Podcast Diploweb. La sécurité économique : un long déni français. Les preuves ?

Par Axelle DEGANS, le 19 novembre 2020  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Docteure en Géopolitique de l’Université de Reims Champagne-Ardenne (2019). Membre du Conseil scientifique du Diploweb.com. Agrégée d’histoire. Membre du laboratoire HABITER (EA 2076) de l’Université Reims Champagne-Ardenne. Courriel : axelle.degans mailo.com.

Comment la France en est-elle arrivée à la situation économique inquiétante mise en évidence par la COVID-19 ? Dr. A. Degans analyse brillamment le long déni français des réalités économiques, géopolitiques et de la guerre économique. A. Degans commence par donner une perspective historique à cette réflexion. Puis elle explique pourquoi la politique de sécurité économique reste longtemps sans suite en France. A. Degans se penche enfin sur les conséquences de ce long déni français. Pour relever un défi, il faut le comprendre. A. Degans en donne les clés, mais la réponse ne peut être que collective.
Avec en bonus le texte de la chronique.

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Texte de la chronique d’Axelle Degans, La sécurité économique : un long déni français. Les preuves ?

Bonjour, aujourd’hui la sécurité économique en collaboration avec Diploweb.com. Pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis Axelle Degans, professeure de chaire supérieure et docteure en décembre 2019 avec une thèse en géopolitique portant sur « La sécurité économique en France, une stratégie de puissance au sein de l’Europe et de la mondialisation » soutenue à l’URCA, téléchargeable sur le site Diploweb.com.

Nous allons continuer à nous poser de nombreuses questions aujourd’hui et trouver même des réponses, ce qui est toujours mieux. Nous avons défini la sécurité économique dans la capsule audio précédente. Aujourd’hui, nous essayerons de répondre à une question que nous sommes nombreux à nous poser : comment en sommes-nous arrivés à la situation que nous connaissons actuellement ? Nous allons analyser ce long déni français des réalités économiques et géopolitiques, de la guerre économique. Nous commencerons par donner une perspective historique à cette réflexion. Nous nous demanderons ensuite pourquoi la politique de sécurité économique reste longtemps sans suite en France. Il faut ensuite se pencher sur les conséquences de ce long déni français. On essaiera de se rassurer un peu avec les progrès récents, et de donner une perspective nouvelle à l’ombre de la crise sanitaire du coronavirus.

En fait, la France, bien qu’impécunieuse de très longue date, n’est pas pour autant fâchée avec les réalités économiques. Elle a peut-être seulement des ambitions qui surpassent ses moyens…

Podcast Diploweb. La sécurité économique : un long déni français. Les preuves ?
Dr. Axelle Degans
Degans/Diploweb

En fait, la France fait assez précocement le lien entre richesse économique et puissance. On peut rappeler ici quelques moments emblématiques pour notre réflexion. Louis XIV est un roi guerrier, or « le nerf de la guerre c’est l’argent », cette assertion fonde le mercantilisme organisé par un des ministres du Roi Soleil : Colbert. Le mercantilisme a pour objectif de remplir les caisses du royaume pour donner à Louis XIV les moyens de ses ambitions. Il encourage l’exportation de produits manufacturés – on peut penser à la manufacture royale des glaces ancêtre de Saint-Gobain – tout en établissant un contrôle plus strict sur les importations. De cette époque viendrait le tropisme français pour le protectionnisme, mais aussi les pratiques de la guerre économique.

Lors de la Révolution, la France est soumise à un blocus économique organisé depuis Londres, Napoléon décide en 1806 d’interdire l’accès aux ports du continent européen aux bateaux anglais, car Londres est de toutes les coalitions anti-françaises depuis le début de la Révolution. Cette mesure vise à affaiblir le potentiel économique anglais car elle prive les manufactures de leurs débouchés commerciaux en Europe et donc de déstabiliser un pays qui vient de remporter la victoire de Trafalgar l’année précédente. Dans le même registre, Napoléon, pour disposer d’une base économique puissante, charge son ministre de l’intérieur Jean-Antoine Chaptal de créer un système de défense d’une industrie nationale balbutiante. Il crée en 1801 une Société d’encouragement pour l’industrie nationale (SEIN) que Christian Harbulot qualifie d’« instrument de guerre économique » [1] car elle collecte des informations économiques et technologiques. Il s’agit non seulement de relever le défi de l’innovation (les Anglais sont en avance dans ce domaine) mais aussi de diffuser, au sein des entreprises françaises, des renseignements et informations récoltées outre-manche.

Lors de la Première Guerre mondiale, la France doit faire face à une guerre totale, Etienne Clémentel, à la tête du Ministère du Commerce, augmente les droits de douane sur les importations et contrôle tout ce qui entre sur le territoire national. Quels sont ses objectifs ? Diminuer la dépendance française vis-à-vis de ses fournisseurs étrangers et prendre les marchés de l’ennemi. Ces mesures, comme la politique de blocus économique organisé dès 1915, peuvent être considérées comme une forme de guerre économique.

Dans les années 1960, la politique de sécurité économique s’incarne dans la politique des champions nationaux voulue par de Gaulle : Elf-Aquitaine pour l’énergie, le Plan Calcul avec Bull, la création d’une filière électronucléaire qui prend la suite de la politique de sécurisation énergétique datant des années 1920.

Pourquoi la politique de sécurité économique reste-t-elle longtemps sans suite ? On peut avancer six raisons.

. Sécurité économique et patriotisme économique entretiennent des liens puissants or dès les années 1950 le patriotisme n’a plus le vent en poupe, il est considéré comme dépassé (socialistes et communistes, internationalistes [2]) et dangereux car fauteur de guerre.

. Les liens entre puissance et sécurité économique disqualifient toute mise en œuvre d’une politique de sécurité économique.

. La sécurité économique ne se comprend qu’en liaison avec la souveraineté nationale, c’est une autre raison de l’abandonner. Christian Harbulot y voit une « démission idéologique ».

. A l’heure de l’intégration européenne de la France, nationalisme, puissance et patriotisme économique sont nuls et non avenus [3].

. La guerre économique n’apparait pas comme moralement légitime. On préfère la vision d’une « mondialisation heureuse » (A. Minc) d’un « doux commerce » (Montesquieu) alors que le protectionnisme a des relents guerriers des plus déplaisants dont on ne veut plus. La sécurité économique n’apparait pas conciliable avec le libre-échange

. Au niveau géopolitique, la Guerre froide impose de nier l’existence de fortes tensions commerciales au sein du bloc occidental pour ne pas nourrir la propagande soviétique. Peut-on se permettre le luxe de se fâcher avec le protecteur américain ?

Quelles en sont les conséquences ?

Le long déni français de la réalité de la guerre économique a la vie dure et décourage la mise en œuvre d’une politique de sécurité économique. Cette attitude conduit à une impensée stratégique et saborde la pérennité d’un État stratège en France et même d’une réelle politique industrielle. La France renonce à la recherche d’une souveraineté économique et stratégique, pas davantage assumée à l’échelon européen, et ainsi à une politique de sécurité économique. Il s’agit d’une démission intellectuelle, la France a désormais une guerre de retard et se désindustrialise davantage que ses voisins (Cf. François Bost [4]) Elle a donc davantage fait le choix d’une dépendance que d’une interdépendance.

La mise en œuvre d’une doctrine d’intelligence économique et de sécurité économique est laborieuse. En 1994, le rapport d’Henri Martre [5] fait date, mais pas mouche… En 2003, le rapport de Bernard Carayon débouche, notamment, sur la création d’un poste de Haut représentant à l’intelligence économique et des pôles de compétitivité. Il propose, selon Ali Laïdi « trois mariages et un enterrement » :  : le mariage des administrations publiques entre elles, le mariage entre le public et le privé, le mariage entre l’information ouverte et celle qui ne l’est pas et, enfin, l’enterrement des naïvetés françaises face à la dureté des relations économiques internationales » [6]. On observe un sursaut au lendemain de la crise née des subprimes, puis l’élan retombe. Nous avons en France un vrai problème de continuité des actions menées.

Aujourd’hui, la crise sanitaire du coronavirus invite à une prise de conscience salutaire. La désindustrialisation est tellement avancée qu’elle menace la pérennité du modèle français, tout en étant une « perte de substance » (J-H Lorenzi) et donc une perte de souveraineté nationale. La crise rend lisible que l’interdépendance est aussi une forme de dépendance, parfois bien douloureuse, qui conduit à ne plus être maître de son destin. La mise en place d’une politique globale de sécurité économique au service de la nation pour conserver le potentiel économique et le niveau de vie actuel est donc une nécessité. Cela passe par une sécurisation des approvisionnements, une maitrise technologique dans les secteurs de pointe, une conservation des maillons essentiels à la vie de la nation… vaste mais très enthousiasmant chantier !

Copyright Novembre 2020-Degans/Diploweb.com


Bonus vidéo A. Degans et A. Voy-Gillis Quelle souveraineté économique pour la France du XXIe siècle ?


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[1. HARBULOT Christian. Sabordage : « comment la France détruit sa puissance ». Paris, François Bourin, 2014, p. 44.

[2NDLR : les européistes ne pourraient-ils pas être ajoutés ?

[3NDLR : Après la ratification – de justesse en France – du traité de Maastricht en 1992, les principaux partis de gouvernement – de droite comme de gauche – réduisent considérablement leurs références au drapeau national. La modernité, c’est l’Union européenne, dit le discours dominant. Le drapeau français se retrouve en quelque sorte abandonné à l’extrême droite – pourtant éloignée des valeurs de la République française qui fondent la nation contemporaine. Ce sont les attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015 qui voient les Français se ressaisir du drapeau bleu-blanc-rouge. Ils l’apportent souvent avec eux lors des manifestations et certains l’affichent à leur balcon. En 2018-2019 la crise des Gilets jaunes a mis en avant les fractures de la société, notamment dans les territoires perdants de la mondialisation

[4NRDL : Voir notamment BOST, François, « La désindustrialisation : quelles réalités dans le cas français ? »
Revue de géographie de l’Est (RGE 2017) https://journals.openedition.org/rge/6333 .

[5NDLR Le rapport Martre est notamment disponible à l’adresse http://bdc.aege.fr/public/Intelligence_Economique_et_strategie_des_entreprises_1994.pdf

[6. LAIDI, Ali. Histoire mondiale de la guerre économique, op. cit. , éd. Perrin, 2016, p. 488.

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