Victor Valentini est doctorant et chargé d’enseignement à l’Université d’Auvergne, rattaché au centre Michel De l’Hospital (EA 4232) et à l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN).
Le Qatar est confronté à la reconstitution d’un partenariat américano-saoudien nocif pour ses intérêts. V. Valentini met en perspective la crise traversée par ce micro-Etat du Golfe persique engagé depuis le milieu des années 1990 dans un activisme diplomatique qui semble se retourner contre lui. L’auteur évoque plusieurs scénarios et un rapprochement à suivre entre le Qatar et la Russie.
EN QUELQUES MOIS, l’environnement stratégique de l’émirat du Qatar s’est considérablement assombri, jusqu’à prendre la forme, au début du mois de juin 2017, d’une crise diplomatique majeure qui ne souffre pas d’équivalent dans la jeune histoire du micro-État. Les suites de la tension grandissante avec ses partenaires régionaux de la péninsule arabique regroupés autour du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), un obscur piratage de l’agence de presse officielle du Qatar- (Qatar News Agency) et enfin une rupture (très médiatisée) des relations diplomatiques avec l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, le Bahreïn, l’Égypte, le Yémen et les Maldives mettent fin à l’illusion d’un « leadership qatari » au Moyen-Orient.
Dans le même temps, le reste de la communauté internationale s’interroge sur la portée de telles turbulences. Elles ne constituent pas seulement un défi majeur pour la politique extérieure de Doha et plus particulièrement pour son émir, le cheikh Tamim bin Hamad Al Thani qui persévère dans la droite ligne diplomatique ouverte par son père en 1995, mais lèvent plusieurs interrogations sur les dossiers incontournables de la région : le drame syrien, la question irakienne, la normalisation des relations avec l’Iran ou le Hamas, la recomposition libyenne et bien sûr, la lutte contre Daech.
Le micro-État qatari est ainsi confronté à une double accusation : celle du support au terrorisme islamique et celle de ses accointances avec régime de Téhéran. En invoquant le soutien, notamment financier, à des structures terroristes pour justifier une rupture des relations diplomatiques et un ensemble de mesures de rétorsion, la sphère d’influence, constituée autour de l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte, réitère le même argument avancé quelques années auparavant, le 5 mars 2014, lorsque les voisins du Qatar (Arabie Saoudite, Émirat arabe unis et Bahrein) rappelaient pour la première fois leurs ambassadeurs de Doha. De la même manière, en insistant sur les liens étroits que le Qatar entretient avec l’Iran chiite, le « camp sunnite » mobilise une nouvelle fois l’ancienne grammaire d’une rivalité confessionnelle (chiite vs sunnite) comme moteur des relations internationales au Moyen-Orient. Toutefois, il est difficile d’identifier au Qatar une politique étrangère « pro-islamiste » ou « pro-iranienne ». Comme tous les micro-États, la préservation de sa sécurité et de son indépendance demeurent vitales. Le soutien unique à un seul de ces blocs apparaît théoriquement mortifère pour la diplomatie qatarie.
Néanmoins, tout ne s’oppose pas à des liens avec les islamistes et les iraniens dans la stratégie de politique étrangère qatarie. La gestion des hydrocarbures et notamment l’extraction de gaz avec l’Iran, la victoire par les urnes de plusieurs entités islamistes dont les Frères musulmans au lendemain des révolutions arabes, la sécurité régionale et internationale, le terrorisme et bien d’autres points forment des préoccupations communes. Le Qatar, en tant que micro-État, continue de poursuivre un même objectif de politique étrangère : conjurer un rapport de force défavorable, en usant des caractéristiques propres aux micro-États et des transformations de l’environnement régional et international pour optimiser ses ressources et instaurer un autre rapport de force. Et l’une des caractéristiques essentielles de cette diplomatie consiste à laisser les canaux de communication ouverts à tous les acteurs en présence.
La situation géopolitique du Qatar explique, en partie, le style adopté par Doha : le partage de la plus grande réserve de gaz naturelle avec l’Iran (North Dome), l’acquisition d’un parapluie militaire américain au détriment de l’Arabie Saoudite ; les liens historiques étroits avec les Frères Musulmans comme a pu en témoigner la place du cheikh Yousouf Al Qaradawi [1] au Qatar, le déclin (temporaire ?) de plusieurs cadres régionaux au lendemain des révolutions arabes, ou encore l’inefficacité du processus de régionalisation autour du CCG, sont autant de contraintes structurantes pour la politique étrangère qatarie. Mais au-delà du style, la diplomatie du Qatar traduit une attitude largement offensive, comme l’illustrent les investissements à haute visibilité dans les économies occidentales destinés à faire croître, autant que faire se peut, la micro-puissance du Qatar.
On connaît le contexte régional et international difficile qui marque au printemps 2017 l’arrêt brutal des extraversions du Qatar. Les dernières semaines de la scène internationale ont vu la réaffirmation politique de deux puissances majeures dans la région, l’une internationale et l’autre régionale, en mesure de faire souffler un vent glacial sur les terres arides du Qatar. La rencontre orchestrée pour le premier déplacement international du Président des Etats-Unis Donald Trump avec le roi Salman d’Arabie saoudite le 20 mai 2017, donne à penser à une reprise de l’idylle entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite, amorcée le 14 février 1945 lors de la signature du « pacte du Quincy », mais stoppé à l’aune du XXIe siècle par l’implication de saoudiens dans les attentats du 11 septembre 2001 et le développement du terrorisme. Quelques années après le refroidissement des relations entre américains et saoudiens, le Qatar était devenu un des partenaires privilégiés de Washington dans la région, comme en témoigne l’implantation, en 2003, de la plus grande base militaire américaine hors Etats-Unis installée sur les terres qataries (Al Udied). Le Qatar est ainsi confronté à la reconstitution d’un partenariat américano-saoudien nocif pour ses intérêts, qui plus est lorsque celui-ci se forme autour des principes de la lutte contre les financements du terrorisme international et la volonté de faire face aux agressions de l’Iran.
L’émirat a déjà sommé à plusieurs reprises de faire la lumière sur les stratégies adoptées depuis le Diwan Amiri [2], notamment au cours du printemps arabe. L’adoption par les États-Unis des thèses anti-Qatar (Qatar bashing) auxquelles se livre depuis plusieurs années la presse saoudienne et émiratie, complique sérieusement la gestion de l’image internationale de l’émirat à cinq ans de l’organisation de la Coupe du monde de football. Après plusieurs années de patience, il aura fallu l’élection d’un Donald Trump pour que la rhétorique saoudienne et émiratie se traduise en actes pour remettre le Qatar à sa place de micro-État, dont le plus symbolique est aujourd’hui la rupture des liens diplomatiques. Les défis à venir sont donc aujourd’hui plus nombreux que jamais.
[3]
Pour saisir la nature de la politique étrangère menée par le Qatar ces dernières années, il faut nécessairement se référer à une caractéristique fondamentale des relations internationales : la capacité de puissance des États. L’histoire est entendue depuis l’ère de l’historien athénien Thucydide. Déterminée par les caractéristiques de son micro-étatisme, l’identité du Qatar suggère de celui-ci un répertoire d’actions limitées et plus particulièrement un comportement docile envers les puissances les plus importantes. La science politique anglo-saxonne utilise la notion de bandwagonning (suivisme-ralliement), introduite par Quincy Wright et démocratisée par Kenneth Waltz [4], qui illustre, en ce sens, l’idée que les puissances les plus faiblement dotées restent limitées à un rôle de figurant sur la scène internationale et sont ainsi contraintes de prêter allégeance à la puissance dominante.
Ce sont bien entendu les soulèvements arabes de 2011, et la profonde refonte de l’échiquier politique au Moyen-Orient qui s’en est suivi, qui constituent le point de rupture entre le Qatar et son statut de micro-État. Par le biais de sa chaîne Al Jazeera, par l’activation des réseaux d’alliances personnalisées entretenus au sommet de l’État avec les différentes branches des Frères musulmans établies dans la région - Tunisie, Egypte, Syrie, etc. - , par son engagement militaire dans la région (la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies autorisant l’intervention en Libye) ; ou encore par le déploiement de son bras financier dans l’ensemble régional par l’intermédiaire du richement doté fonds d’investissement souverain qatari (QIA), en direction du Hamas palestinien ou bien en soutien à certaines franges de révolutionnaires syriens ; sans oublier son dynamisme au sein des instances multilatérales, comme l’illustre la candidature du qatari Abderrahmane Al Attiyah au poste de Secrétaire général de la Ligue arabe en mai 2011 [5] : le micro-État se transmue en véritable protagoniste et attribue, en cette période, aux autres pays arabes non plus le statut de puissance régionale, mais davantage celui d’associés.
C’est naturellement ce décalage avec l’identité micro-étatique du Qatar, et les comportements qui y sont adjoints, qui forgent l’ire des grandes puissances régionales saoudienne et égyptienne. En ce qui est de l’implication des émiratis, les deux États partagent un vielle rivalité fratricide : si, fut un temps, les inimitiés étaient nourries par des litiges territoriaux, les velléités d’aujourd’hui prennent la forme d’une compétition entre deux États du golfe qui partagent de nombreuses stratégies communes (diplomatie de rente, emploi du Soft Power, mobilisation de différents réseaux islamistes, etc.)
Dès lors, quel avenir pour le micro-État du Qatar ? À titre liminaire, trois perspectives ne font ici aucun doute.
Primo,en tant que micro-État, l’émirat du Qatar reste extrêmement vulnérable aux turbulences de son environnement proche.
Secundo : pour l’heure, Doha demeure fortement dépendante de la protection américaine pour garantir sa survie.
Tertio : le déséquilibre du rapport de force impose au Qatar de maintenir de bonnes relations avec un maximum d’acteurs.
Ensuite, plusieurs points aveugles demeurent. Au premier chef, on retrouve les tâtonnements des autres partenaires historiques du Qatar, tels que la Grande-Bretagne (puissance tutélaire jusqu’en 1971) ou la France. Les deux puissances européennes sont les autres piliers de la politique étrangère du Qatar : pilier sécuritaire (plusieurs accords de défense bilatéraux ont été signés entre ces pays à partir des années 1970), pilier économique (près de 14 milliards de dollars ont été investis en Europe depuis la création du QIA en 2005) et enfin pilier stratégique, comme l’illustre la participation de l’émirat à l’alliance internationale contre l’État islamique. De l’avis des experts ou des diplomates, le scénario qui verrait ces puissances tourner le dos au Qatar demeure relativement peu probable au regard des intérêts de chacune des parties.
Enfin, le rapprochement très récent opéré entre la Russie et le Qatar mériterait, à notre sens, une attention particulière. Près d’un an et demi après la première visite officielle de l’émir à Moscou pour rencontrer le Président russe Vladimir Poutine, le 18 janvier 2016, un nouvel axe Moscou/Doha semble se consolider à l’aune d’une part, de la signature d’un premier accord de défense le 6 septembre 2016, d’autre part, d’un renforcement de la coopération dans le domaine gazier au-delà Forum des pays exportateurs de gaz (FPEG), et enfin, par les premiers rapprochement d’une entente Moscou-Ankara-Doha sur le traitement de la question syrienne. Depuis plusieurs années déjà, Doha cherche à alléger sa dépendance à la puissance américaine. Le refroidissement des relations avec Washington pourrait ainsi accélérer cette dynamique qui amènerait le micro-État à regarder demain de moins en moins à l’Ouest et davantage à l’Est.
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[1] Si historiquement l’influence de la confrérie des Frères musulmans s’est développée autour des politiques d’éducation au Qatar, la figure emblématique du Cheikh Qaradawi et notamment l’émission, aujourd’hui interrompue, la charia et la vie (Al Shari’a wal-hayat ) diffusée sur Al Jazeera, constitue la figure de proue des liens entre le réseau frériste et le micro-État. Voir sur ce point, KOBAISI Abdullah Juma, The Development of Education in Qatar, 1950-1977, Durham University, 1979
[2] Palais de l’émir
[3] Thucydide ; L’histoire de la guerre du Péloponnèse - Ve s. av. J.-C.
[4] K. WALTZ, « Theory of International Politics , New York, McGraw-Hill, 1979
[5] La candidature fut finalement retirée au profit l’ancien ministre des Affaires étrangères égyptien, Nabil-al-Arabi, qui sera élu le 15 mai 2011. Voir « Egypt FM elected next Arab League chief », Aljazeera.com, disponible à l’adresse suivante : http://www.aljazeera.com/news/middleeast/2011/05/2011515165828986721.html
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