De nationalité hongroise, l’Ambassadeur André Erdős est à la tête de la délégation de son pays à la réunion de Vienne de la CSCE de 1986 à 1989. Il est nommé en 1990 Représentant permanent de la Hongrie auprès des Nations Unies à New York. En 1992 et 1993, il représente son pays au Conseil de Sécurité. Il est secrétaire d’Etat adjoint aux Affaires étrangères en Hongrie de 1994 à 1997. Il se retrouve de nouveau à New York entre 1997 et 2002 à la tête de la mission hongroise auprès de l’ONU. Il est ambassadeur de Hongrie à Paris de 2002 à 2006.
La carrière diplomatique attire beaucoup de jeunes mais ils manquent parfois d’éléments pour en sentir les réalités. L’Ambassadeur André Erdős offre ici un tableau riche et vivant du métier de diplomate.
DANS ce récit fondé sur mon expérience, j’essayerai de rassembler les critères qui, à mon avis, sont indispensables pour les diplomates qui se déplacent constamment dans un milieu véritablement international, divers et dynamique. J’évoquerai ensuite des épisodes amusants qui accompagnent le quotidien du diplomate. Enfin, j’effectuerai un retour en arrière pour rappeler une situation unique dans laquelle se trouvait la diplomatie hongroise à la veille du tremblement de terre qui a radicalement changé le paysage du monde entier à la fin des années 1980.
La diplomatie n’est qu’une des nombreuses professions exercées par des hommes et des femmes ordinaires. Elle est, en fait, un grand „zoo” humain où se mélangent des tempéraments, des mentalités, des habitudes diverses et variées. Par chance, il existe de nombreux diplomates amènes, amicaux, ouverts, dotés du sens de l’humour et qui – au-delà de la rhétorique officielle –, sur la base d’une relation de confiance personnelle établie avec certains de leurs collègues, n’hésitent pas à partager avec eux leur propre point de vue. Il existe, d’autre part, des collègues qui s’interdisent de dire autre chose que ce qui est expressément contenu dans les mandats fixés par leur gouvernement. Ceux-ci formulent leurs positions par le biais de thèses rigides. Enfin, certains diplomates sont tout simplement peu engageants voire froids, gardent leurs distances et sont renfermés. J’ai vu des ambassadeurs défiler dans les couloirs et les salles de conférences des réunions diplomatiques convaincus, du moins c’est ce qu’on pouvait lire sur leurs visages, d’être l’Empereur François Joseph Ier ou Napoléon… Et qui, apparemment, se demandaient ce qu’ils faisaient en ces lieux parmi tous ces gens, eux, seuls détenteurs de la vérité… Il est clair qu’il est plus difficile de trouver un langage commun avec ces derniers. On doit déployer des efforts accrus pour les amener, si possible, à être moins hautains et à leur faire découvrir qu’ils ne sont pas entourés d’idiots et d’ignorants.
On prétend souvent qu’un „vrai” diplomate qui garde un visage aussi impassible et inexpressif que possible n’en est que plus parfait. Pour ma part, j’ai toujours préféré être en contact avec des personnes qui ont su garder leurs réactions naturelles, qui étaient capables et se permettaient d’exprimer leurs émotions, leur joie ou tristesse. Voir des hommes politiques ou des diplomates avoir du mal à cacher parfois leurs sentiments et émotions lors de cérémonies ou événements publics, tristes ou joyeux, me procurait toujours un certain sentiment positif. Car, pour qu’un diplomate puisse y voir clair et avoir un aperçu réel des grandes questions de l’actualité internationale, il doit identifier aussi les aspects humains, partie intégrante du sujet en question, à savoir les souffrances, les injustices, les abus qui se cachent derrière tout conflit politique ou sécuritaire. Il doit être sensible à tout ce qui affecte l’individu dans son quotidien et ne pas se contenter d’analyses qui ignorent le facteur humain. A mon avis, cela n’est pas en contradiction avec une activité diplomatique dite „classique” qui, certes, doit tenir compte objectivement des faits et des réalités. Heureusement, j’ai pu constater à maintes reprises que grand nombre de ceux qui exercent dans le domaine des relations internationales ne sont pas des robots sans âme, dépourvus de tout sentiment. Je souhaite simplement que leur nombre s’accroisse davantage !
Un problème particulier est de savoir comment se comporter avec un collègue qui représente un pays dont les relations avec le vôtre sont froides voire mauvaises. Là encore, il faut éviter le piège des réflexions dogmatiques. Parce que les rapports officiels ne sont pas bons, je ne vais pas changer de trottoir si je rencontre ce collègue dans la rue… Il est tout à fait possible de maintenir des rapports corrects avec la personne en question, ce qui n’exclut pas, le cas échéant, lors de conversations en tête à tête, d’évoquer avec lui les préoccupations de mon gouvernement dans nos relations bilatérales. En revanche, vous pouvez croiser un autre collègue représentant un gouvernement qui entretient des relations on ne peut plus chaleureuses avec votre pays et être pourtant incapable de trouver le moyen d’établir une communication amicale avec lui.
Je dois préciser dès le début de ce récit que mon expérience diplomatique et personnelle a été profondément marquée par trois événements majeurs : le changement de système en Europe centrale vers la fin des années 1980, la présence – fait rare - de mon pays au Conseil de Sécurité de l’ONU en 1992-93 avec le drame yougoslave qui s’était abattu sur la communauté internationale et enfin, le 11 septembre 2001. Le hasard a voulu que j’ai été personnellement et directement affecté par tous ces soubresauts de notre histoire contemporaine - qui ont laissé des traces ineffaçables, positives aussi bien que négatives - quant à ma vision du monde et de la communauté humaine. C’est dans ce contexte d’un monde en plein changement qu’il faut comprendre mon interprétation du métier de diplomate.
Je considère que le travail du diplomate ne peut être vraiment efficace et susceptible de porter ses fruits que s’il jouit d’une autonomie suffisante, c’est-à-dire, si le „centre” ne prescrit pas à une ambassade et à ses collaborateurs chaque chose jusqu’au plus petit détail. Si la nature des instructions qui arrivent est telle qu’elles définissent mot par mot ce que les diplomates doivent faire, si leur emploi du temps est minutieusement réglementé, s’ils sont inondés par des oukases venus d’en haut, eh bien, cela risque de les enfermer dans une camisole de force et de paralyser leur potentiel d’initiative et d’innovation. Il est extrêmement important que le diplomate se considère non pas comme soumis ou assujetti au „centre”, mais comme l’acteur d’une pièce jouée par deux personnages qui ont certes des rôles différents et d’importance inégale mais qui sont quand même les participants d’une même performance, qui poursuivent le même but, agissent ensemble et où chacun – les autorités centrales aussi bien que la mission diplomatique –apporte sa propre contribution. Bien évidemment, une situation à l’opposé n’est pas souhaitable non plus, c’est-à-dire que les services compétents d’un ministère des Affaires étrangères négligent une ambassade et ne lui fournissent pas les informations nécessaires à la gestion de questions spécifiques.
Il est utile de rappeler dans ce contexte que de nos jours la pratique d’échange d’informations au sein d’un service extérieur n’a rien à voir avec les mécanismes classiques d’envoi et de réception d’informations qui avaient caractérisé le monde diplomatique avant l’avènement de la révolution informatique de la fin du XXe siècle. Celle-ci a complètement bouleversé les vieilles règles et habitudes et a permis d’ouvrir des horizons jusque-là inimaginables dans les contacts personnels et professionnels à travers le monde. Pour ce qui est des missions diplomatiques, ce changement de décor a eu pour effet des responsabilités accrues quant au bon tri et la rapidité de transmission des informations.
Un trait nouveau, propre à la diplomatie d’aujourd’hui, est l’extension considérable de l’influence et de l’impact de la diplomatie multilatérale au détriment de la diplomatie bilatérale. De nos jours, il est impossible de traiter un problème dit bilatéral sans tenir compte du contexte plus large – régional ou international. Puisque tous les pays font partie d’un ou plusieurs réseaux de coopération, il est peu probable qu’on puisse apprécier à leur juste valeur les relations d’un pays donné avec, par exemple, la France exclusivement sous l’angle des relations bilatérales, sans la prise en considération de l’appartenance de Paris à l’Union européenne et à l’OTAN, de son statut de puissance nucléaire, de sa présence permanente au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU, de l’évolution de ses rapports avec l’Allemagne (lesquels, à mon avis, devraient servir de modèle à suivre pour l’Europe centrale ), de sa situation dans le bassin méditerranéen et de ses relations spéciales avec l’Afrique, sans parler du fait que des organisations et instances internationales telles que l’UNESCO, l’OCDE, le Conseil de l’Europe et le Parlement européen ont leur siège en France.
Lors de consultations ou de négociations, le diplomate doit être en mesure de présenter sa position de manière succincte, mettant l’accent sur l’essentiel de son message. Il importe que ses phrases aient un début et une fin et que son interlocuteur sache quand il peut l’interrompre pour reprendre à son compte le fil de la conversation. On ne saurait donc assommer de discours sans fin la personne qui se trouve de l’autre côté de la table. Il faut lui donner l’occasion et le temps nécessaire pour qu’il se fasse entendre. J’ai été témoin de conversations où j’ai ressenti un malaise presque physique en voyant le partenaire n’ayant pratiquement pas l’opportunité de présenter son propre point de vue.
Quand il s’agit de participation à des conférences ou de présence à des séances formelles, la présentation d’une position de manière appropriée acquiert une importance encore plus grande. S’il s’agit de discours préparés à l’avance, il est indispensable de les bien présenter, plus simplement, de les bien lire. Si l’on prend la parole sans texte rédigé à l’avance, il faut posséder un certain talent d’improvisation, pouvoir parler de façon cohérente et compréhensible. L’articulation adéquate, la manière de présenter son point de vue sont des conditions sine qua non pour tout diplomate. Etre fonctionnaire d’un ministère des Affaires étrangères ne signifie pas automatiquement être bon orateur. Certains collègues sont incapables de retenir l’attention du public. Si on parle avec précipitation, si on est à peine audible, si on met l’accent dans une phrase au mauvais endroit, si on ne fait pas de pause à des endroits requis, si on se concentre davantage sur la lecture du texte plutôt que sur son contenu, bref, tout cela est susceptible de ruiner et de saper les meilleures des prises de positions.
Le contraire peut également se produire : un contenu mal rédigé, un message peu sympathique mais qui, présenté dans un emballage séduisant et attrayant, arrive à capter l’attention jusqu’à la fin du discours, y compris de ceux qui ne sont pas d’accord. Notons d’ailleurs que ce fait n’est pas du tout le privilège des fonctionnaires des services extérieurs, mais touche les plus hauts échelons de l’Etat. Ainsi, il m’est arrivé de suivre lors de forums internationaux des discours prononcés par des orateurs de très haut rang dont les points de vue coïncidaient avec les miens, et pourtant j’ai failli m’endormir… A l’inverse, j’ai assisté à des exposés présentés par des responsables politiques de certains pays dont la teneur m’était inacceptable et dont je ne partageais pas l’analyse. Et pourtant, il m’était impossible de ne pas suivre tout ouïe l’orateur et de noter la manière magistrale avec laquelle il savait capter l’attention de l’audience. Inutile de rappeler que ce n’est pas la première fois que cela arrive dans l’histoire de l’humanité… Pour être en mesure de faire des exposés de toutes sortes, de négocier en séances formelles ou à huis-clos, il va de soi que les responsables politiques et les diplomates doivent disposer de connaissances linguistiques adéquates, d’un vocabulaire approprié pour pouvoir transmettre leur message de la manière la plus efficace.
Quant à l’art de la transmission des messages politiques ou diplomatiques, il faut noter qu’il y a des personnes talentueuses, de grande qualité, ayant d’excellentes idées, mais si – en raison d’une faible connaissance de langues étrangères ou des défauts dans la présentation – elles ne sont pas en mesure de faire cette transmission convenablement vers leurs interlocuteurs, cette richesse intellectuelle se perd et ne sera qu’un potentiel non-exploité. A ce propos, tout en reconnaissant que de nos jours la langue anglaise est devenue, et pour plusieurs raisons, le premier véhicule linguistique de la communication internationale, n’oublions pas que le monde est un lieu de diversité extraordinaire de langues et que dans les instances internationales il subsiste plusieurs langues qui continuent à garder leur importance. Pour ce qui est de l’Union européenne, le français, à côté de l’anglais, reste un outil de travail et de communication indispensable.
J’ouvre ici une parenthèse pour indiquer qu’au-delà de la communauté diplomatique réunie au sein d’une organisation régionale ou multilatérale ou bien accréditée sur une base bilatérale dans un pays donné, la société civile, les différentes organisations locales représentent un terrain de choix pour faire connaître au public son pays, son histoire, sa culture, sa langue, sa vision du monde. Sans aucun doute, il importe de faire usage de cette possibilité offerte, de se faire connaitre auprès de ces organisations de la société civile et de répondre positivement – car les diplomates sont très souvent sollicités - aux requêtes visant à les rencontrer, à donner des conférences et à participer à des tables-rondes organisées. C’est un moyen extraordinaire de bâtir des ponts solides entre les peuples de différents pays. Le diplomate doit tenir présent à l’esprit que la société civile – au-delà des organisations locales – représente un réseau mondial et que ses composantes – les ONG, les syndicats, le monde scientifique, les médias, les institutions religieuses, le monde des affaires – peuvent être une courroie de transmission de valeurs vers l’opinion publique pour lui faire comprendre que la diplomatie n’est pas une occupation extraterrestre mais qu’elle est susceptible d’influencer sa qualité de vie et de forger un meilleur avenir. J’imagine que si ces respectables messieurs des traités de paix du précédent début de siècle, habillés de noir et en haut de forme, avec leurs monocles et leurs cigares, se retrouvaient soudain dans notre monde d’aujourd’hui, ils seraient sidérés de voir le contexte du travail des diplomates et de constater la longue liste de problèmes de toute nature auxquels font face leurs successeurs.
Les jours d’un diplomate sont chargés d’événements professionnels intéressants qui enrichissent son expérience personnelle. Ici, je fais allusion à des épisodes franchement curieux et amusants qui font également partie du quotidien de ceux qui s’occupent de relations internationales. A titre d’exemple, je me permets d’évoquer une note verbale envoyée par courrier dans les années 1990 par la mission du Ghana auprès de l’ONU à New York au chef de la mission hongroise. Le texte s’adressait à l’ambassadeur de Roumanie, et en fin de page, le destinataire du courrier a été indiqué comme la mission onusienne de la Lituanie… Dans la même veine, lorsqu’avait eu lieu, vers la fin des années 1990, le vote à l’Assemblée générale sur la candidature de la Slovénie au Conseil de Sécurité, le résultat du scrutin présenté oralement révélait qu’au-delà de la Slovénie - dont la candidature avait été entérinée par une grande majorité des Etats membres de l’organisation internationale - trois ou quatre voix se sont portées sur … la Slovaquie, pays qui n’était même pas en lice. On peut s’attendre légitimement à ce que les diplomates connaissent plus ou moins la carte de notre globe terrestre. Et j’admets volontiers que, sur ce point, je réagis en tant que citoyen d’Europe centrale qui a du mal à comprendre comment peut-on confondre Ljubljana et Bratislava. Mais je dois avouer que quand, il y a quelques années, Kiribati et Tonga avaient été solennellement admis dans les rangs de l’ONU, les membres de la mission hongroise, rassemblés devant la carte du monde affichée au mur, ont passé de longues minutes à essayer de localiser au fin fond de la Polynésie l’endroit exact de ces deux archipels. Soyons donc un peu plus tolérants à l’égard des autres, le nombre d’Etats qui font partie de l’ONU s’élève en octobre 2011 à 193, représentant véritablement les quatre coins du monde…
Toujours dans le même esprit d’épisodes amusants, j’attendais un jour un collègue dans un des salons des délégués du bâtiment de l’ONU à New York, lorsqu’un garde onusien dans son uniforme bleu est apparu, s’est approché de moi et m’a demandé si j’étais l’ambassadeur de la Mongolie… Ma première réaction a été de le regarder d’un air stupéfait et de lui répondre : "Est-ce que j’en ai l’air ?" Sur quoi le garde a haussé les épaules et est reparti sans un mot. Ce qui indique une fois de plus que, même à l’intérieur du Quartier Général des Nations Unies, il reste pas mal de choses à faire dans le domaine de la connaissance de la géographie – et de l’anthropologie...
Parlant d’histoire et de géographie, de multiples exemples montrent, dans des domaines d’ailleurs assez inattendus, le long chemin qui nous reste à parcourir pour éviter de commettre dans la vie publique de grossières erreurs. Les diplomates qui passent leur vie dans un contexte international sont bien placés pour éliminer ou du moins limiter ces erreurs plus que navrantes, en les signalant aux responsables. En 2000, par exemple, un magazine américain de réputation mondiale, en publiant la chronologie des événements qui avaient marqué le XXème siècle, avait indiqué, à côté de la date de 1914, l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc yougoslave (sic !) Ferdinand… Un autre exemple : les Postes françaises avaient émis, à l’occasion de l’élargissement en 2004 de l’Union européenne, une très belle planche philatélique commémorative présentant la carte de l’Europe, où toutes les frontières entre l’Allemagne et le Danemark, entre l’Irlande et la Grande-Bretagne ou encore entre l’Italie et la Slovénie avaient été soigneusement indiquées. En revanche, dans le cas de trois des nouveaux entrants, à savoir la République Tchèque, la Slovaquie et la Hongrie, les frontières entre ces pays n’y figuraient pas. Lors de la présentation solennelle de cette planche devant le corps diplomatique à Paris, mes collègues centre-européens, amusés, émettaient en chuchotant l’hypothèse que la France s’était peut-être mise en tête de reconstituer la monarchie des Habsbourg …
Comme je l’ai indiqué plus haut, une de mes expériences diplomatiques les plus mémorables est liée à la réunion de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe, autrement dit du processus d’Helsinki, qui s’était tenue à Vienne de 1986 à 1989. Or, dans la seconde moitié des années 1980 une évolution intéressante s’était mise en place dans la partie orientale du Vieux Continent. « La nouvelle manière de penser » lancée par M. Gorbatchev à partir de 1985 avait commencé, lentement, prudemment, mais sûrement, à avoir des effets sur le comportement de la délégation soviétique participant à la réunion dans la capitale autrichienne. La Hongrie, selon le traditionnel triangle de la CSCE – occidentaux, ceux de l’Est, neutres et non-alignés –, appartenait au groupe des pays de l’Est et prenait part régulièrement aux « réunions de coordination socialistes ». Cependant, il nous était de plus en plus difficile de participer à la formulation de positions communes au sein du groupe. A l’époque déjà, la diplomatie hongroise était beaucoup plus ouverte que celle de nos alliés. Comme ce fut le cas lors des précédentes réunions du processus d’Helsinki, c’était avec nos collègues polonais que nous avions su trouver le plus aisément un langage commun. Par contre, les délégués tchécoslovaques, roumains, bulgares et d’Allemagne de l’Est s’étaient avérés difficiles à traiter. Il faut dire qu’il était psychologiquement assez malaisé et cela représentait pour nous, Hongrois, une sorte de défi professionnel de dire autour de la table de ces réunions de coordination des choses qui allaient à l’encontre des positions prises par les autres délégations, de poser continuellement des points d’interrogation, de trouver des arguments et des prétextes dans le but d’atténuer le triomphe de l’orthodoxie. L’attitude et les interventions de la délégation hongroise à la réunion de Vienne étaient de moins en moins influencées par ces soi-disant plateformes communes, qu’il s’agisse de questions économiques, humanitaires, politiques ou militaires. Notre délégation s’était autorisée à faire des observations qui se distinguaient spectaculairement des positions adoptées par d’autres pays membres du Traité de Varsovie. C’est ainsi que nous avions non seulement appuyé publiquement une proposition concernant les minorités nationales, présentée par le Canada, les Etats-Unis et d’autres pays occidentaux, mais – horribile dictu ! – nous nous y étions joints en tant que co-auteurs. Dans nos interventions sur ce sujet, nous avions souligné que la question des minorités ne cessait pas d’exister parce que certains refusaient d’en parler. Le traitement de cette question incombe aux pays où vivent ces minorités et la mise en oeuvre des droits des minorités doit se faire dans le strict respect de l’intégrité territoriale des Etats européens, disions-nous. En même temps, nous avions ajouté que les Etats qui ont des minorités vivant au-delà de leurs frontières ne sauraient être indifférents à la manière dont elles sont traitées dans un autre pays. C’était encore une première au sens où un gouvernement de l’Est critiquait publiquement un autre gouvernement de l’Est sur un forum international, car il n’était point de mystère à qui s’adressaient les reproches hongrois. La presse occidentale avait abondamment rapporté cet événement et le journal Le Monde avait indiqué que c’était la première fois qu’un pays du Traité de Varsovie se rangeait derrière une proposition émanant d’un pays membre de l’OTAN dans une question se rapportant à la corbeille des droits de l’homme.
Ce n’était certes pas la seule surprise réservée par les Hongrois à leurs alliés de l’époque, car tout cela était intimement lié aux processus qui étaient en cours dans notre pays. Pour voir à quel point tout ce qui se passait à Vienne incommodait certains participants venus de la partie orientale de l’Europe, il suffit d’indiquer que sur la table des négociations à Vienne figuraient des questions telles que la réunification des familles, les mariages mixtes, le tourisme, les contacts dans les domaines du sport et de la jeunesse, la circulation des informations, la culture et l’éducation, la facilitation des voyages privés et professionnels, la simplification des procédures d’obtention de visas, etc. Dans les interventions hongroises, la manière dont nous avions traité la problématique des contacts humains, de la liberté de religion, du rôle de la société civile, de la réduction des forces conventionnelles, etc. représentait un écart par rapport aux déclarations sur ces sujets émanant d’autres pays de l’Est. Dans une de nos interventions, nous avions mis en exergue l’importance de la contribution des organisations et des individus à la promotion du processus d’Helsinki. Nous avions déclaré qu’un système politique ne pouvait être efficace que si les membres de la société en question étaient en mesure de trouver des possibilités appropriées pour exprimer leurs points de vue et intérêts. Des individus et des groupes d’individus, dont ceux qui pensent différemment, pouvaient aider à la solution des problèmes qui se posent à leur société et apporter une contribution utile à la réalisation des objectifs de la CSCE.
Un autre exemple des actions de la Hongrie, faisant cavalier seul parmi les pays du « bloc de l’Est », était lié au cas du diplomate suédois Raoul Wallenberg qui, dans les années 1940, a sauvé à Budapest des milliers de personnes d’origine juive et qui, après la libération du pays, fut emmené de force en URSS où il a disparu. A la réunion de Vienne, après des interventions américaine, britannique, canadienne, suédoise et suisse sur le destin de Wallenberg, nous avions également pris la parole en exprimant l’espoir que, puisque les circonstances de sa disparition n’avaient pas été entièrement élucidées, les grands changements qui étaient en cours en Union soviétique allaient permettre de répondre à cette question définitivement et de manière satisfaisante. Dans un livre publié à New York, intitulé « Le mystère Wallenberg », on lit que « C’était la première fois qu’un ambassadeur d’un régime communiste appartenant au Traité de Varsovie avait eu le courage de lancer à Moscou un défi dans un forum publique plénière européen. »
Honnêtement, je me sentais très à l’aise de pouvoir parler à Vienne avec une tonalité et une substance si différentes des autres acteurs venus de notre région d’Europe. A cette époque, nous avions la forte impression que « les pays occidentaux » suivaient nos prises de position et observations officielles ou informelles avec une attention accrue. Ce qui a été confirmé par la suite, après les grands changements européens, par nombre de collègues que nous allions rencontrer dans les instances multilatérales.
Avec le temps et l’impact du phénomène Gorbatchev sur le comportement de la délégation soviétique à Vienne, la situation au sein du groupe dit socialiste allait changer. Les délégations poursuivant une ligne orthodoxe commençaient à se sentir de plus en plus mal à l’aise, constatant qu’elles perdaient graduellement l’appui du Big Brother de Moscou. L’intervention de George Shultz, ministre américain des Affaires étrangères, prononcée à la clôture de la réunion de Vienne, avait bien reflété cet état de choses.En parlant des processus de renouveau sociaux-économiques, il avait très diplomatiquement exprimé son regret que de la part de la RDA, de la Roumanie, de la Bulgarie et de la Tchécoslovaquie on observe une « timidité » quant à la prise de mesures allant dans ce sens. Pour moi, il était on ne peut plus claire que, cette fois-ci, à l’issue des travaux dans la capitale autrichienne, un document de clôture de caractère révolutionnaire était né, dont les dispositions étaient susceptibles de mettre plusieurs capitales est-européennes dans l’embarras et de leur lancer un sérieux défi. A la lumière de cette situation, le chef de la délégation soviétique à la CSCE avait dû faire un voyage discret à Berlin-Est pour convaincre les dirigeants du régime Honecker d’accepter le document de Vienne. Les réactions de la part des médias officiels et des représentants du régime de N. Ceausescu à ce qui se faisait à la réunion de Vienne étaient aussi très révélatrices de l’attitude générale de Bucarest. A la clôture de la réunion, le ministre roumain des Affaires étrangères avait annoncé qu’il en était à souhaiter que la solution des problèmes sociaux, la mise en oeuvre des droits des libertés démocratiques et des droits fondamentaux de l’homme dont les droits des minorités, soient assurées de la manière dont on le fait en Roumanie. Selon lui, les dispositions du document de clôture devraient être appliquées par les gouvernements en conformité avec leur constitution, dans l’esprit de leurs propres lois. A quoi le ministre hongrois avait répondu « indirectement » dans son intervention, en disant que l’approche selon laquelle on pouvait mettre de côté toute observation critique justifiée en s’abritant derrière le principe de la non-intervention dans les affaires intérieures devenait une position isolée.
Sur la base de ce que j’ai vécu pendant la période sus-mentionnée, je crois pouvoir dire que la diplomatie hongroise avait su parcourir, en raison de l’originalité de ses positions et grâce à une autonomie d’action découlant d’une situation interne et externe particulière, un chemin inégalé dans le bloc soviétique. Dans les circonstances de l’époque – profitant des conditions internationales favorables, faisant usage des possibilités offertes par les forums internationaux, accompagnés d’une attention soutenue et même de la sympathie de l’Ouest et s’appuyant aussi sur une attitude soviétique nouvelle et plus tolérante – nous avons réussi à améliorer l’image de notre pays. Et je dois ajouter, pour ce qui est de la réunion de Vienne, qu’aucun écho défavorable ou des instructions dans un sens contraire du « centre » n’étaient venus perturber l’activité décrite plus haut des diplomates hongrois sur place, très souvent confrontés à des situations imprévisibles et, heureusement, dotés de capacités d’imagination et d’innovation.
Ayant passé deux ans au Conseil de Sécurité en tant que membre non-permanent en 1992-1993, je songe assez souvent à cette période fort tumultueuse, chargée en crises internationales. Je me suis demandé si les pourparlers diplomatiques, les discussions, débats et échanges de vue ne seraient pas plus productifs si l’on entendait une agréable musique de fond autour de la table des négociations. A ce stade final de mon récit, je me permettrais de caricaturer les mécanismes de travail de la diplomatie multilatérale, ceci dans le seul but de souligner qu’elle exige beaucoup de patience, de persévérance et de détermination mais aussi un esprit d’ouverture et de compromis pour aboutir à un accord qui soit acceptable pour tous les partenaires. Selon ce scénario, certes irréel et improbable, il conviendrait, avant tout, d’élaborer un processus nécessaire pour mettre en pratique cette idée innovante de l’utilisation de la musique. Bien entendu, un groupe de travail devrait être constitué par un organe compétent pour étudier les modalités de ce processus. Il faudrait faire en sorte que les traditions musicales du monde entier soient équitablement représentées dans les répertoires et il faudrait se pencher sur la question du choix entre œuvres instrumentales et compositions vocales. Dans ce dernier cas se poserait un dilemme particulier concernant les langues : devrions-nous nous en tenir aux six langues officielles de l’ONU ou bien pourrait-on se permettre d’être moins regardants ? Une analyse objective de l’histoire de la musique devraient, de toute évidence, conduire les délégués à y inclure d’autres langues mais – attention ! - cela risquerait de déclencher une véritable avalanche, le déferlement d’un nombre infini de suggestions et contre-propositions qui feraient vite redécouvrir aux diplomates chargés de cette problématique, s’ils en avaient encore besoin, les complexités de la diplomatie multilatérale et aussi la formidable diversité linguistique de la planète. Ces suggestions risqueraient par ailleurs de mener les tractations à une inévitable impasse. Au sein du groupe de travail on verrait apparaître un bon nombre de procès-verbaux, documents, informations de fond, énumérant les mérites et les inconvénients des alternatives présentées, avant l’émergence de projets de résolution et la prise d’une décision formelle et la légitimation consécutive de la musique dans le monde de la diplomatie opérationnelle …
Plus sérieusement, mais restant toujours dans le domaine de la mélodie, les professionnels de la diplomatie bilatérale et multilatérale doivent faire leur possible afin d’introduire dans chaque foyer de ce village global qu’est notre monde le message de la diversité musicale de notre Terre pour que toutes les musiques, folklorique, classique et contemporaine - opéras et concertos, salsas, valses, bossanovas, mazurkas, reggaes, etc. - finissent par se confondre et fusionner en un unique hymne humain, une sorte de nouvelle Ode à la Joie, proclamant le triomphe de la vie sur la mort et la victoire des valeurs humaines fondamentales sur les extrémismes, l’obscurantisme, le fanatisme et l’autodestruction qui n’ont pas fini de nous menacer…
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La diplomatie européenne au quotidien, par Pierre Vimont, Ambassadeur de France, Secrétaire général exécutif du Service européen pour l’action extérieure, in Mondes. Les cahiers du Quai d’Orsay, n°8, automne 2011, Paris, éd. Grasset, pp. 49 à 58.
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