Géopolitique de l’énergie

Quelle indépendance énergétique en Ukraine et au Kazakhstan ?

Par Nathan HOURCADE, le 19 février 2025  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Nathan Hourcade est traducteur et titulaire d’un Master de recherches en Histoire obtenu à l’Université Paris Cité. Son projet de recherche actuel porte sur les politiques de sécurité énergétique dans l’espace post-soviétique à travers une approche comparative et d’histoire des mentalités. Ses travaux précédents portent sur la construction étatique et la politique étrangère ukrainienne au sortir de l’URSS.

Les enjeux énergétiques influent tant sur la structuration des relations internationales que sur les politiques intérieures. De plus, ils connaissent une accélération sur fond de course au développement de l’intelligence artificielle, particulièrement énergivore. Les questions de développement durable dynamisent la prise de décision politique dans ce domaine, donnant lieu à une résurgence du nucléaire civil au début des années 2020. La montée en intensité de la guerre en Ukraine, depuis 2022, induit des recompositions de ce secteur, particulièrement dynamique, et a imposé à l’Union européenne une prise de conscience de ses dépendances. L’indépendance énergétique est désormais une constante stratégique avec laquelle composer.

Nathan Hourcade explique les limites structurelles auxquelles font face l’Ukraine comme le Kazakhstan pour assurer leur souveraineté énergétique et quelles sont les pistes explorées pour s’y soustraire. Dans un premier temps, ces lignes s’attèlent à présenter l’héritage soviétique notamment en questionnant les interdépendances qu’il engendre et en soulignant son réseau en voie d’obsolescence. Puis, les freins internes à l’indépendance énergétique sont présentés à travers les questions de privatisation, d’oligarchisation et les enjeux de politique intérieure constitués par l’électricité. Enfin, les (ré)orientations et les perspectives à venir sont analysées. Avec deux cartes.

SI un rapport du Sénat français de 2023 indiquait que « l’indépendance énergétique, au sens d’une autonomie complète de production, n’existe pas », elle reste un objectif auquel aspirer. Ce même rapport indiquait qu’autant « les auditions de la commission d’enquête comme les données étudiées conduisent à rejeter l’idée de l’indépendance énergétique, autant elles montrent le sens et l’importance de viser la souveraineté énergétique, au sens d’une liberté de disposer d’options énergétiques qui réduisent la dépendance du pays [1] ». À ce titre, les notions de souveraineté et d’indépendance énergétiques sont souvent confondues. Cette définition prend un sens particulier dans le contexte des États post-soviétiques qui font face à des problématiques structurelles, matérielles ou non, ayant trait tant à des dépendances en matières premières qu’à l’architecture du réseau électrique ou à la corruption. Les cas de l’Ukraine et du Kazakhstan, en apparence similaires mais aux enjeux très différents [2], sont particulièrement évocateurs de ces problématiques. Dès les proclamations de souveraineté de ces pays en 1990, alors républiques fédérées de l’Union soviétique en décomposition, la question énergétique apparait puisque chacune de ces républiques devient, en théorie, gestionnaire de ses ressources. La dislocation effective de l’URSS au 1er janvier 1992 propulse ces États sur la scène internationale. Les problématiques énergétiques sont au cœur de l’actualité mais aussi du futur, dans le cadre des transitions et des recompositions de ce secteur, particulièrement dynamique. Ces problématiques étant nombreuses, ce panel n’a pas vocation à l’exhaustivité mais vise à en présenter les plus importantes et les solutions explorées pour y pallier. Quelles sont les limites structurelles auxquelles font face l’Ukraine comme le Kazakhstan pour assurer leurs souverainetés énergétiques et quelles sont les pistes explorées pour s’y soustraire ?

Dans un premier temps, ces lignes s’attèlent à présenter l’héritage soviétique notamment en questionnant les interdépendances qu’il engendre et en soulignant son réseau en voie d’obsolescence. Puis, les freins internes à l’indépendance énergétique sont présentés à travers les questions de privatisation, d’oligarchisation et les enjeux de politique intérieure constitués par l’électricité. Enfin, les (ré)orientations et les perspectives à venir sont analysées.

I. L’héritage soviétique

Quelle indépendance énergétique en Ukraine et au Kazakhstan ?
Carte 1. Système électrique du Kazakhstan (simplifié)
Conception et réalisation : Nathan Hourcade
Hourcade/Diploweb.com

A. Une union énergétique indivisible ?

L’économie de l’Union soviétique construit volontairement de fortes interdépendances entre les républiques fédérées qui la compose. L’Ukraine, spécialisée dans l’industrie lourde et la production électrique basée sur des importations à tarifs préférentiels depuis les autres républiques fédérées, ne connait pas la même situation que le Kazakhstan qui regorge de ressources naturelles. La situation énergétique de l’Ukraine soviétique (RSSU) est critique avant même l’indépendance. Dès 1990, du fait de la proclamation de souveraineté de la RSSU, la question de la dette énergétique se pose vis-à-vis des importations de gaz depuis la Russie soviétique. Une diminution importante de la production nucléaire, du fait de l’accident de Tchornobyl (1986), est à relever mais le nucléaire semble être l’option privilégiée par les dirigeants de l’Ukraine indépendante pour améliorer la sécurité énergétique du pays. Au Kazakhstan, la majorité des centrales fonctionnent au charbon et sont intégrées dans le Système énergétique unifié d’Asie centrale (OES CA). L’OES CA est basé sur l’interdépendance, lui-aussi, principalement sur la production hydro-électrique du Kirghizstan et du Tadjikistan à laquelle la production des républiques riches en ressources (Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan) sert de variable d’ajustement [3]. En 2025 encore, l’Ouest du Kazakhstan repose quasi-uniquement sur les importations électriques de Russie et est séparé du reste du réseau haute-tension (voir carte 1, ci-dessus), ce qui n’est pas sans poser de problèmes stratégiques, alors que le reste du pays est exportateur d’électricité. Une ligne de 500kV, en projet, est censée pallier ce défaut. Le charbon domine toujours largement son mix, ce qui est en partie dû à la conception de la sécurité énergétique du Kazakhstan. Les « autorités abordent la sécurité énergétique par la sécurité économique : il s’agit de s’assurer de pouvoir payer les importations d’électricité russe et de continuer d’exporter les matières premières, puisque la principale source de stimulation de l’économie kazakhstanaise est la vente de combustibles énergétiques » [4].

En Ukraine, le manque de ressources conduit le gouvernement à se tourner vers le nucléaire. Avec 5 centrales dont la plus grande d’Europe, le pays est particulièrement bien doté et depuis sa dénucléarisation militaire en 1994, le nucléaire représente environ 50% de son mix électrique avec une baisse progressive de l’utilisation des hydrocarbures et du charbon. Cela permet une autonomie de production mais celle-ci repose sur des approvisionnements en combustibles qui affectent la sécurité énergétique ukrainienne notamment en renforçant le facteur russe (voir infra). Ces centrales étant de manufactures soviétiques (VVER-440 pour Rivne 1 et 2, VVER-1000 pour les autres), cela pose des problèmes de compatibilités industrielles concernant leur entretien ou leurs combustibles, contrôlés par Rosatom depuis la chute de l’URSS. Westinghouse, entreprise américaine, propose des combustibles compatibles avec les centrales VVER-1000 et VVER-440 depuis respectivement 2005 et 2023 permettant de s’émanciper de cette dépendance.

B. Un réseau en voie d’obsolescence

Si les dépendances au sortir de l’URSS se présentent différemment en Ukraine et au Kazakhstan, des problématiques communes sont à relever comme l’écart de prix disproportionné entre les productions thermiques ou nucléaires et les énergies renouvelables, l’intensité énergétique anormalement élevée, le gaspillage, ou les pertes lors du transport et de la transformation du courant. Cela tient en partie des infrastructures vieillissantes qui demandent d’importantes (et coûteuses) rénovations. Au sortir de l’URSS, les rendements du parc nucléaire ukrainien sont mauvais, les barrages hydroélectriques sur les principaux cours d’eaux frisent l’obsolescence et ses centrales thermiques sont sans combustibles. Du fait de problématiques sociales, le gouvernement soutient à bout de bras l’industrie lourde, particulièrement énergivore et en perte de vitesse.

Le Kazakhstan, qui lui abonde de ressources naturelles, en fait un usage irrationnel et « est l’un des pays les plus énergivores au monde [5] ». Un rapport pour la Banque asiatique de développement concluait en 2016 que « 70% des infrastructures de génération énergétique ont besoin de rénovations [6] », soulignant la concentration dans le Nord de près de 77% des capacités de génération du pays et l’âge avancé des infrastructures. De plus, des investissements massifs sont régulièrement nécessaires pour réparer le système électrique notamment après les inondations de printemps. Un problème concernant l’établissement des statistiques est à relever dans les deux pays. On peut y voir une réminiscence des pratiques de tricheries statistiques soviétiques que « l’effet Gerschenkron » a fait passer à la postérité. Or, cela nuit à la planification des besoins et à la qualité des analyses du fait du manque de transparence des données. Cette opacité peut être involontaire, par manque d’expertise technique ou de matériel adéquat, ou volontaire pour bénéficier d’activités quasi-fiscales. Des améliorations techniques visent à réduire l’intensité énergétique via une meilleure maitrise des infrastructures existantes comme la mise en place de Dynamic Line Rating en Ukraine ou le développement d’un jumeau numérique de la grille énergétique kazakhstanaise par les Français d’Assystem, selon les accords signés en novembre 2024 en marge de la visite à Paris du président Tokaïev.

II. Quels freins internes à l’indépendance énergétique ?

A. Entre privatisation et oligarchisation : la corruption dans l’espace post-soviétique

Parmi les problématiques post-soviétiques, le passage à l’économie de marché déstabilise profondément les États nouvellement indépendants. Le principal acteur énergétique au Kazakhstan reste le ministère de l’Énergie ce qui réduit les problèmes de rapports privé-public très imbriqués en Ukraine. Pour cette dernière, le problème relève du système de clientélisme issu des privatisations. Dans un premier temps, cela se traduit par des activités quasi-fiscales, facteur d’opacité, qui faussent les estimations budgétaires nécessaires au bon fonctionnement du secteur et limitent l’action du pouvoir législatif dans ce domaine puisque les décisions ne sont pas prises au Parlement (du fait de la sortie du budget de ces questions), ce qui ne manque pas de favoriser la corruption et l’oligarchisation. Or, du fait de l’oligarchie compétitive ukrainienne, le Président apparait comme l’arbitre des rapports de forces claniques et le Parlement tend à devenir une représentation des intérêts oligarchiques. Au Kazakhstan, le pouvoir présidentiel, plus fort, limite les ramifications de l’oligarchie qui se structure autour du président en exercice. Les activités quasi-fiscales y sont difficilement estimables mais « pourraient être très élevées » puisque le pétrole est vendu sur le marché intérieur au quart du prix du marché international [7]. En Ukraine, l’électricité est vendue à un prix plus élevé que celui du marché aux industries et moins élevé aux particuliers. Cela génère une taxe sur l’énergie, qui ne dit pas son nom, pour les entreprises et fait sortir ces revenus des recettes fiscales de l’État. Dans le cas des deux pays, cela ne stimule pas la compétitivité du domaine ne poussant pas vers l’amélioration du service. Si la situation n’était déjà pas brillante durant la première décennie d’indépendance, elle empire à partir de la crise économique de 1998. Facteur aggravant dans le cas ukrainien, la vague de privatisation des années 2000, concernant les oléoducs et gazoducs, profite principalement à la Russie. Le terme d’oligarque pour désigner le système de clientélisme apparait à la même période. Son influence sur les affaires publiques crée un déficit important pour l’État. À titre d’exemple, le prix particulièrement élevé des productions en énergies renouvelables en Ukraine peut être expliqué par le « tarif vert », l’achat par le gouvernement d’électricité de sources renouvelables à un prix délibérément élevé pour encourager la décarbonation, dont l’entreprise de la femme du ministre de l’Intérieur, Inna Avakova, et du député Ihor Kotvitsky est l’une des principales bénéficiaires. Des entreprises comme DTEK de Rinat Akhmetov ou ICU de Petro Porochenko et d’autres parlementaires, profitent de ces mesures. Il n’est donc pas surprenant que le tarif vert ait été reconduit en 2019 jusqu’en 2030. Si les révolutions de 2004 et 2014 puis l’élection de Volodymyr Zelensky sur la promesse de combattre la corruption conduisent à des améliorations palpables, celles-ci sont à nuancer. Les interventions de la société civile ukrainienne ne font que restructurer les rapports de force. Il serait irréaliste d’entendre dresser un portrait exhaustif de l’oligarchie ukrainienne tant celle-ci est ramifiée [8]. À titre d’illustration, l’ex-Président Porochenko (2014-2019) est accusé de haute trahison pour avoir acheté du charbon à des entreprises situées dans le Donbas finançant les séparatistes de l’Est du pays lors de son mandat présidentiel. Ioulia Tymochenko, surnommée « la princesse du gaz », a été condamnée à 7 ans de prison pour des contrats gaziers passés pendant qu’elle occupait les fonctions de Première Ministre, renforçant la dépendance ukrainienne au gaz russe en dépit des intérêts du pays. Elle a aussi été accusée de meurtre, fraude fiscale ou encore détournement de fonds. Il est important de noter que les contestations donnant un caractère politique à sa condamnation ne portent pas sur les faits mais sur la forme. Lors des présidences Koutchma (1994-2005) et Ianoukovytch (2010-2014), la prédominance dans le domaine des énergies est aux oligarques du Donbas. Encore en 2024, DTEK de Rinat Akhmetov occupe une place prépondérante dans ce secteur. Le cas de la présidence Zelensky, du fait de la montée en intensité de l’invasion russe, est particulier puisqu’aucun président en Ukraine indépendante n’avait encore connu une telle concentration des pouvoirs. On lui reproche de choisir ses cibles dans la lutte contre la corruption et non d’endiguer le phénomène au niveau structurel. Concernant l’énergie, on peut citer le renvoi du directeur d’Ukrenergo, Volodymyr Kudrytskyi, particulièrement apprécié par les partenaires occidentaux pour sa compétence. Le ministre de l’Énergie, Herman Halouchtchenko, est accusé de lien avec l’oligarchie pro-russe et notamment Andrij Derkatch, ancien du Parti des Régions, privé de la citoyenneté ukrainienne en 2023 et accusé d’être un agent du GRU. Le problème se pose à plusieurs échelles : l’État tente de mettre la main sur les entreprises énergétiques pour les contrôler via le ministère de l’Énergie, lui-même problématique du fait des affaires de corruption et de la forte porosité des intérêts russes dans ce secteur ; enfin, l’administration présidentielle tente de s’assurer ce portefeuille par des décisions prisent en vertu de loyautés politiques. Des scandales au sein des organes de lutte contre la corruption, réorganisés en mars 2024, sont à relever.

B. L’électricité : un enjeu de politique intérieure ?

Bien que dominées par le haut, les politiques énergétiques doivent se penser en accord avec les populations. Dans ces deux États, elles entretiennent un rapport particulier au nucléaire, qu’il soit civil ou militaire, teinté de traumatismes. En Ukraine, la population est marquée par l’accident de la centrale nucléaire de Tchornobyl, qui n’a été arrêtée complètement qu’en 2000 après avoir négocié des tranches additionnelles à Khmelnytskyï et Rivne. La centrale n’aurait, de toute manière, pas pu être prolongée étant donné son état de délabrement avancé malgré son rôle important dans l’approvisionnement en électricité du pays. Le Kazakhstan cumule déchets nucléaires à l’air libre dans les zones pastorales, désastre de la mer d’Aral ou encore essais nucléaires du polygone de Semipalatinsk. La liste est longue et difficilement exhaustive. Si l’Ukraine a choisi le nucléaire pour tendre à la souveraineté énergétique et se sert de la dénucléarisation militaire pour encourager le nucléaire civil, le Kazakhstan a décidé de s’en passer dès l’indépendance arrêtant sa seule centrale, en exercice depuis 1973, dès 1999. Si la dénucléarisation militaire de l’Ukraine n’intervient qu’en 1994 malgré la volonté déjà affichée de se débarrasser de cet arsenal dans la déclaration de souveraineté en 1990, c’est en en partie du fait de problématiques sociales ayant trait à la reconversion des employés de ce secteur, particulièrement privilégiés. Au Kazakhstan, les objectifs verts ont évolué depuis le discours « Kazakhstan 2050 » de Nazarbaïev mais ils semblent tardifs puisque le pays mettait encore récemment l’accent sur la production au charbon pour exporter ses ressources. Les objectifs du gouvernement sont en bonne voie théorique mais encore loin en pratique. Depuis les années 2010, le nucléaire civil est à nouveau discuté et une centrale est actuellement en projet. Lors d’un référendum en octobre 2024, le « oui » en faveur de la construction de cette centrale l’a emporté avec environ 70% des voix montrant la volonté de surpasser ces traumatismes. Les voix s’y opposant avaient de toutes façons été entravées par les autorités. Il convient de noter que même face à une répression forte du pouvoir en place, des acteurs peuvent influencer les politiques énergétiques par le bas. En Ukraine, la grève des mineurs du Donbas de 1996 entraine la mise en arrêt de plusieurs centrales thermiques du pays, faute de combustibles, aggravant la dépendance énergétique à la Russie. L’élimination des activités quasi-fiscales relève aussi de problématiques sociales. Cela demanderait une hausse des prix de l’énergie pour rendre ce secteur rentable et attractif pour les investisseurs. Cela pose des problèmes de hausse du coût de la vie (que la population ne peut pas supporter avec ses salaires trop bas) et d’augmentation du chômage, notamment dans le secteur de l’industrie lourde, principale source d’emplois. Juguler le coût de l’énergie est important pour des raisons de politique intérieure. Les révoltes de janvier 2022 au Kazakhstan sont en partie liées à la hausse des prix énergétiques notamment par le déplacement des usines de cryptomonnaies, après leur bannissement en Chine, qui ont sursollicité le réseau et entrainé des coupures de courant. Or, dans ces deux États, les coupures d’électricité entrainent des coupures d’eau et de chauffage qui nécessitent cette ressource pour fonctionner. En Ukraine, les coupures d’électricité sont le fait du facteur russe.

III. Quelles perspectives et (ré)orientations ?

A. Le facteur russe

Le facteur russe se caractérise principalement par un réseau de dépendances issu de la période soviétique. Les nouvelles routes via la Caspienne renforcent la position de hub d’Atyraou et d’Aktaou, qui sont coupées du reste du réseau électrique kazakhstanais et restent soumises aux importations russes. La loi « sur les directions principales de la politique étrangère ukrainienne » de 1993 prône l’indépendance par la multiplication des coopérations et entre en opposition avec la situation monopolistique de la Russie concernant les importations énergétiques ukrainiennes. Bien que des sources d’approvisionnement alternatives soient trouvées peu après l’indépendance, notamment par des accords avec l’Iran et le Turkménistan, ces hydrocarbures transitent par la Russie qui reste son fournisseur principal. Moscou instrumentalise cette dépendance dans les négociations stratégiques comme celles sur la Flotte de la mer Noire, entre autres. De plus, les partenariats avec des « États voyous » comme l’Iran ou l’Irak de Saddam Hussein, nuit aux relations avec l’Occident. L’Ukraine ne disposant pas de devises pour régler sa facture énergétique, les arriérés de paiement s’accumulent vis-à-vis de Moscou et les nouveaux partenariats développés se font sous forme d’échanges de biens et services faisant craindre, dans le cas de l’Iran, un transfert de technologies nucléaires militaires pour régler la facture. En 2003, la Russie adopte sa « Stratégie énergétique de la Fédération de Russie jusqu’en 2020 » définissant l’énergie comme « un instrument de la politique extérieure et intérieure [9] ». De nombreuses ingérences sont facilitées par le caractère oligarchique prononcé du gouvernement ukrainien. Un système de transit à double sens pour échapper au durcissement des prix des importations gazières est mis en place, rachetant du gaz russe à des États comme l’Allemagne à prix plus avantageux. Le développement du nucléaire au Kazakhstan risque aussi d’être soumis à la dépendance russe. Le pays ne dispose pas de capacités d’enrichissement d’uranium et la livraison, depuis la France, pour la banque de l’AIEA sur son territoire en 2019, a été faite via la Russie. Cela crée une dépendance par la logistique, d’autant plus visible dans les exportations du Kazakhstan. L’Ukraine comme le Kazakhstan sont des pays clés pour le transit des hydrocarbures russes, ce qui peut créer un potentiel de nuisance. Le gaz turkmène à destination de la Russie et de la Chine passe par le Kazakhstan. Ce pays développe des lignes logistiques alternatives pour contourner la Russie, notamment la Transcaspienne, mais celles-ci attendent encore d’atteindre un niveau de développement satisfaisant ce qui augmente les coûts des exportations et en jugule les capacités. Le gaz russe en direction de l’Europe (Hongrie et Slovaquie notamment) transitait en partie par l’Ukraine et ce même en période de guerre, jusqu’au 1er janvier 2025. Ces exportations russes profitaient à des pays comme la Slovaquie donnant lieu à des problèmes de politique intérieure et la Hongrie avec lesquels la connexion ukrainienne à la grille énergétique européenne a les plus grandes capacités installées. La sécurité énergétique de ces pays est donc, d’une certaine manière, nécessaire à celle de l’Ukraine par le biais des importations européennes. Si avant 2022, l’Ukraine était un pays exportateur d’électricité, l’occupation russe et le ciblage intensif de ses infrastructures énergétiques par l’envahisseur lui a créé une dépendance aux importations. En octobre 2024, le nombre de projectiles n’a jamais été aussi élevé. La destruction des barrages hydro-électriques, comme à Nova Kakhovka ou Kurakhove, est tant employée pour nuire aux capacités de génération que pour inonder le terrain et rendre plus difficile les manœuvres militaires. L’occupation de la centrale nucléaire de Zaporijjia, la plus grande d’Europe géographique, met un coup aux capacités ukrainiennes. De plus, les régions occupées par la Russie depuis l’invasion à grande échelle de février 2022 sont celles aux plus forts potentiels en énergies renouvelables (voir carte 2, ci-dessous).

Carte 2. Perspectives énergétiques ukrainiennes
Conception et réalisation Nathan Hourcade
Hourcade/Diploweb.com

B.Et à l’avenir ?

L’Ukraine place l’avenir de sa sécurité énergétique dans l’Union européenne (UE). Aux importations pour faire face aux attaques russes actuellement, se substitueront des exportations des surplus de production au fort potentiel. La réorientation de la grille ukrainienne vers la grille énergétique unifiée de l’UE s’est finalisée en moins de trois semaines du fait de l’invasion russe mais celle-ci était prévue de longue date. Depuis 2002, des tests étaient opérés depuis l’Ouest de l’Ukraine visant à préparer cette intégration. Au 1er janvier 2024, Ukrenergo est devenu membre permanent du Réseau européen des gestionnaires de réseau de transport d’électricité, pérennisant cette réorientation [10]. Une des solutions proposées pour augmenter les exportations d’électricité de l’UE vers l’Ukraine est le renforcement des capacités de production en Pologne et l’augmentation du voltage des lignes la reliant à l’Ukraine. Cela serait aussi une étape importante pour l’intégration des États baltes, déconnectés du réseau russe depuis le 8 février 2025, qui demande la construction de lignes hautes tensions supplémentaires pour un raccordement au réseau optimal. La Pologne, hub énergétique important pour cette partie de la grille, est leur voie d’accès principale au réseau européen. Une ligne de 400kV en projet, entre l’Ukraine et la Roumanie, permettrait à la Moldavie, une fois la reprise effective des exportations ukrainiennes, de réduire voire mettre un terme à sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Transnistrie, région sécessioniste depuis le début des années 1990 où stationne l’armée russe. Quant au Kazakhstan, il se heurte sur la durée à la viabilité de sa politique énergétique basée sur l’exportation des ressources et l’usage intensif du charbon. Que ce soit avec le risque d’épuisement de l’économie de rente (en témoigne les difficultés actuelles à honorer les commandes d’uranium par manque d’acide sulfurique pour procéder à l’extraction) ou du fait des transitions énergétiques. Le nucléaire semble être la solution choisie par le gouvernement pour pallier ces difficultés. La centrale en projet serait implémentée à Ulken, à proximité d’un transformateur joignant 3 lignes de 500kV déjà existantes (voir carte 1). Initialement, Ulken devait être le lieu d’implantation d’une centrale à charbon sur le modèle d’Ekibastouz en 1984. Le projet a été abandonné du fait de la baisse de la demande stimulée par le secteur industriel, lui-même en déclin. Une autre possibilité d’implantation était le village de Kourtchatov sur les rives de l’Irtych. La préférence finale pour Ulken témoigne, entre autres, de la volonté du gouvernement kazakhstanais de diversifier les lieux d’installation de ses capacités énergétiques puisque Kourtchatov est situé à proximité d’Ekibastouz qui concentre déjà la grosse majorité des capacités de production.

Voir aussi : Cyril Gloaguen, L’Ukraine, la Russie et nous ? Quelques réflexions sur les négociations de paix en cours à Djedda ...

Conclusion

Les limites structurelles auxquelles font face l’Ukraine et le Kazakhstan pour assurer leur souveraineté énergétique au sortir de l’Union soviétique sont en voie d’être surmontées. Des nouvelles connexions logistiques sont en développement, des lignes haute-tension sont en projet pour pallier les interdépendances régionales et les réseaux vieillissant connaissent des améliorations réduisant l’intensité énergétique disproportionnée caractérisant les États post-soviétiques. Le délai d’implémentation de ces nécessaires évolutions s’explique tant par des freins internes répondant à des problématiques sociales, que par les problèmes de corruption et d’oligarchisation découlant du passage à l’économie de marché ou du facteur russe pesant sur ses ex-colonies. En Ukraine, la voie du renforcement nucléaire civil, suivie depuis l’indépendance, est toujours la priorité puisque le Parlement considère l’augmentation des capacités de génération de la centrale de Khmelnytskyï, en finissant les deux tranches supplémentaires initiées dans les années 1980 et en ajoutant deux nouvelles pour 2030. Cela concernerait des réacteurs VVER-1000 de manufacture soviétique rachetés à la Bulgarie. L’augmentation des capacités nucléaires semble être une tendance mondiale, qui ne se limite pas à l’Ukraine et au Kazakhstan. Cela ne manquera pas de soutenir l’économie de rente du Kazakhstan par la vente d’uranium à enrichir. De plus, la production nucléaire est efficiente tout au long de l’année contrairement aux énergies renouvelables intermittentes. Du fait du réchauffement climatique et des sécheresses, les pays d’Asie centrale aux potentiels hydroélectriques élevés sont confrontés à un manque de production, entre autres problèmes.

Copyright Février 2025-Hourcade/Diploweb.com
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[1ARMAND Antoine, SCHELLENBERGER Raphaël, « Rapport fait au nom de la commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France », Vie-publique, 30 mars 2023.

[2À ce titre voir HOURCADE Nathan, « Ukraine, Kazakhstan : quelles perspectives énergétiques après un passé soviétique ? », Regard sur l’Est, 16 avril 2024.

[3LEVYSTONE Michaël, Asie centrale : le réveil, Armand Colin, 2024, page 211.

[4HOURCADE Nathan, op. cit.

[5АШИРБЕКОВА, Л. Ж., ЖИДЕБЕКҚЫЗЫ, А., САНСЫЗБАЕВА, Г. Н., « ҚАЗАҚСТАНДА ЖАҢАРТЫЛАТЫН ЭНЕРГИЯ КӨЗДЕРІН ДАМЫТУ ПЕРСПЕКТИВАЛАРЫ », Central Asian Economic Review № 4 (133), 2020, беттер 101-116 [ASHIRBEKOVA, L. J., JIDEBEKKYZY, A., SANSYZBAEVA, G. N., « Perspectives de développement des sources d’énergie renouvelables au Kazakhstan », Central Asian Economic Review № 4 (133), 2020, pages 101-116 en kazakh].

[6CAREC, Study for Power Sector Financing Road Map : Mobilizing Financing for Priority Projects Kazakhstan, septembre 2016, page 14.

[7Voir PETRI Martin, TAUBE Günther, TSYVINSKI Aleh, « Energy Sector Quasi-Fiscal Activities in the Countries of the Former Soviet Union », IMF Working Paper, 1 mars 2002, 34 pages.

[8Une synthèse récente a été proposée par GOBERT Sébastien, L’Ukraine, la République et les oligarques : Comprendre le système ukrainien, Tallandier, 15 février 2024, 352 pages.

[9DE TINGUY Anne, Le géant empêtré, Perrin, 2022, page 299.

[10Voir NIES Susanne, SAVYTSKYI Oleh, « Six options to boost power transfers from Continental Europe to Ukraine, for the next two winters : Ukraine´s power network integration with the EU », Green Deal Ukraina, août 2024, 25 pages.

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