Aline Amodru-Dervillez est diplômée d’un Master de géopolitique « Territoires et enjeux de pouvoir » de l’Institut Français de Géopolitique (IFG) de l’université Paris 8. Cet article est construit sur la base de son mémoire de recherche de Master 2 : « Les enjeux géopolitiques numériques de l’Océanie et la stratégie des acteurs des collectivités françaises du Pacifique pour créer une architecture souveraine et un Pacific French tech ». Ce mémoire fut effectué sous la direction de Kévin Limonier, Maître de conférences en géopolitique et études slaves, spécialiste du cyberespace russophone.
Dans un environnement géopolitique mouvant, les collectivités françaises du Pacifique développent une stratégie pour devenir des acteurs majeurs de l’Océanie et créer un « Pacific French Tech ». Les enjeux sont considérables, et les difficultés restent présentes. Cette étude solidement documentée est à la fois un éclairage des collectivités françaises d’outre-mer en Océanie, et une présentation d’une dimension méconnue des enjeux numériques présents et à venir. Quatre cartes inédites.
DANS les représentations collectives, le terme d’outre-mer français renvoie à des rêves de cartes postales et de vacances où l’on se prélasse sur des plages idylliques en dessous d’un cocotier. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’on prononce des noms comme Tahiti ou Bora-Bora. Néanmoins, il existe une méconnaissance des enjeux géopolitiques de ces territoires et de leur environnement régional.
Les collectivités de Wallis-et-Futuna, de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française évoluent dans un environnement géopolitique marqué par des tensions et de nouvelles visions géopolitiques. L’Océanie est une région structurée par deux stratégies géopolitiques qui s’affrontent à travers la vision de l’Axe Indo-Pacifique promu par des États comme l’Australie et les États-Unis et les Nouvelles routes de la soie soutenues par le gouvernement chinois. Ces deux visions géopolitiques s’affrontent à travers de multiples conflits en Océanie, et particulièrement dans le domaine du numérique. En effet, le cyberespace est devenu un prolongement des conflits et le nouveau terrain d’affrontement entre États. Les collectivités françaises ne font pas exception à cette course au contrôle des données et du cyberespace, puisque la stratégie de ces territoires est de créer une architecture numérique plus souveraine et surtout de devenir des hubs numériques en Océanie pour créer un « Pacific French Tech » [1].
Nous allons nous demander comment évoluent les collectivités françaises du Pacifique dans ce nouveau terrain d’affrontement géopolitique du numérique en Océanie ?
Dans un premier temps, nous étudierons le cas de Wallis-et-Futuna dont le développement numérique est tardif et incomplet, mais représente un espoir de relance économique pour le territoire. Ensuite, nous aborderons le cas de la Nouvelle-Calédonie dont la stratégie est de devenir un hub du numérique en Océanie. Enfin, nous nous concentrerons sur le cas de la Polynésie française qui par ses choix géostratégiques pourraient devenir l’acteur majeur numérique du Pacifique Sud, mais qui doit affronter des enjeux internes.
Présentons successivement un développement numérique tardif encore en construction : une caractéristique des territoires océaniens (A) ; les choix de raccordement de Wallis-et-Futuna pour une meilleure intégration régionale (B) ; le numérique : un espoir économique pour le territoire (C).
Géographiquement, la collectivité française de Wallis-et-Futuna est le territoire le plus éloigné de la métropole. Wallis-et-Futuna est une collectivité française composée de trois îles. L’île de Wallis (75,64 km2) est l’île principale où se situe la capitale Mata-Utu. Ensuite, situées à 230 km de l’île de Wallis, les îles Horne sont composées de l’île de Futuna (46,28 km2) et d’Alofi (17,78 km2) [2]. L’île d’Alofi, séparé par un chenal de deux kilomètres de l’île de Futuna est inhabitée.
Ce n’est que tardivement que le territoire de Wallis-et-Futuna entre dans l’ère du numérique. Ce n’est que le 22 décembre 2015 [3] qu’est déployé le réseau mobile par un opérateur wallisien pour le territoire. Il faut attendre 2018, pour que le territoire français soit raccordé à l’Internet mondial, par un unique câble optique sous-marin, le câble Tui-Samoa [4]. Avant 2018, il n’existait qu’une seule liaison satellite d’une capacité limitée et insuffisante pour desservir la population et les besoins de l’administration locale. Des abonnements ADSL [5] de 128 kbit/s à 80 euros par mois étaient proposés à la population wallisienne qui n’avait pas les moyens de s’offrir une connexion internet aussi onéreuse. Pour obtenir, la meilleure connexion disponible, il fallait débourser 640 euros par mois pour un abonnement de 1 Mo [6]. C’est notamment ce que possédait le chef de l’administration locale de la Collectivité, le Préfet/Administrateur Supérieur. Mais, cela restait tout de même insuffisant pour travailler avec la métropole ou les services calédoniens.
Le manque de connectivité de Wallis-et-Futuna aggrave l’enclavement du territoire dans la région, mais également auprès des autres territoires français et de la métropole. Un isolement, qui avec le manque de perspective économique, provoque un fort exode de la population vers la métropole ou la Nouvelle-Calédonie. Ce manque de connectivité est une caractéristique de la région océanienne, où de nombreux pays et États ne sont pas rentrés dans l’ère du numérique, notamment à cause d’un manque de financement des infrastructures. Ainsi, la construction et la pose de câbles optiques sous-marins pour desservir l’Océanie sont récents, la majorité des câbles furent posés entre 2017 et 2020 (environ 45% des câbles) [7]. C’est donc une infrastructure récente et incomplète. Sur les trente-cinq États ou territoires océaniens, sept territoires ne possèdent qu’un seul câble optique sous-marin pour desservir des territoires éparpillés sur une surface maritime aussi grande que l’Europe. Cinq États ou territoire ne possèdent aucun câble pour les relier : Pitcairn, Nauru, Tuvalu, Île de Pâques et Norfolk. Certains territoires ont posé leurs premiers câbles durant l’année 2020 comme les îles Cook et Niue. D’autres États ne se verront connectés qu’à partir de 2022 comme l’État du Kiribati et de Tokelau.
Il devenait urgent pour assurer une continuité territoriale de connecter Wallis-et-Futuna au reste du monde et d’assurer un désenclavement numérique pour le territoire. Le projet d’un câble sous-marin devait rapidement se réaliser après la dotation d’une enveloppe pour le territoire wallisien de la part des fonds structurels et d’investissement de l’Union européenne et de l’Agence française de Développement. Le projet porté en grande partie par le Préfet et son administration devait se réaliser en moins de deux ans. Le manque de temps et d’infrastructures existantes, a conduit la préfecture à choisir de se relier à un projet déjà existant en Océanie et non d’en créer un.
Le projet de ce câble permet à Wallis-et-Futuna un réengagement parmi ses voisins océaniens et surtout de se tourner vers la zone polynésienne, dont le territoire partage la même culture due aux origines tongiennes et samoanes de sa population. Le projet choisi fut le câble Tui-Samoa qui était le projet le plus sûr, avancé et proche géographiquement de Wallis-et-Futuna. Ce nouveau câble optique sous-marin relie les Samoa aux Fidji avec désormais deux branches qui relient l’île de Wallis et l’île de Futuna.
Le choix du câble Tui-Samoa permet de privilégier une coopération régionale et culturelle, Wallis-et-Futuna peut développer ses relations avec son voisin samoan. Ce câble Tui-Samoa permet également à Wallis-et-Futuna de se rapprocher de son voisin fidjien, et ainsi d’être moins dépendant de la Nouvelle-Calédonie. En effet, du fait de sa faible population (environ 14 000 personnes) une partie des services régaliens et administratifs sont assurés depuis Nouméa à 1 871 km de Mata-Utu. Or, l’entente entre les deux territoires n’est pas toujours harmonieuse. Les deux territoires sont de cultures différentes, l’un mélanésien et l’autre polynésien, ce qui complexifie les rapports. Le territoire wallisien est profrançais alors qu’une partie des Calédoniens souhaitent accéder à l’indépendance. Ces visions politiques différentes ont provoqué des rixes et des règlements de comptes lors de l’installation des expatriés wallisiens en Nouvelle-Calédonie avec la population kanake. S’est donc développé parmi la population wallisienne, une volonté d’être moins dépendant de Nouméa et de se rapprocher des Fidji, avec qui elle possède beaucoup d’affinités. De plus, le fait d’être relié au territoire fidjien permet d’avoir accès aux câbles optiques sous-marins australiens et américains qui desservent le territoire. L’arrivée du câble à Wallis-et-Futuna en 2018 a multiplié la vitesse de connexion du territoire par cinquante, le câble ayant une capacité de 8 T/bits [8].
Les conditions du prêt européen pour le raccordement au câble Tui-Samoa sont très explicites. Le but de ce câble n’est pas simplement d’apporter internet à un territoire pour que la population puisse regarder Netflix ou YouTube. L’objectif est de désenclaver le territoire, de soutenir l’intégration régionale et surtout de développer l’attractivité économique du territoire.
En effet, le territoire connaît un exode de sa population vers la Nouvelle-Calédonie et les autres territoires de la République française à cause du faible niveau d’activité de l’économie locale. Le territoire vit surtout des transferts financiers publics français et européens. De plus, la collectivité connaît également une crise des institutions coutumières qui plonge le territoire dans une crise économico-institutionnelle. La volonté des acteurs étatiques du territoire est de développer l’économie et permettre un maintien de la population locale.
Le premier objectif est que des entreprises nationales ou étrangères s’installent sur le territoire pour créer de l’emploi local. Pour cela, l’État offre une fiscalité attractive [9] et mise sur les atouts du territoire avec une population jeune et éduquée, un système de santé performant et gratuit et surtout le très haut débit avec le câble Tui-Samoa. Le développement numérique du territoire doit aussi améliorer les services scolaires et de santé. Un des autres objectifs est d’améliorer cette coopération régionale qui pour l’instant reste limitée en Océanie, surtout dans le domaine du numérique.
Cependant, il reste encore de nombreux enjeux pour le territoire wallisien avant de devenir un nouvel Eldorado numérique. Le territoire doit d’abord se doter d’une stratégie numérique plus souveraine, régionale et sur le long terme. Cette stratégie doit-être portée par la préfecture, mais également par les élites locales, et tant que les conflits de la crise coutumière et institutionnelle ne seront pas terminés, il sera difficile pour le territoire d’avancer. L’arrivée du numérique doit aussi symboliser un changement de mentalité pour la population qui doit être formée aux nouvelles technologies et ainsi proposer des initiatives économiques locales. Le territoire de Wallis-et-Wallis n’est qu’au début de son aventure dans l’ère du numérique, et il doit encore se doter de nouvelles infrastructures pour développer une véritable stratégie numérique.
Détaillons maintenant une dépendance des infrastructures calédoniennes envers l’Australie (A) ; la difficulté de mettre en place une stratégie numérique régionale : le choix du raccordement aux Fidji (B) ; des atouts numériques importants (C).
La stratégie numérique entre les acteurs wallisiens et calédoniens n’affiche pas le même but. Pour les acteurs wallisiens, le numérique symbolise la possibilité de redynamiser l’économie du territoire alors que les acteurs calédoniens souhaitent devenir un hub du numérique en Océanie.
Géographiquement, la Nouvelle-Calédonie est une collectivité française situe en Mélanésie, dans la mer de Corail. Le territoire calédonien se compose de la Grande Terre et des îles Loyautés. La collectivité de Nouvelle-Calédonie possède une Zone Économique Exclusive (ZEE) considérable avec plus de 1 450 000 km2 [10]. Situé à 1 969 km de Sydney, Nouméa se retrouve très dépendant de l’Australie pour son infrastructure numérique. La Nouvelle-Calédonie ne possède qu’un seul câble en fibre optique sous-marin pour desservir son territoire, construit en 2008. C’est le câble Gondwana-1 [11] qui a une capacité de 640 G/bits [12]. Ce câble qui relie directement Nouméa à Sydney possède une partie domestique qui relie la Grande Terre (Poindimie) aux îles Loyautés (Lifou - Xepenehe et Ouvéa). Mais, les capacités de ce câble sont largement insuffisantes. La présence d’un seul câble pour desservir le territoire rend l’infrastructure numérique calédonienne très fragile et surtout totalement dépendante de l’Australie.
La numérisation de pans entiers de l’activité humaine est aujourd’hui une évidence. De moins en moins d’actes du quotidien échappent aux réseaux sur lesquels on les pratique, a fortiori en temps de pandémie : passer un coup de fil à des proches, suivre un cours, se déplacer dans la rue avec un smartphone … Toutes ces activités anodines génèrent des données numériques qui font l’objet de bien des convoitises, qu’elles soient commerciales, politiques ou stratégiques.
Parce qu’elles circulent à la surface du globe via un maillage complexe de câbles, de protocoles et de plateformes, nos données sont géopolitiques. A la fois objet et source de pouvoir, elles sont au cœur d’un nombre croissant de conflits, tandis que plus aucune guerre n’échappe au numérique. C’est d’ailleurs cette réalité qui est au centre du concept de Datasphère.
En effet, en plus de l’unique câble optique sous-marin, la deuxième couche du cyber espace calédonien, la couche dite des protocoles [13] est également totalement dépendante des infrastructures australiennes. Résultat, la totalité des données calédoniennes transite par le territoire australien. Cette dépendance numérique invite à plusieurs réflexions. Tout d’abord, un manque de souveraineté très important et des infrastructures numériques vulnérables en cas de panne ou d’attaque malveillante. Deuxièmement, si l’Australie décide de couper la connexion internet ou d’augmenter les prix du mégabit vendu auprès des Fournisseurs d’Accès internet (FAI) calédoniens, les acteurs calédoniens seront totalement dépendants, et devront l’accepter, car il n’existe pas de solution de secours. Si l’Australie déclare une guerre commerciale ou augmente les tarifs internet internationaux, les acteurs calédoniens ne pourront que subir.
Les acteurs calédoniens sont conscients de cette vulnérabilité et de cette dépendance des infrastructures numériques calédoniennes vis-à-vis de l’Australie. De plus, pour devenir un hub numérique et attirer des investissements économiques, il est impératif pour la Nouvelle-Calédonie de se doter d’un deuxième câble optique-sous-marin pour sécuriser sa connexion internet.
Le choix du raccordement de ce deuxième câble fut long et délicat et plusieurs projets étaient en compétition. Du fait, des conflits internes et d’un statut de monopole sur les télécommunications, le choix de ce second raccordement fut de se relier aux Fidji. Il a fallu quatre ans pour valider le tracé de ce deuxième câble optique sous-marin, qui va s’appeler Gondwana-2 et qui devrait être livré pour 2022 [14]. Ce câble devrait relier l’île calédonienne de Lifou aux Fidji avec des branches domestiques pour connecter l’île de Maré, l’île des Pins et enfin atterrir à Nouméa. Grâce à leur position géostratégique dans le Pacifique, les Fidji sont un carrefour des câbles transpacifiques Nord/Sud et de ce fait, ce sont des câbles récents et puissants qui desservent le territoire. Les Fidji sont un hub en Océanie. La solution des Fidji paraît idéale pour les acteurs locaux, car elle encourage une coopération et des initiatives régionales, permet à la Nouvelle-Calédonie de jouer un rôle plus important en Mélanésie, et d’être moins dépendante de l’Australie. Cependant, il existe deux sources d’inquiétudes vis-à-vis du territoire fidjien. Premièrement, la fin du câble Southern Cross et le choix que fera le gouvernement fidjien dans son nouveau positionnement numérique en Océanie. Deuxièmement, la présence accrue de la société chinoise Huawei sur le territoire.
Le câble Southern Cross est un câble transpacifique reliant les États-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande via Fidji qui fut posé en 2000. Ce câble a fait du territoire fidjien un hub numérique dans la région. Le câble Southern Cross a l’avantage de se protéger lui-même, car il possède deux branches. Mais en 2028-2030, ce câble sera arrêté. Un nouveau câble est prévu pour desservir les mêmes territoires, ce sera le câble Southern Cross Next, mais plusieurs États se sont déjà positionnés pour accueillir le câble sur leurs territoires comme les Samoa. Le gouvernement fidjien n’a pas prévu de stratégie numérique sur le long terme après l’arrêt du câble Southern Cross et il va devoir se repositionner en Océanie pour rester un hub numérique attractif.
La deuxième source d’inquiétude est la présence chinoise en Mélanésie, et notamment dans le domaine du numérique, avec les sociétés Huawei et ZTE. Le gouvernement chinois a financé des projets numériques en Papouasie-Nouvelle-Guinée, aux îles Salomon, au Vanuatu et aux Fidji. Les principales inquiétudes étant que les technologies chinoises sont très présentes sur le réseau numérique fidjien. Il existerait un risque d’espionnage et de corruption des données en se connectant aux Fidji. Les câbles et stations d’atterrages sont des éléments neutres, et Huawei n’a pas fourni les équipements et n’y est pas présent. Il y aurait donc peu de risque d’espionnage ou de corruption des données. Cependant, il ne faut pas sortir de la station d’atterrage qui est un élément international. Car le réseau local fidjien, lui, fut construit et développé par Huawei. Les acteurs calédoniens doivent donc être attentifs, car il y aura beaucoup de changement dans la politique numérique fidjienne et il faudra être attentif cette évolution. Reste à savoir quel sera le résultat du 3e référendum en Nouvelle-Calédonie et le jeu chinois à cette occasion.
Néanmoins, même si l’infrastructure numérique calédonienne est encore en construction, la collectivité possède des compétences et un savoir-faire dans le domaine du numérique qui positionne le territoire comme un acteur majeur du numérique en Océanie.
Tout d’abord, la Nouvelle-Calédonie est un territoire de culture mélanésienne, qui comprend les enjeux de la culture océanienne et permet de faire le lien entre les micro-États océaniens et les grandes puissances occidentales comme l’Australie ou la France. Dans sa vision stratégique numérique, le gouvernement calédonien encourage sa population à développer ses talents avec la création de formations universitaires d’ingénieurs, la création de start-up… Ce qui fait que la Nouvelle-Calédonie possède aujourd’hui les ressources humaines pour assurer sa cybersécurité, développer des programmes, être un acteur innovant de l’Océanie. Ce qui n’est pas le cas des autres pays océaniens. En effet, principalement à cause du manque de financement, les États océaniens ne peuvent pas assurer leur cybersécurité et restent très vulnérables.
Les acteurs calédoniens sont reconnus pour leur savoir-faire en Océanie, comme l’Office des Postes et Télécommunications de Nouvelle-Calédonie qui installe et exploite le réseau calédonien et fait profiter de son savoir-faire et de ses connaissances d’autres pays océaniens, comme le Vanuatu, la Papouasie-Nouvelle-Guinée ou les îles Salomon. De façon générale, les sociétés calédoniennes véhiculent des représentations très positives en Océanie avec lesquelles les États océaniens se sentent en sécurité et en confiance. Le territoire calédonien possède les atouts géostratégiques et les compétences numériques pour devenir un hub en Océanie et un point névralgique dans un futur axe Indo-Pacifique numérique.
La Nouvelle-Calédonie possède donc de nombreux atouts dans le domaine du numérique et veut les exploiter pour devenir un hub numérique en Océanie. Un de ses futurs projets est d’assurer conjointement avec la Polynésie française, la défense et la cybersécurité des entreprises métropolitaines jusqu’alors faites en Inde [15].
Terminons en présentant un territoire aux contraintes géographiques importantes caractéristiques de la région (A) ; une dépendance des infrastructures polynésiennes envers les États-Unis ce qui provoque de nombreux enjeux de souverainetés (B) ; la Polynésie française : un positionnement géostratégique qui pourrait faire du territoire le nouveau hub du Pacifique Sud ? (C)
La Polynésie française est un territoire situé aux antipodes de la métropole, avec 12 heures de décalage horaire. La collectivité se situe dans le Pacifique Sud, c’est un territoire polynésien composé de cinq archipels qui sont répartis au sein d’une ZEE de cinq millions de km2, soit une zone aussi vaste que l’Europe [16]. La Polynésie française est composée de 118 îles réparties en cinq archipels, dont l’ensemble des terres émergées représente à peine 3 500 km2 [17], soit la moitié de la superficie de la Corse. Les îles les plus célèbres de cet ensemble archipélagique sont les fameuses îles de Tahiti et Bora-Bora.
La géographie du territoire polynésien impose ses contraintes au numérique, car apporter une connexion internet à l’ensemble de la population polynésienne s’avère être un défi pour l’administration étatique et gouvernementale. En effet, il faut relier 76 îles habitées [18], éparpillées et séparées par des distances considérables. Les opérations câblières sont donc impressionnantes, onéreuses et demandent une importante gestion logistique. En partie grâce aux transferts publics de la métropole, le niveau de vie des Polynésiens leur permet de créer des infrastructures numériques comme les câbles optiques sous-marins pour desservir leurs îles alors que ces infrastructures ne pourront pas être amorties économiquement. Mais, certains archipels ne possèdent pour l’instant qu’une connexion internet par satellite. La stratégie et la volonté du gouvernement polynésien est de couvrir l’ensemble de son territoire avec une connexion internet performante pour y développer l’économie.
Ces contraintes géographiques, avec des territoires insulaires et archipélagiques répartis sur d’immenses zones maritimes, avec peu de terres émergées sont une des caractéristiques des pays océaniens et freinent le développement d’internet. Nous pouvons l’illustrer à travers plusieurs exemples comme l’État du Kiribati qui est réparti en trois archipels avec une superficie totale de 811 km2 de terres émergées éparpillées sur une superficie maritime de 3 550 000 km2 [19]. Il y a également l’exemple des îles Cook, dont la surface en terres émergées correspond à la superficie de la ville de Marseille, mais éparpillés sur une surface maritime aussi grande que l’Arabie Saoudite. De ce fait, lorsque ces États océaniens arrivent à percevoir un financement pour poser un câble optique sous-marin, ce câble dessert en priorité la capitale, et le reste du territoire reste enclavé ou desservi par satellite. Ces États n’ont pas les moyens d’installer des infrastructures aussi onéreuses pour seulement quelques milliers de personnes.
La Polynésie française a pu être reliée à l’Internet mondial en 2009 avec la pose du premier câble optique sous-marin pour desservir le territoire, le câble Honotua. Ce câble d’une capacité initiale de 640 Gigabits [20] est insuffisant en 2021 pour les internautes polynésiens. Jusqu’en 2020, avec la pose d’un deuxième câble optique sous-marin, le câble Manatua, la Polynésie française était totalement dépendante des États-Unis. Le câble Manatua permet de diversifier les possibilités de connexion en passant par les Samoa, mais la Polynésie française doit toujours acheter sa bande passante internationale auprès des États-Unis et reste très dépendante du hub câblier d’Hawaii.
Cette dépendance de la Polynésie française aux infrastructures américaines se déroule également dans la deuxième couche du cyberespace, la couche des protocoles. Ce sont les protocoles qui permettent le routage des données et d’échanger celle-ci entre deux ordinateurs. Pour ce faire, les Fournisseurs d’Accès internet (FAI) doivent passer des accords entre eux, qu’on appelle des accords de peering, pour échanger les données sur leurs réseaux. Or, on remarque que le routage polynésien est totalement dépendant de la puissance américaine, car il ne possède des accords de peering qu’avec des systèmes autonomes américains. Donc, en cas de problème ou de conflits commerciaux, les États-Unis peuvent imposer une hausse des prix et les autorités polynésiennes se retrouveront dans une position extrêmement délicate.
Le principal enjeu est que toutes les données numériques transitant entre la métropole et la Polynésie française transitent par le territoire américain ce qui pose de nombreuses questions en termes de continuité territoriale, de protection et de sécurité des données et de souveraineté.
Le projet d’un câble reliant la côte ouest de l’Amérique du Sud et la côte est de l’Asie est en pourparlers depuis 2014 par les acteurs polynésiens. En effet, les câbles qui desservent le Chili sont en fin de vie, le gouvernement chilien veut se connecter à la façade asiatique, mais sans passer par les hubs numériques américains, ce qui est un véritable défi dans le Pacifique [21]. Le gouvernement chilien souhaite être moins dépendant vis-à-vis des États-Unis. Le câble transpacifique ne peut pas être direct entre les deux continents. Jusqu’à présent le plus long câble optique sous-marin est le câble reliant directement Hong-Kong et Los Angeles avec une longueur de plus de 13 000 km. Or, la distance géographique entre la façade asiatique (Shanghai) et le Chili (Valparaiso) est de plus de 18 700 km, il faut donc un point d’atterrage au câble pour traverser l’océan Pacifique. Le projet de ce câble est une véritable stratégie de la part du gouvernement chilien, qui fait de nombreuses études sur la faisabilité de ce projet. Ce câble intéresserait d’autres pays d’Amérique du Sud comme l’Argentine, le Brésil ou l’Équateur. Pour faire atterrir ce câble hors des points géostratégiques américains, c’est l’option de la Polynésie française, et plus particulièrement de Tahiti, qui est très sérieusement étudiée. De par son emplacement géostratégique, Tahiti pourrait devenir un nouveau hub stratégique des routes numériques du Pacifique Sud.
La société chinoise Huawei et la société japonaise NEC se sont positionnées pour construire ce câble qui pourrait se concrétiser dès 2022. La Chine soutient le projet de ce câble, ce qui fut notamment validé par l’ancien Consul de Chine à Tahiti, Shen Zhiliang [22]. Les entreprises chinoises sont également intéressées par ce projet de câble et il y a énormément de discussions entre les acteurs chiliens et chinois. Le projet étant en discussion, on ne sait pas si le câble sera construit par Huawei et si c’est le cas, si la Polynésie française donnera accès à ses stations d’atterrage à la société chinoise ou refusera à l’exemple de l’Australie. Il est certain que la Chine a des intérêts stratégiques à s’installer en Polynésie française pour son emplacement géostratégique. Le câble optique sous-marin Chine-Chili serait effectivement une opportunité pour la Polynésie française de devenir un hub numérique.
L’Océanie est devenue le nouveau terrain d’affrontement des conflits et de la lutte d’influence entre la Chine, l’Australie et les États-Unis. C’est naturellement que le numérique est devenu un point névralgique des visions géostratégiques qui structurent l’Océanie avec les Nouvelles routes de la soie et l’Axe Indo-Pacifique. En effet, le cyberespace océanien est en construction et développement. On pourrait penser que ces micro-États insulaires ne sont pas des acteurs majeurs dans cette course du contrôle du cyberespace, mais au contraire, ils peuvent modifier la stratégie d’influence des grandes puissances dans le Pacifique, en décidant de soutenir des puissances comme la France, Taïwan, la Chine, l’Australie ou les États-Unis.
Dans cet environnement géopolitique, les collectivités françaises du Pacifique développent une stratégie pour devenir des acteurs majeurs de l’Océanie et créer un « Pacific French Tech ». Les enjeux sont considérables, et les difficultés restent présentes avec un manque de coopération entre les territoires français, une absence de vision stratégique globale et sur le long terme, et des problèmes internes aux territoires. Les difficultés héritées d’une histoire diversement appréciée sont autant d’opportunités et de marges de manœuvres pour des acteurs étrangers. Mais, les collectivités françaises du Pacifique ont les atouts et les moyens pour faire de leurs territoires la colonne vertébrale d’un axe Indo-Pacifique numérique en créant à travers leurs territoires une nouvelle route numérique du Pacifique Sud.
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[1] Le numérique calédonien en force à Tahiti, https://gouv.nc/actualites/06-11-2019/le-numerique-caledonien-en-force-tahiti, 6/11/2019
[2] Découvrir Wallis et Futuna, https://www.wallis-et-futuna.wf/decouvrir, consulté le 24 mars 2020
[3] Le téléphone portable à Wallis et Futuna, https://la1ere.francetvinfo.fr/wallisfutuna/2015/10/22/le-telephoneportable-wallis-et-futuna-298131.html, consulté le 23 mars 2020
[4] Compte rendu de la consultation publique sur le Raccordement de Wallis-et-Futuna au câble Tui-Samoa, le 20 août 2017, à Mata-Utu
[5] ADSL : Protocole de transmission numérique à haut débit qui utilise le réseau téléphonique
[6] Source entretien
[8] Présentation, Raccordement de Wallis et Futuna au câble Tui-Samoa, Etat d’avancement des travaux, Préfet Administrateur Supérieur et Chef du territoire des îles de Wallis et Futuna,2017, p. 12
[9] NDLR : Rien ne permet d’affirmer que les facilités fiscales faites aux outremers soient bénéfiques pour ces territoires. En revanche, les contribuables les plus fortunés de l’hexagone se servent parfois de ces facilités pour réduire leur impôts, sans véritablement produire de développement dans ces territoires éloignés.
[10] Jacques Bonvallot et Jean-Christophe Gay (dir.), Atlas de la Nouvelle-Calédonie, IRD, Marseille, Congrès de la Nouvelle-Calédonie, Nouméa, 2012, 269
[11] Le nom du câble, Gondwana, fut nommé selon le supercontinent Gondwana qui fut formé à la fin de l’ère Néoprotérozoïque. La Grande Terre et l’ensemble de la Nouvelle-Calédonie est un morceau de la plaque australienne qui s’est détachée du supercontinent Gondwana au Crétacé.
[12] Rapport d’activité, Office des Postes et Télécommunications de Nouvelle-Calédonie, 2019, p. 60
[13] La deuxième couche, dite couche des « protocoles », est celle des stratégies d’aiguillage de l’information quand celle-ci circule sur les câbles du cyberespace. C’est le cas du protocole IP, qui régit le routage des données sur le réseau internet.
[14] Rapport d’activité, Office des Postes et Télécommunications de Nouvelle-Calédonie, 2019, p. 60
[15] Source entretien
[16] Rapport, Guide d’accueil des Services de l’État et des institution de la Polynésie française, Edition 2019, Haut-commissariat de la Polynésie française, 2019, p.326
[17] Ibid, p8
[18] Ibid, p8
[19] Benoît Antheaume et Joël Bonnemaison, Atlas des îles et États du Pacifique Sud, GIP Reclus/Publisud, Paris,1988 Dossier pays, https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/, 8/04/2020
[20] Rapport, Honotua, le haut débit par câble sous-marin à fibre optique entre la Polynésie française et Hawaï, Le ministre de la culture, des postes et des télécommunications, 2007,p. 45
[21] Datacenter, « Le Chili veut un câble sous-marin à fibres optiques entre l’Amérique Latine et l’Asie », 23 juillet 2019
[22] Thomas, Mélanie, « Fritch évoque le câble Chili-Chine avec l’État », Tahiti Infos, 19 juin 2019.
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