La chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989, marque à la fois la fin de la Guerre froide et un faux pas lourd de conséquence pour la France. Après avoir consacré la moitié de sa carrière à l’Allemagne, Jacques Jessel analyse les origines de ce dysfonctionnement. Il révèle le nom du diplomate américain qui - lui - a été capable de prendre la mesure du processus de la réunification.
LORS DE LA REUNIFICATION allemande (1989 - 1990), les autorités françaises ont fait des erreurs d’analyse lourdes de conséquence. Pourtant, ceux qui faisaient partie de l’équipe au pouvoir lors de la chute du Mur, le 9 novembre 1989, développent durant la décennie suivante une langue de bois forcenée, affirmant que la réunification s’est faite grâce à la France qui aurait favorisé ce processus.
Pour avoir passé plus de la moitié de ma carrière de diplomate sur les affaires allemandes, tant en Allemagne qu’à Paris ou à Washington, je peux apporter quelques éléments pour mettre ces discours en perspective.
Un sondage fait en septembre 1989 simultanément en France et en République Fédérale d’Allemagne posait la question suivante : "pensez-vous que la revendication allemande d’une réunification de l’Allemagne est légitime ? " On a eu en France près de 75 % de réponses positives, et en Allemagne un pourcentage bien inférieur. Il existe des déclarations d’hommes politiques français qui - bien avant la chute du Mur - se déclaraient favorables à la réunification, parce qu’ils pensaient que la question ne se poserait que dans un avenir très lointain. Moi-même, convaincu que - comme l’avait dit le général de Gaulle dès 1965 - la réunification était le "destin normal" de l’Allemagne, je ne l’imaginais pas avant plusieurs décennies.
Après avoir été de 1973 à 1977 en poste en Allemagne de l’Est - où j’avais été chargé d’ouvrir notre Ambassade - j’étais arrivé à la conclusion que la République Démocratique d’Allemagne (RDA) n’avait aucune base réelle dans la population, mis à part quelques apparatchiks dont c’était le gagne pain. La R.D.A. n’était pas une entité nationale, contrairement à la Pologne ou à la Hongrie. Le rêve de W. Ulbricht et E. Honneker était qu’on finirait par forger une telle entité lorsque les nouvelles générations auraient été entièrement formées, de leur enfance à l’âge adulte, dans le moule communiste. Ce rêve allait se solder par un échec retentissant puisque c’est précisément des jeunes générations, prises en main dès le berceau, qu’allait surgir le rejet du régime. Quand nous sommes partis de Berlin-Est en 1977, une petite fille voisine berlinoise a dit à ma femme : "C’est terrible, vous partez, on ne se reverra plus. Ah ! Mais si, quand je serai retraitée, je pourrai aller vous voir, dans 50 ans. Ah ! Mais vous serez peut être morte à ce moment là ? " Voilà à quoi pensaient les gens en R.D.A. J’étais parti en concluant que "ce pays n’avait aucune substance, en tant que nation et que cet Etat existerait tant que l’Union soviétique voudrait qu’il existe et tant qu’elle en aurait les moyens". J’imaginais alors qu’un tel abandon pourrait surgir dans le cas d’un conflit avec la Chine - avec laquelle les relations de Moscou étaient alors très tendues - dans une telle hypothèse l’URSS pouvant alors vouloir éviter une guerre sur deux fronts - et à cette fin lâchant du lest en Europe. En fait, ce n’est pas un conflit extérieur, mais l’effondrement interne de l’ensemble du système économique et politique qui allait, et dans des délais rapprochés, mettre l’Union soviétique dans l’incapacité de maintenir, non seulement la RDA, mais l’ensemble de son glacis occidental, en attendant qu’elle-même se disloque.
J’étais arrivé à l’Ambassade de France à Bonn en juin 1961. A cette époque, il passait chaque jour près de 1 000 Allemands de l’Est dans les secteurs occidentaux de Berlin, pour être ensuite rapatriés en Allemagne de l’Ouest. Beaucoup étaient des cadres, des ingénieurs, des médecins, des étudiants... bref toute l’ossature de la R.D.A. Les Occidentaux se rendaient compte que cela ne pouvait pas durer et s’interrogeaient sur ce que pourraient être les réactions de l’Est. Dans une réunion avec des diplomates anglais, américains et ouest-allemands, je posai un jour la question : "Ne peut-on pas craindre que les Soviétiques en viennent à couper les secteurs occidentaux du reste de la ville ?" On me répondit : "Etes-vous déjà allé à Berlin ? Non ? Si vous y étiez allé, vous auriez constaté que c’est impossible : il y a des immeubles où la salle à manger est à l’Ouest et la cuisine à l’Est". Six semaines après les Soviétiques construisaient le mur... La R.D.A. était en train de s’écrouler, l’ultime recours pour la sauver, ce fut le Mur.
Plus de vingt ans après, quand le Mur s’est ouvert le 9 novembre 1989, il était évident, pour qui voulait bien regarder objectivement la situation que si le Mur restait ouvert, la R.D.A. allait nécessairement s’écrouler. Lorsqu’une digue a été construite pour retenir l’eau, si la digue est ouverte, l’eau passera à nouveau.
Manifestement, l’Elysée et le Quai d’Orsay - où malgré la politisation il y avait de nombreux diplomates professionnels - n’ont pas saisi la portée de la nouvelle situation. Je me disais : "Il y a là de nombreux collègues en mesure de comprendre cette nouvelle phase de la politique allemande. Cela me parait d’une logique imparable : à partir du moment où le Mur est ouvert, la R.D.A. ne peut pas subsister". Paris n’a pas compris cela et a essayé d’empêcher la réunification allemande en étant persuadé que l’URSS n’admettrait jamais la disparition de la RDA, et sans se rendre compte qu’elle n’en avait plus les moyens ni la volonté. Depuis 1961, l’Etat est-allemand avait survécu grâce au Mur, qui matérialisait cette volonté soviétique. L’ouverture de ce Mur et le maintien de cette ouverture étaient la preuve de cette impuissance soviétique, en même temps que l’indice d’un changement profond d’orientation dans la politique de Moscou, et de son désir de revenir vers ce qui avait été une des plus profondes traditions de la Russie tsariste, à savoir une politique d’amitié avec l’Allemagne - celle qui avait fait la preuve de sa solidité - celle de l’Ouest.
A l’occasion du 40e anniversaire de la création de l’Etat est-allemand, le voyage de M. Gorbatchev à Berlin Est, le 6 octobre 1989, montrait clairement qu’il n’avait pas l’intention de faire donner les chars, contrairement à ce que l’URSS avait fait en 1953 à Berlin-Est.
Cependant, les diplomates français occupant les plus hautes places au Quai d’Orsay, partagèrent pour la plupart l’erreur de jugement des dirigeants politiques, et certains d’entre eux insistèrent auprès de l’Elysée pour que le Président de la République effectue un voyage à Berlin- Est, dont le principe avait été retenu bien avant la chute du Mur. Etait-ce de leur part erreur d’analyse, esprit routinier, ou courtisanerie - puisqu’ils savaient que c’était de ce côté-là que penchaient le Président Mitterrand et son entourage ? Ou craignaient-ils une Allemagne réunifiée et devenant trop grande ? Tel autre, selon la confidence que me fit l’un de ses collaborateurs, voyait très bien ce que le Président aurait dû faire - ou ne pas faire - mais tenant à sa place, avait préféré se taire … Quoi qu’il en soit, les uns et les autres devaient être largement récompensés et poursuivirent de brillantes carrières, sans doute pour confirmer l’adage :"Quand tout le monde à tort, tout le monde a raison"…Mais les faits sont encore plus têtus !
Quant à notre Ambassadeur à Berlin-Est, un journaliste français alors en poste à Berlin m’a confié récemment qu’il lui avait demandé audience à deux reprises, pour lui faire valoir que, le Mur restant ouvert la RDA était vouée à disparaître rapidement, puisque Moscou s’abstenait d’intervenir et que le pays subissait à nouveau un exode massif et continu. Il lui suggérait donc d’intervenir au plus vite auprès de Paris pour que le Président renonce à son voyage, ou tout simplement le repousse de quelques mois. Il se vit répondre qu’il se trompait totalement, que la RDA avait certes besoin de se réformer et qu’elle allait le faire, mais qu’elle constituait une réalité solide et incontournable… Et mon interlocuteur de conclure : "Bien sûr, pour un Ambassadeur, la venue du Président dans son pays de résidence constitue un jour de gloire… Il eût fallut non seulement un peu de jugement, mais aussi une dose d’héroïsme pour y renoncer".
Il est vrai que, sur le plan politique proprement dit, l’erreur présidentielle était largement partagée par la plupart des dirigeants du parti socialiste français, confortés d’ailleurs dans ce sens par leurs amis sociaux-démocrates d’Allemagne de l’Ouest. Et c’est ainsi que F. Mitterrand, après avoir dit à plusieurs reprises qu’il n’a pas peur de la réunification de l’Allemagne, croit avoir trouvé une formule habile en expliquant que celle-ci pourra se faire "si les Allemands le veulent", mais à condition qu’elle se fasse "démocratiquement", c’est à dire par une consultation des populations intéressées, et "pacifiquement", c’est à dire avec l’accord des Etats intéressés parmi lesquels les Quatre Puissances assumant depuis 1945 des responsabilités concernant "l’Allemagne dans son ensemble". Ce qui implique l’URSS dont, à l’Elysée, on est convaincu qu’elle n’acceptera jamais. Pour faire bon poids, on ajoute une référence au respect des frontières existantes, conformément à l’Acte final d’Helsinki de 1973.
C’est dans cet état d’esprit que F. Mitterrand alla rencontrer M. Gorbatchev le 6 décembre 1989 à Kiev, pour une étonnante "journée de dupes". Il pensait s’assurer de l’hostilité de son interlocuteur à l’égard de la réunification et s’efforça de le convaincre de l’accompagner à Berlin-Est pour une démarche conjointe de soutien au régime est-allemand. L’autre se défila, d’autant plus que les 2 et 3 décembre 1989 lors de sa rencontre à Malte avec le Président G. Bush, il a déjà convenu avec celui-ci des grandes lignes de la réunification future. Mais le dirigeant soviétique n’en laisse alors rien paraître, et conforte le Président français dans son projet de visite à Berlin-Est. Car, bien évidemment, les réticences françaises à l’égard de ce processus pourront faciliter la tâche de la diplomatie soviétique dans la délicate stratégie défensive où elle s’est engagée. [1]
Et c’est nanti de ce viatique en trompe l’œil que F. Mitterrand effectue sa visite auprès des dirigeants de la RDA, du 20 au 22 décembre 1989, déclarant lors du dîner officiel qui lui est offert :"République Démocratique d’Allemagne et France, nous avons encore beaucoup à faire ensemble" !
Etonnant et énorme faux pas, que certains ont tenté d’atténuer en faisant valoir que l’attitude de Mme Thatcher avait été encore plus hostile à la réunification, ce qui est exact, mais du moins n’a t’elle pas commis la bévue d’aller à Berlin-Est en cette période cruciale, et par la suite s’est-elle sans hésitation ralliée à l’attitude des Etats-Unis. Une autre façon de traiter cette erreur magistrale du Président de la République consistait à faire comme si elle n’avait pas eu lieu.
Quant aux dirigeants des Etats-Unis, au lendemain de l’ouverture du Mur, ils manifestaient - comme bien d’autres - quelques hésitations. Il est un homme qui, à mon sens, a joué un rôle décisif dans l’orientation qu’allaient prendre Washington dans cette affaire. C’est Vernon Walters, alors Ambassadeur américain à Bonn. Peu après le 9 novembre 1989, l’"International Herald Tribune" publia plusieurs articles faisant état de prises de position d’un "haut fonctionnaire américain" qui, sous couvert d’anonymat, exprimait sa conviction d’une prochaine réunification et se prononçait pour un soutien des Etats-Unis à ce processus. Le Ministre-Conseiller des Etats-Unis à Paris était un de mes amis. Je lui demandai : "Qui a bien pu dire cela ? Ce ne serait pas l’Ambassadeur Walters ?" Mon interlocuteur a été un peu gêné et m’a finalement avoué : "Oui, vous avez raison, mais ne le dites pas". Effectivement je ne l’ai pas dit à l’époque.
V. Walters a non seulement compris que la chute du Mur engageait de manière inéluctable la réunification mais il a expliqué à Washington que mieux valait aider à ce que cela se fasse dans des conditions qui conviennent aux Etats-Unis plutôt que de se mettre en travers.
Et c’est bien lui qui, sans doute, a convaincu le Président G. Bush - tout d’abord hésitant - d’adopter cette ligne de conduite car il avait un accès direct à la Maison-Blanche, prérogative dont il avait bénéficié lorsqu’il était le représentant américain auprès des Nations Unies, ainsi qu’il me l’avait expliqué dans les années 1985-1986 à New-York lors des contacts que j’avais avec lui en ma qualité de représentant de la France à la Conférence du Désarmement.
Au mois de novembre 1997, lors d’un colloque en Angleterre, j’ai revu V. Walters. Il a reconnu que les déclarations mentionnées dans le "Herald Tribune" étaient de lui. Il m’a expliqué qu’il était effectivement convaincu que l’URSS allait finalement lâcher la R.D.A. et l’Europe de l’Est dès qu’il avait vu Gorbatchev retirer ses forces d’Afghanistan. Décision qui avait été annoncée par le Secrétaire général dès le 8 février 1988, et fait l’objet d’un accord conclu le 14 avril de la même année, le retrait ayant commencé le 15 mai 1988 et s’était achevé le 15 février 1989.
V. Walters ajouta que le Département d’Etat - et surtout James Baker, le titulaire de ce poste, avec lequel il s’entendait mal - avaient été furieux de voir que leur Ambassadeur à Bonn était passé par-dessus leur tête pour convaincre le Président d’adopter cette position favorable à la réunification. De sorte qu’ils s’étaient ensuite ingéniés à le tenir systématiquement à l’écart du processus de négociation.
Quant aux dirigeants ouest-allemands, l’attitude de la France a été pour eux, à la fois une surprise et un réel souci. Surtout pour ceux d’entre eux qui pensaient pouvoir compter sur l’appui de Paris, compte tenu des progrès importants qu’avaient fait, au cours des décennies précédentes, la réconciliation et l’amitié entre les deux peuples. En un moment crucial pour eux, les dirigeants et l’opinion d’outre-Rhin se sont aperçus que l’allié sur lequel ils pouvaient vraiment compter, c’était les Etats-Unis. Dès 1947, ceux-ci avaient fait des efforts pour développer les liens avec l’ex-ennemi, en traitant l’Allemagne de l’Ouest à égalité avec la France dans la distribution des crédits du Plan Marshall, puis en multipliant les stages d’étudiants allemands aux Etats-Unis. Les Allemands ayant une tendance naturelle à admirer ce qui est grand et fort, ont de plus gardé le souvenir du blocus de Berlin, surmonté grâce au pont aérien lancé par les Américains. La réunification constitue donc une occasion ratée de première grandeur pour la France.
Le conseiller diplomatique du chancelier allemand Helmut Kohl, Horst Teltschik publia un livre de souvenirs sur cette période, "329 Tagen" (éd. Siedler Verlag, 1994). On y voit déjà exprimé à mots voilés l’amertume que les Allemands ont ressenti à l’époque à l’égard de l’attitude française. Rencontré lors d’un colloque à Washington en 1996, H. Teltschik, que je complimentais pour sa modération, m’expliqua que les principaux protagonistes étant encore en place et notamment le chancelier H. Kohl, il n’avait pas voulu les gêner, mais qu’en réalité, au moment des faits, l’émotion et la fureur avaient été grandes à Bonn. Cependant, du côté allemand, on s’efforça d’éviter toute polémique, car on ne voulait pas compromettre la négociation 4 + 2 qui constituait un élément nécessaire et préalable à la réunification. Et même s’il y eut quelques phases tendues dans les rapports entre Bonn et Paris, on veilla à ne rien laisser apparaître en public. C’est plus tard que la vérité apparu. Ainsi, après plusieurs années, H. Kohl a publié ses mémoires : "Ich wolte Deutschlands Einheit" (éd. Propyläen Verlag, 1996). Cette amertume y est encore plus sensible. On voit qu’il a, au contraire, trouvé un appui clair et important auprès des Etats-Unis, notamment en la personne du Président G. Bush. Cela a beaucoup joué dans la détérioration des relations franco-allemandes et dans la perte de poids de la France sur le plan international.
On se prend à rêver que, si la France avait pris la tête du mouvement pour la réunification, en y jouant un rôle moteur, elle aurait gardé son leadership en Europe. Alors, il aurait été possible de faire un Maastricht à la française, en y injectant des idées, au lieu de simplement céder aux pressions allemandes. Encore aurait-il fallut avoir des idées et de bonnes idées. On ne l’a pas fait. Peut-être parce que de telles idées manquaient.
Il est intéressant de noter à ce sujet que, selon une confidence que fit à l’époque le chancelier H. Kohl à un interlocuteur français et qui m’a été rapportée, il avait été très étonné de constater que lors de la négociation de Maastricht, les deux seuls points auxquels F. Mitterrand avait paru s’intéresser concernaient d’une part le droit de vote aux étrangers, et d’autre part la fixation d’une date butoir pour l’introduction de la monnaie unique.
On peut craindre aussi, lorsqu’on considère le calendrier de la scène politique française, que des préoccupations électoralistes aient poussé la partie française à précipiter la négociation, dans l’idée qu’un traité sur l’Europe aurait pour vertu de diviser irrémédiablement l’opposition et assurerait à la gauche la victoire aux élections législatives de 1993 …
Plus à ce sujet : Pierre Verluise, 20 ans après la chute de Mur. L’Europe recomposée, Paris : Choiseul, 2009. Voir
[1] Il faut ajouter que , selon Roland Dumas (page 384 de son livre "Le fil et la pelote", éd. Plon, 1996), notre Ambassadeur à Moscou aurait, le 18 décembre 1989 télégraphié que "Gorbatchev devrait normalement donner un coup d’arrêt qui pourrait permettre aux autorités est-allemandes de redresser progressivement la RDA". Aveuglement ? Légèreté ? Rarement diplomate s’est montré à ce point à côté de la réalité...
SAS Expertise géopolitique - Diploweb, au capital de 3000 euros. Mentions légales.
Directeur des publications, P. Verluise - 1 avenue Lamartine, 94300 Vincennes, France - Présenter le site© Diploweb (sauf mentions contraires) | ISSN 2111-4307 | Déclaration CNIL N°854004 | Droits de reproduction et de diffusion réservés
| Dernière mise à jour le mercredi 18 décembre 2024 |