’âge de 65 ans, saura continuer à faire prospérer un capital de sympathie et d’exception et si son héritier né le 5 février 2016, Jigme Namgyel Wangchuck, sera lui aussi faire de même.
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. Sabine Verhest : "Bhoutan, les cimes du bonheur", Bruxelles, Editions Nevicata, 2017, 93 p., 9 euros
4e de couverture
Il était une fois un petit royaume où l’on persiste à croire que le bonheur existe. Un pays qui s’efforce encore de conjuguer autrement les mots nation, monarchie, prospérité et bien collectif. Au Bhoutan, dans ces confins himalayens que le relief continue d’isoler du reste du monde, prétendre que la vie est différente est tout sauf un vain mot. Au long des sentiers perchés, le Bhoutan, si lointain et si fascinant, se raconte au fil des kilomètres parcourus et des visages croisés.
De Thimphu, la capitale enclavée, aux hautes vallées reculées, ce petit livre vous dit cette vie qui s’y écoule, l’écho des mantras bouddhiques, le bleu tellement pur du ciel himalayen, l’indicateur si atypique qu’est le « Bonheur national brut ». Parce que pour saisir l’âme d’un tel royaume, la seule façon de procéder est d’essayer, d’abord, de le comprendre.
Un grand récit suivi d’entretiens avec Françoise Pommaret (Ngawang Namgyel a créé l’Etat bhoutanais grâce à un charisme extraordinaire), Karma Phuntsho (Le Bhoutan souffre du syndrome de la grenouille ébouillantée) et Tho Ha Vinh (Le Bhoutan est un laboratoire).
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P. Verluise (dir. ) "Histoire, Géographie et Géopolitique de l’Asie. Les dessous des cartes, enjeux et rapports de force"", éd. Diploweb aux format Kindle et papier broché via Amazon, 2018.
Bonus vidéo
Sur les routes de la soie portées par la Chine, le Diploweb vous recommande cette vidéo d’une conférence organisée par Fondation pour la recherche stratégique (FRS), Les routes de la soie, eldorado ou mirage ?
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