Professeur à Intégrale et au lycée Michelet, à Paris. Directeur de collection chez Ellipses. Coordinateur de "Histoire, géographie et géopolitique du monde contemporain. Nouveau programme ECS 1ère année.", Ellipses, 2013. Coordinateur de "Géopolitique des continents. Europe, Afrique, Proche-Orient, Moyen-Orient, Amérique, Asie", Ellipses, 2014.
A. Nonjon met clairement en évidence les ressorts de la montée en puissance du Qatar et les contradictions qu’il doit affronter. Illustré d’une carte qui pourrait aisément être transformée en schéma pour illustrer une copie de concours.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous proposer cet article publié en mai 2012 dans le n°143 d’Espace prépas.
LE QATAR [1] est bel et bien la démonstration d’une évolution des facteurs de puissance : Hans J. Morgenthau ou Nicholas J. Spykman doivent se retourner dans leur tombe, eux qui érigeaient comme premiers facteurs de puissance la taille des territoires et la population ! Voilà un État de 11 500 km2, à peine supérieur au département français de la Gironde, fort de 1,7 million d’habitants (le plus petit État arabe) qui part à la conquête du monde. « Faut-il avoir peur du Qatar ? » n’est plus une question journalistique pour certains…
Ce nouveau « géant » économique dispose d’une partie du plus grand gisement gazier du monde (South Pars en Iran et North Dome en territoire qatari) et détient la 3e réserve de la planète (après l’Iran et la Russie). Ses revenus gaziers de 60 milliards de dollars par an en moyenne… alimentent pour 25 à 33 % régulièrement le QIA — Qatar Investment Authority, un fonds d’investissement doté de 110 milliards de dollars à ce jour. En toute quiétude, le Qatar entre au hit-parade des pays les plus riches (91 700 dollars/hab soit le 2e rang mondial en 2011)… et des plus pollueurs (16, 73 t/hab de gaz à effet de serre soit le 1er rang mondial) grâce au plus grand complexe gazier du monde [2].
Sans atteindre celui d’Abou Dhabi (470 milliards de dollars), ce fonds fait son marché à l’échelle planétaire, mu par une stratégie à plusieurs facettes : une logique de placement (London Stock Exchange, Canary Wharf), une logique de développement (Veolia, Volkswagen), une logique politicosouveraine (Lagardère, EADS), une logique d’image (Harrods, Royal Monceau), une logique religio-innovante (fonds pour la création d’entreprises en banlieue parisienne). Le QIA s’invite partout, même en Afrique du Nord avec, en janvier 2012, l’acquisition d’une part majoritaire dans l’UMB (Union marocaine des banques). Il fait parler de lui… mais est-ce suffisant pour cerner les ambitions du Qatar, un État sans société civile, sans opposition, une monarchie autoritaire peu ou pas traversée par les printemps arabes qu’elle finance désormais (contribution de 375 millions d’euros au Caire, comme à Tunis en 2012).
La première préoccupation de l’émir Hamad ben Khalifa Al Thani, au pouvoir depuis 1995, le « Kissinger arabe » pour The Economist, est d’occuper le devant de la scène régionale, seul moyen de se poser face à l’Arabie Saoudite et, surtout, à son compétiteur l’Iran. Comme tout petit État très riche, aux potentiels convoités sans capacité de projection militaire importante, le Qatar sait que « se protéger, c’est se rendre indispensable à beaucoup d’interlocuteurs quels qu’ils soient » (Laurence Louër). Cette stratégie est codifiée autour de quelques règles :
. brouiller l’image et anticiper : offensif dans la région, le Qatar a refusé, comme le Bahreïn, d’adhérer à la fédération des Émirats arabes unis (EAU), mais il a été à l’origine de la création du Conseil de coopération du Golfe (CCG) en 1981. Le Qatar a su devancer les succès des printemps arabes et établir des liens politiques forts avec un islam politique conservateur ; le prêcheur égyptien Youssef Al Qardaoui ou Ali Salabi, leader de la rébellion libyenne, le chef du Hamas, Khaled Mechaal, ou le fondateur du Front islamique du salut algérien, Abassi Madani, ont trouvé refuge à Doha et y ont forgé leurs rêves révolutionnaires contre les potentats locaux ;
. ménager les susceptibilités et concilier les extrêmes pour mieux les réconcilier : ainsi, jusqu’à l’intervention « plomb durci » à Gaza en décembre 2008, le Qatar a été assez proche d’Israël, mais… financier du Hamas. Hostile aux révoltés de Bahreïn, l’émir est protecteur des « révolutions du jasmin et du papyrus » et décisif dans la victoire du Conseil national de transition libyen. Cependant, le Qatar sunnite y soutient aussi les djihadistes salafistes, tout en étant proche des Frères musulmans et de l’Ennahdha. Capable de fréquenter l’Iran, la monarchie peut aussi devenir le principal allié de Washington dans la région en accueillant, dès 1991, sur la base Al-Udeid le quartier général avancé de l’United States Central Command (CENTCOM) pour les opérations américaines au Moyen-Orient et en Asie centrale. Depuis 2002, Doha accepte même d’ouvrir un bureau de représentation des talibans… pour laisser s’amorcer une négociation illusoire. Ce chassé-croisé de relations en fait désormais un acteur incontournable : quand l’Otan veut trouver en Libye une caution arabe (le Qatar a fourni six de ces douze mirages et une unité de ses forces spéciales) ou quand il s’agit de réconcilier le Fatah et le Hamas tout en lançant une conférence internationale sur Jérusalem… comme en prenant la tête de l’opposition de la Ligue arabe à Bachar Al Assad ;
. multiplier les fronts d’intervention : l’Afrique donne une image de l’activisme de Doha : négociations avec le Polisario en 2004 pour libérer 100 prisonniers marocains, bons offices entre le Soudan et le Tchad, médiation au Darfour… succès opportunément relayés par Al-Jazira en Kiswahili dans l’Est africain ;
. surprendre dans la plupart des domaines et si possible être partout présent : le slogan d’Al-Jazira, « we have no limits », est celui de tout un État. L’audace architecturale de Pearl Island accueillant 35 000 résidents, ou la ville nouvelle de Lusail City dotée de 5 stades et 34 mosquées, sont toutes deux vitrines du savoir-faire qatari. Le combat frontal pour se doter de réserves stratégiques d’eau potable [3] doit marquer dans une région soumise au stress hydrique. L’achat de terres agricoles dans le land grabbing mondial nécessite de préfacer des recherches agronomiques audacieuses dans les céréales, près de la ville d’Al Khor ;
. diversifier les vecteurs d’influence, afin de répondre à l’amenuisement, à terme, des revenus des hydrocarbures (80 % des recettes extérieures et 60 % des revenus de l’État). Le programme stratégique Vision 2030, amorcé en 2011, se décline autour d’une spécialisation tertiaire renforcée : un hub de transport aérien, passage obligé des touristes occidentaux et africains se rendant en Extrême-Orient via la Qatar Airways (un centre financier régional et un tourisme ciblant les séjours d’affaires et des conférences internationales) et des « knowledge hubs ». Deux domaines sont particulièrement valorisés :
. l’excellence universitaire avec la construction de la Cité de l’éducation qui doit attirer des universités américaines, de grandes écoles telles HEC, accompagnée d’un pôle de recherche technologique pour le gotha des grandes compagnies (Total, Exxon Mobil Eads, Apple) ;
. le « sport power » : les championnats du monde de handball en 2015, mais aussi Laurent Platini (fils de Michel Platini, président de l’UEFA), juriste engagé au QSI, propriétaire du PSG. Rien n’est négligé pour le couronnement en 2022 : être le premier pays arabe à organiser la Coupe du monde de football !
. investir… partout, toujours et le faire savoir : une véritable stratégie de marketing diplomatique se met en place avec la finance comme levier d’influence et les ondes comme vecteur d’image. Al-Jazira, inaugurée en 1996, est le porte-voix de la « marque Qatar », un instrument d’influence dans la diplomatie arabe, bravant les chasses gardées, débusquant les marchés juteux (football européen…).
. Risques internes après les printemps arabes ? Indiscutablement le Qatar est un peu plus libéral que beaucoup des pays de la péninsule Arabique. Le port du voile n’est pas obligatoire comme en Arabie, sur le plan juridique on ne retrouve pas le statut de dépendance des femmes : elles peuvent conduire, elles travaillent. Toutefois, le wahhabisme, doctrine religieuse sunnite très orthodoxe, a une influence dans certains segments de la famille royale sans aller jusqu’à empêcher le mouvement de libéralisation imprimé par l’émir : simulacre d’élections municipales… L’appui indirect donné à la répression antichiite à Bahreïn fixe les limites du possible. Reste l’enjeu des migrants : 85 % de la population, dont 60 % de migrants non arabes (18 % de Pakistanais, autant d’Indiens, 10 % d’Iraniens) soutiens de la croissance aux droits muselés, jusqu’à quand ?
. Risques économiques : le Qatar sait sa manne gazière limitée même quand le PIB passe de 17,5 milliards de dollars en 2001 à 127 milliards en 2010. L’émirat importe aujourd’hui 90 % de ses produits alimentaires et ne dispose que de deux jours de réserve d’eau propre à la consommation. Mais les impératifs de diversification sont déjà budgétisés, énoncés et l’engagement dans la politique extérieure doit maximiser « les opportunités actuelles et sécuriser une position d’influence » (Stratford).
. Risques politiques : cet affichage est un peu trop risqué (embrasement des chiites du Golfe ?) au goût des tribus conservatrices. Cet interventionnisme inquiéterait également des membres de la famille régnante, soucieux de préserver leurs intérêts. L’émir, conspué en Tunisie malgré le soutien à Ennahdha, laisse entrevoir que le Qatar en fait trop… et s’expose. Investisseur hyperactif, l’émirat sait avancer une diplomatie… du chéquier habile. De toute façon, qu’est-ce que la norme sans la force… ou la finance ?
Copyright 2012-Nonjon/Espace prépas n°143
[1] En arabe Dawlat al- Qatar, presqu’île de l’Arabie (golfe Persique).
[2] 78 usines de liquéfaction, 1 raffinerie, 1 vapo craqueur géant, 3 centrales électriques… et un ballet de 54 méthaniers (20 % de la flotte mondiale) du terminal de Ras Maffan.
[3] Un potentiel de désalinisation impressionnant et un réseau de stockage de 32 millions de m3 d’eau potable (7 jours de consommation à l’horizon 2040).
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