Pour une géopolitique des affaires. Jean-François Fiorina s’entretient avec Alain Juillet

Par Alain JUILLET, Jean-François FIORINA, le 16 janvier 2011  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Jean-François Fiorina est Directeur de l’ESC Grenoble. Alain Juillet, Conseiller chez Orrick Rambaud Martel, a été Haut responsable chargé de l’intelligence économique (HRIE) auprès du Premier ministre

Ne pas être dogmatique, faire preuve d’humilité, penser sur le long terme et ouvrir les yeux sur le monde qui nous entoure… Sur une planète en perpétuel mouvement, adaptons-nous pour accompagner les changements en cours et relever les nouveaux défis ! Les étudiants comme les entrepreneurs doivent se montrer à la fois visionnaires et pragmatiques, donc pratiquer au quotidien la géopolitique, pour décrypter avec finesse les arcanes de la scène internationale. Tel est le constat dressé par Alain Juillet, ancien Haut responsable à l’intelligence économique auprès du Premier ministre, et Jean-François Fiorina, directeur de l’ESC Grenoble. Un entretien nourri et profond, dont nous reproduisons ici les meilleurs extraits.

JFF. Quel regard portez-vous, en tant qu’ancien Haut responsable à l’intelligence économique, sur l’initiative prise par l’ESC Grenoble de faire de la géopolitique une discipline obligatoire dans son cursus d’enseignement ? Vous semble-t-il utile de la vulgariser pour la rendre plus accessible, tant aux étudiants qu’aux entrepreneurs ?

AJ. C’est une excellente initiative ! On évolue là dans une sphère qui est toujours celle de l’intelligence économique. Par rapport aux Américains qui considèrent que tout se pense et se résout en termes de rapports de force et de moyens techniques, nous estimons que l’environnement a une très grande influence sur les décisions que l’on doit prendre. On ne peut pas aujourd’hui, dans un monde globalisé comme le nôtre, en pleine mutation, occulter ou refuser de prendre en compte les questions géopolitiques. Car elles constituent des enjeux clés du monde contemporain. Parler de politique internationale, de développement global, de réussite des entreprises sans prendre en compte le paramètre géopolitique équivaudrait à prétendre conduire une voiture sans mettre de l’essence dans le moteur ! Cette initiative est non seulement souhaitable, elle est indispensable. Il faut aider nos contemporains et tout particulièrement les jeunes générations à ouvrir les yeux sur les réalités de notre monde, sortir de la langue de bois et des discours convenus. La géopolitique peut et doit contribuer à faire évoluer les comportements. Elle conduit à reconnaître qu’il existe un certain nombre de facteurs, de pressions qui font que nous n’avons pas une liberté totale, que nous devons intégrer de multiples facteurs qui pèsent et conditionnent notre développement. D’ailleurs, avant de se lancer dans telle ou telle aventure, on serait bien avisé de prendre en compte les facteurs géopolitiques, car il s’agit là d’une base majeure. La géopolitique permet de mettre en évidence les vrais problèmes de fond. Prenons un exemple : le jour où l’on aura résolu l’équation de l’eau en Cisjordanie et en Jordanie, on aura éliminé une grande partie des scories qui empoisonnent les relations israélo-palestiniennes, israélo-syriennes, israélo-jordaniennes… car la question centrale est l’eau. L’eau conditionne l’agriculture, donc l’alimentation des populations de ces régions. Réglez cette équation et vous aurez résolu la majeure partie de ce problème épineux.

De quelle manière enseigner cela aux étudiants ? Même s’ils ont la tête bien faite, comment les amener à comprendre la complexité du monde qui nous entoure, à engager une démarche critique, positive, réaliste ?

Il est effectivement malheureux que l’on ne sensibilise pas les jeunes élites, comme d’ailleurs l’ensemble de nos contemporains, à ces questions géopolitiques. Notre système éducatif a malheureusement une lourde responsabilité dans ce constat. On forme trop souvent des prétentieux et des arrogants qui s’imaginent tout comprendre, alors qu’ils sont en réalité totalement déconnectés des réalités du monde. On le voit chaque jour avec les échecs retentissants que nous connaissons sur des marchés que l’on croyait acquis. Il me semble au contraire que nous devrions faire preuve d’un peu plus de modestie et de beaucoup plus de pragmatisme. Cela commence par un regard neuf posé sur le monde, dénué de filtres idéologiques surannés. Dans chaque endroit du monde où nous voulons agir, il est primordial de se livrer à une analyse de fond du cadre dans lequel on va évoluer. Car les choses sont différentes en Moldavie et en Bolivie, en Equateur ou à Singapour. Une quantité de données changent en permanence, tant dans le temps que dans l’espace. Si ces facteurs historiques, culturels, démographiques, économiques, sociétaux… ne sont pas pris en compte, il y a peu de chance que vous parveniez à comprendre la nature de la trame au sein de laquelle on vous demande de vous insérer !

Comment la géopolitique s’intègre-t-elle dans le dispositif d’intelligence économique ?

Dans un premier temps, on définit un cap. Ensuite, il faut collecter un maximum d’informations, que l’on va traiter pour en faire des renseignements. Quand on parle d’informations, il ne suffit pas de regarder les concurrents, les clients, les fournisseurs, bref de reprendre le modèle des cinq forces de Porter. Non, il faut aller bien plus loin. Par exemple analyser en finesse le contexte social, différent dans chaque région du monde. Le modèle français n’est pas universel, loin s’en faut ! Comment comprendre en Afrique les problèmes de la région des grands lacs si vous n’intégrez pas la dimension géopolitique ? La géopolitique est fondamentale, elle permet de faire perdre avec intelligence leur naïveté aux gens. C’est là un paramètre capital à prendre en compte pour des étudiants, qui sont parfois crédules, voyant le monde en noir et blanc, bien et mal, avec des césures nettes. C’est facile, ça évite de se poser des questions. Mais on est là dans le rêve, hors du réel. Non, les choses sont beaucoup plus complexes à déchiffrer et il faut se garder des jugements à l’emporte-pièce.

Effectivement, les jeunes générations semblent éprouver parfois de la difficulté à avoir leur propre jugement et sortir du "prêt-à-penser"…

Oui, c’est évident. Et pas seulement en France, c’est là un modèle international. Cette naïveté – qui peut conduire à de grands désastres – est imputable, à mon sens, à trois raisons majeures.

La première est que pour nous autres occidentaux, l’aisance matérielle et morale dans laquelle nous évoluons fait que nous avons perdu notre sens du combat pour la vie. Quand on naît au Baloutchistan ou sur les bords de l’Amazone, il faut très vite apprendre à identifier les vrais problèmes, à les résoudre et à se faire respecter, c’est une question de vie ou de mort. Cela change considérablement la donne ! Aujourd’hui, nous vivons à l’instar des Carthaginois qui se laissèrent prendre au piège des délices de Capoue…

La seconde raison majeure à cette dangereuse naïveté vient de l’impression de puissance que ressentent les jeunes avec les nouvelles technologies qui étendent leur emprise à travers la planète. Bien sûr, ces outils sont formidables, ils sont d’une utilité sans précédent pour l’humanité. Mais comme tout outil, ils ont leur face noire, qu’il faut connaître pour mieux la maîtriser. Le monde est comme un jeu dont ils ne mesurent absolument pas les risques. Prenez l’exemple de Facebook. Il n’y a pas de droit à l’oubli sur Internet. Les données que vous confiez sont utilisées sans que vous en soyez conscients. Dans 50 ans, certains éléments festifs ou anodins pourront ressortir dans un contexte que l’on ne contrôlera pas et pour des buts que l’on n’aura pas choisis. Là encore, la naïveté conduit à des désastres.

La troisième raison réside bien sûr dans la formidable hypocrisie que recèle le discours convenu du politiquement/culturellement correct. À force de nier les faits qui nous dérangent au nom d’une certaine "bien-pensance", on en arrive à une occultation totale de la réalité. On n’emploie pas les bons mots, on efface de son esprit ce qui peut déranger notre bonne conscience, bref on fait la politique de l’autruche au nom d’idéaux que l’on voudrait généreux. On évolue alors dans un monde virtuel, jusqu’à ce que la réalité reprenne le dessus. Car, on le sait, les faits sont têtus. Et ils ressurgissent toujours, avec toujours plus de force, nous laissant désemparés, impuissants, voire victimes.

Il est de notre devoir de contribuer à ouvrir les yeux des futures élites sur la réalité du monde, donc sur ses potentialités et aussi ses dangers. C’est là où la grille de décryptage qu’offre la géopolitique s’avère être remarquablement pertinente. Car elle oblige à intégrer les réalités humaines et matérielles. En prenant de la hauteur de vue, elle développe une perception synoptique des situations, elle conduit à intégrer une multitude facteurs dans le raisonnement, contribuant à faire en sorte que celui-ci ne soit plus monolithique ou manichéen.

Comment dès lors amener les jeunes à prendre en compte le réel ?

Les familles ont abdiqué et n’ont pas cette volonté d’accompagner leurs enfants en leur ouvrant les yeux. En outre, bon nombre d’enseignants de l’éducation nationale – sans mettre aucunement en cause leurs qualités pédagogiques – évoluent dans une bulle qui n’a pas grand-chose à voir avec la réalité. C’est donc une question d’état d’esprit. Il y a là un verrou mental à faire sauter. Et c’est faisable. Pour preuve, les grandes écoles ou certaines universités font preuve d’un état d’esprit différent, d’abord parce qu’elles sont confrontées à une rude compétition. Il faut du résultat. Donc faire preuve de pragmatisme. Mais cela concerne finalement peu de monde au regard de l’ensemble de la population.

Notre préoccupation est d’ouvrir les yeux de nos étudiants, puis de leur apprendre des réflexes face à des situations qu’ils rencontreront dans 5, 10 ou 20 ans. Ils comprennent bien les risques de manipulation et de corruption, et savent qu’ils peuvent, un jour ou l’autre, probablement tomber dans la "vraie vie", sur ce qui n’était jusqu’alors qu’un cas d’école.

Soyons lucides ! On emploie le mot d’éthique à tout bout de champ, mais il y a très peu d’éthique dans les faits au sein de notre société française. Des faits qui, il y a cinquante ans, auraient semblé totalement scandaleux n’émeuvent personne aujourd’hui. Regardez l’exemple de la crise financière. Trafic d’influence, délits d’initiés, "arrangements de conscience", montages invraisemblables, mensonges, corruption, cynisme brut… Froidement, il faut reconnaître qu’il n’y a jamais eu, dans l’histoire du monde, tant de gens qui ont pu mettre autant d’argent dans leurs poches en si peu de temps, sans que ça ne choque personne. Et beaucoup d’observateurs se disent : tiens, finalement, demain ce sera peut-être mon tour de pouvoir réitérer le coup à mon profit ! C’est la porte ouverte au n’importe quoi ! Notre système éthique a explosé en vol. D’abord parce que nous n’avons plus de repères. Et la conséquence en est qu’il n’y a plus de société au sens classique du terme, seulement une juxtaposition de communautés qui s’agrègent et se défont au gré des événements. C’est là que la géopolitique peut se révéler une fois de plus utile. En regardant les réalités du monde, on peut appréhender lucidement les vrais problèmes, donc provoquer un sursaut salvateur. La géopolitique enseigne aux étudiants comme aux managers le principe de réalité.

Oui, nous observons un basculement du monde, le surgissement de nouvelles lignes de fracture, l’irruption de nouvelles méthodes et nouveaux moyens technologiques qui impactent nos façons de vivre dans ce monde et de le penser. Nul ne peut plus se cantonner à vivre tranquillement dans sa bulle. Le monde est un, et les opportunités comme les menaces sont polymorphes. Cessons de nous gargariser de notre prétendue supériorité, de notre arrogance ! Il n’y a pas que les qualifications techniques qui font que l’on emporte de grands contrats à l’international. Si nous mettions en application les règles de la géopolitique, avec son jeu subtil d’analyse et d’influence, bref si, dans l’écheveau de situations complexes, nous apportions une once d’intelligence dans notre culture, nous connaîtrions sans doute moins de déboires et davantage de succès !

En conclusion ?

La géopolitique permet tout à la fois d’être visionnaire et pragmatique. C’est-à-dire qu’elle fait prendre conscience des réalités du cadre dans lequel on évolue ou l’on veut agir. Et simultanément, elle oblige à inscrire son action sur le long terme, en prenant de la hauteur. Dans géopolitique, il y a le mot politique, dans l’acception noble du terme, qui vise à orienter et assumer la destinée de la Cité. Elle exige à la fois une vision, reposant sur le socle d’une certaine idée de l’homme et du monde, et une capacité à appréhender les réalités sans fard. En nous permettant de décrypter le monde avec lucidité, la géopolitique nous invite à sortir des illusions, à reprendre confiance en nous, à travailler sur du concret et non sur des chimères. Elle permet au principe de réalité de ressurgir. Pour toutes ces raisons, elle mérite d’être enseignée, car sa pratique offre l’opportunité aux élites présentes et à venir de déployer tous leurs talents pour le plus grand profit de tous.

Copyright 2010-Juillet-Fiorina/Clés


Cet entretien a été initialement publié dans le Hors-série n°1 de Comprendre Les Enjeux Stratégiques (CLES), une publication de l’ESC Grenoble. Voir la page source sur Scribd Voir

Raison d’être des “Entretiens du Directeur de l’ESC Grenoble” publiés dans CLES

En rencontrant tous les deux mois des personnalités de haut niveau qui pratiquent la géopolitique, Jean-François Fiorina aime à rappeler que l’intérêt de l’ESC Grenoble pour cette discipline répond à des objectifs bien précis : “Notre volonté est d’inciter nos partenaires et nos étudiants à faire preuve d’un nouvel état d’esprit. Il s’agit de leur proposer non seulement une grille de lecture du réel adaptée aux enjeux du monde contemporain, mais aussi de nouveaux outils d’aide à la décision. Pour les entreprises, il s’agit d’être capables de réagir le mieux et le plus rapidement possible. Pour nos étudiants, il s’agit moins d’évoluer sur le court terme que de se préparer à une course de fond.
D’où une formation qui vise davantage à former les esprits qu’à apprendre de simples techniques, qui, de toute façon, évolueront. Pour les uns comme pour les autres, il est cependant impératif de bien comprendre l’intérêt de la géopolitique, non pas comme référent universitaire abstrait, mais comme méthode permettant d’approcher et cerner le monde dans sa complexité, afin d’être au plus près des enjeux réels. La géopolitique doit servir à gagner des marchés, ou du moins à ne pas en perdre. Autrement dit, elle constitue une clé précieuse pour évoluer dans le monde d’aujourd’hui, et surtout de demain
. (Communication & Influence n°19, mai 2010).


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