Le cas tunisien est-il susceptible d’extension ? Au-delà des spécificités tunisiennes, les conditions évoquées sur les conséquences de la crise économique peuvent produire des effets similaires dans les pays d’Afrique du Nord.
LE 14 JANVIER 2011, le président Ben Ali fuyait piteusement la Tunisie. Les événements de ces dernières semaines ayant conduit au départ précipité du dictateur sont pleins d’enseignements. Une fois de plus, les chancelleries et les observateurs n’ont rien vu venir où, en réalité, n’ont pas voulu voir. On trouve dans l’affaire tunisienne beaucoup de similitudes avec la révolution iranienne de 1979. On ne peut qu’espérer que cela ne tournera pas de la même façon – islamisme ou pas.
Il faut identifier ce qui relève de la spécificité tunisienne et des causes plus globales susceptibles d’affecter les autres pays d’Afrique du Nord. Mais on peut d’ores et déjà avancer que la crise économique mondiale a été et est le catalyseur, l’étincelle qui fait basculer les systèmes politico-économiques locaux.
En Tunisie, le système Ben Ali s’est progressivement construit autour du pillage systématique de l’ensemble des moyens économiques du pays par un clan prédateur organisé autour de lui par la famille de sa deuxième femme. Ce modèle, appelé « kleptocratique » par les analystes, a peu à peu gommé la dimension positive de l’arrivée du dictateur après la période de « congélation » de la dernière période Bourguiba, avec la modernisation réelle du pays et la lutte contre l’islamisme radical. D’année en année, ceux qui suivent ce pays ont vu les investissements fondre comme neige au soleil et l’étau de la « famille » se refermer sur toutes les tentatives de développement économique de ce pays - (le « droit d’entrée » imposé par la famille était fixé à 50% des revenus ou du capital des investissements ou projets industriels, soit se traduisait par une spoliation pure et simple).
Cependant, le pacte social tunisien (autoritarisme contre croissance économique et consommation versus lutte contre l’intégrisme) ne tenait que tant que la machine économique tournait à plein. Le choix de l’insertion dans l’économie mondialisée fait dès les années 1990 donna d’excellents résultats jusqu’à la crise et masqua le modèle de prédation sous-jacent. A priori, les pays du Maghreb dont le capitalisme était peu inséré dans le système financier international n’aurait pas du souffrir de la crise des subprimes et, plus largement de la crise financière mondiale. Mais lorsque cette crise financière se déplaça sur l’économie réelle, ces pays furent en première ligne : effondrement du modèle d’exportation et de délocalisation (via la concurrence asiatique), chute de l’aide au développement, réduction des transferts des migrants, retour des travailleurs migrants, etc.). La crise a donc frappé un pays exsangue qu’une pichenette suffisait à faire vaciller.
La rapidité avec laquelle le pouvoir s’est effondré peut s’expliquer de plusieurs façons. D’une part, les gouvernants étaient si sûrs de leur contrôle sur le pays qu’ils ne pouvaient imaginer un tel scénario. La surprise fut donc totale. Ensuite, ces personnes n’avaient jamais eu à gérer de coups durs et la panique prit le pas sur la capacité de gestion. Troisièmement, il apparait de plus en plus probable que des éléments du gouvernement et des pouvoirs publics, dont au premier chef l’armée, aient refusé de suivre la voie de la répression. Par ailleurs, il est vraisemblable que le Président lui-même, dont les observateurs notaient l’affaiblissement physique et intellectuel depuis de nombreuses années, se soit trouvé en total désarroi, comme ses déclarations successives l’ont attesté. Enfin, on ne peut exclure le fait que, vu la vitesse des évènements, derrière la révolte populaire, d’autres forces aient manœuvré en coulisse (on pense aux Etats-Unis). Ce pays merveilleux qu’est la Tunisie se caractérise aussi par une opacité exceptionnelle dans les coulisses du pouvoir (seul l’ambassadeur des Etats-Unis fut informé du coup d’Etat « médical » de Ben Ali déposant Bourguiba en 1987). L’avenir nous en dira peut-être davantage sur le dessous des cartes.
Le cas tunisien est-il susceptible d’extension ? Au-delà des spécificités tunisiennes, les conditions évoquées sur les conséquences de la crise économique peuvent produire des effets similaires dans les pays d’Afrique du Nord (à l’exception peut-être de la Libye dont les surplus et la faible population en font un cas à part). Mais des émeutes « du pain » se sont produites l’année dernière en Egypte alors que des mouvements sociaux parfois brutaux se sont déroulés en Algérie en parallèle des manifestations tunisiennes. Le Maroc a connu aussi en 1981 mais aussi en 2007 des « émeutes de la faim ». Cette situation survient au moment où les deux premiers pays sont en situation de transition politique. En Egypte et en Algérie, les Présidents Moubarak et Bouteflika arrivent en fin de course par le simple effet de l’âge, voire de la maladie. Or ces changements inévitables se produisent à un moment où le peuple est épuisé. On n’imagine pas que ces transitions, même très sérieusement préparées par les clans au pouvoir et un très fort soubassement répressif, ne se traduisent pas par des mouvements de violence. Bien sûr, les structures de la société et du pouvoir sont différentes entre l’Egypte et l’Algérie mais, pour chaque pays, face à l’indigence du pouvoir et à son incapacité à répondre aux aspirations du peuple (65 milliards de dollars dans le fonds de réserve algérien), l’avenir n’apparaît pas très radieux. Qui plus est, dans chaque pays les islamistes radicaux, chacun à leur manière, sont en embuscade.
La crise économique et sociale sert donc de révélateur à la fragilité de sociétés considérées un peu trop rapidement comme stables. Il faudra donc être vigilant quant à l’effet « boule de neige » que la Tunisie pourrait avoir sur ses voisins. Elle démontre aussi le fait que les peuples sont désormais capables de contester le modèle chinois de développement : la croissance sans la démocratie. Enfin, peut-on également souhaiter que la « révolution » tunisienne soit l’occasion d’une prise de conscience pour les autres dirigeants d’Afrique du nord. Sinon, l’instabilité commence à peine...
L’autocitation est un art délicat. Mais en 1998, nous écrivions : « Toutefois, la répression et l’aide sans réserve de la France ne peuvent être, seules, les véritables garants de l’avenir de la Tunisie. En dépit des succès rencontrés au plan économique, l’évolution politique positive dépendra de la capacité du chef de l’État à assurer une ouverture démocratique dans un pays où les braises couvrent sous la cendre. Pas plus qu’en Algérie, la résolution du problème islamique ne pourra se résoudre ou se contrôler sans, brisant la spirale sécuritaire, déboucher sur une implication de la société civile dans la gestion de la cité. Eliminer les dernières reliques du modèle classique de despotisme oriental héritées du passé, pour offrir une alternative moderne de gouvernement qui respecte les spécificités maghrébines et le citoyen, voilà l’enjeu pour la Tunisie du XXIème siècle. » [1]
Cet enjeu, formulé il y a treize ans, est aujourd’hui devant nous. Mais peut-on projeter quelques éléments prospectifs pour la Tunisie « nouvelle » ? Aujourd’hui on tend beaucoup à réduire l’avenir de ce pays à trois scénarios radicaux : le scénario démocratique chaotique, le scénario militaire (réapparition d’un nouvel homme providentiel) et le scénario islamiste. Les deux derniers apparaissant à beaucoup comme les plus probables comme s’il ne pouvait y avoir outre-Méditerranée qu’une prédestination de l’échec démocratique et qu’il n’y avait d’autres horizons, comme l’avait si bien dit Rémi Leveau, qu’entre « le sabre et le turban » !
En réalité les choses semblent moins tranchées. De tous les pays de l’Afrique du Nord, la Tunisie est le pays qui dispose tout à la fois d’une administration très solide, d’une culture de la négociation, d’une très profonde aspiration démocratique ancrée dans la population et il est donc possible à ce pays de faire émerger un scénario médian en tirant parti de l’ensemble de ces vertus : celui de la vraie première expérience démocratique de l’Afrique du Nord, impliquant l’ensemble des acteurs – y compris islamistes jouant le jeu – sur le modèle turc.
Cependant, ce scénario est possible si ce pays et son gouvernement présent et futur peuvent contourner deux gros écueils.
Le premier est celui du toujours plus. La révolution a fait émerger des forces populaires qui aspirent à un changement radical d’équipes gouvernementales en raison du lien que les anciennes ont entretenu avec le pouvoir en fuite. Or, les expériences irakienne, mais aussi russe, ont montré que la suppression brutale des structures administratives de l’ancien pouvoir conduisait directement au chaos. De ce point de vue, la révolution « en douceur » de l’Espagne démocratique a montré qu’il y avait un prix à payer à une transition réussie (et sans trop de casse).
Le deuxième, plus préoccupant encore, est la situation économique et sociale. La crise est telle qu’elle a réussi à faire tomber le tyran ! On n’ose imaginer l’état réel de l’économie tunisienne, dissimulé jusqu’à lors par des statistiques triomphantes. C’est donc à un besoin massif de pain et d’emploi que le (les) gouvernement(s) va avoir à faire face. Là réside la véritable menace : une pression insoutenable sur la stabilité de tous les modèles de gestion.
Or la saison touristique est perdue pour cette année, et les investissements étrangers ne se précipiteront guère dans un pays dont l’agence de notation Moody’s vient d’ores et déjà de dégrader la note. Ce qui veut dire que tout ceux qui croient à l’avenir de la Tunisie et les organisations internationales doivent se mobiliser pour soutenir fortement l’activité économique de ce pays. Pendant un long moment ce pays va naviguer sur le fil du rasoir. L’économie sera donc le juge de paix de la transformation politique du pays du jasmin.
La France a peut-être dans ce domaine l’occasion de jouer le grand rôle que les Tunisiens attendent de notre pays après son assourdissant silence…
Copyright 25 janvier 2011-Daguzan
[1] Jean-François Daguzan, Le dernier rempart ? Forces armées et politique de défense au Maghreb, Paris, FMES-Publisud, 1998, pp. 207-208.
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