Docteur en géopolitique, directeur des publications du Diploweb.com. Pierre Verluise est Chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS), Chercheur associé au Conseil Québécois d’Études Géopolitiques (CQEG), Université Laval (Québec, Canada), Hautes Études Internationales (HEI). Co-auteur avec Gérard-François Dumont de "Géopolitique de l’Europe. De l’Atlantique à l’Oural", PUF, 2016.
1957-2017, bilan et perspectives géopolitiques de l’Union européenne. Alors que le mois de mars 2017 est marqué par le 60e anniversaire du Traité de Rome, Pierre Verluise pose la question : le temps de la « déconstruction européenne » et de l’effacement de l’Union européenne a-t-il sonné ? Il répond de manière argumentée en considérant les grands paramètres : territoire, population, économie et stratégie. L’étude intègre les effets du "Brexit" qui peut avoir un effet d’accélérateur.
LE TEMPS de la « déconstruction européenne » et de l’effacement de l’Union européenne a-t-il sonné ?
Après six décennies de construction européenne et sept élargissements successifs, le référendum consultatif du 23 juin 2016 au sujet de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne marque une rupture. Comment cet événement s’inscrit-il dans des forces profondes déjà à l’œuvre en faveur de l’effacement relatif de l’Union européenne dont les effets pourraient encore être considérablement accentués par un « Brexit » devenu effectif ?
Pour qui se préoccupe de l’influence – voire de la puissance – de l’Union européenne dans le monde, il convient de distinguer les apparences et les dynamiques. Les sept élargissements successifs de l’Europe communautaire se sont traduits par une extension territoriale significative. Débutée en 1957 à six pays d’une superficie cumulée de 1,3 million de km2, la Communauté économique européenne (CEE) est passée, en 1973, à neuf pays pour atteindre 1,7 million de km2. Les deuxième, troisième et quatrième élargissements de 1981, 1986 et 1995 ont ensuite porté respectivement la superficie de ce qui est devenu en 1992 l’Union européenne à 1,8 puis 2,3 et 3,2 millions de km2. Enfin, les cinquième, sixième et septième élargissements de 2004, 2007 et 2013 ont conduit ces configurations successives à 3,9 puis 4,3 et 4,5 millions de km2 [1]. Cette extension territoriale pourrait être comprise comme le signe d’une puissance ascendante.
D’une certaine manière l’Europe communautaire s’est construite à l’envers, en commençant par le technico-administratif, pour contourner le politique qui revient comme un boomerang.
Ces chiffres démontrent amplement l’attractivité de l’Union européenne puisque cette extension s’est faite pacifiquement, avec l’accord des populations intégrées… quoique souvent aussi avec un déficit de débat public et une absence de consultations référendaires dans les États déjà membres. Au lendemain de l’intégration de dix nouveaux pays en 2004, le mouvement a notamment engendré une « fatigue des élargissements ». En fait, depuis longtemps déjà, le soubassement politique de la construction européenne s’effrite. D’une certaine manière l’Europe communautaire s’est construite à l’envers, en commençant par le technico-administratif, pour contourner le politique qui revient comme un boomerang.
En témoigne l’augmentation de l’abstention aux élections pour le Parlement européen. De 1979 à 2009, sans exception, les sept scrutins pour le Parlement européen se caractérisent par une augmentation de l’abstention. Elle s’élève progressivement de 38,01 % des inscrits en 1979 à 56,92 % en 2009. Il faut pourtant relever qu’en l’espace de trois décennies, le Parlement européen est passé du statut d’organe purement consultatif à celui d’institution co-législative importante. Par ailleurs, le nombre de pays votant a augmenté, mais la tendance à la baisse de la participation persiste, affaiblissant l’assise politique du projet. L’élection pour le Parlement européen de mai 2014 se traduit par un coup d’arrêt à la baisse de la participation puisqu’elle s’élève à 43, 09 %, plaçant l’abstention à 56,91 %. Autrement dit, le Parlement européen élu en 2014 est le quatrième consécutif à être élu depuis 1999 par moins de 50 % des inscrits mais le premier depuis 1979 à enrayer la hausse de l’abstention.
Ce scrutin se traduit, cependant, par la percée des partis eurosceptiques, voire europhobes, notamment au Royaume-Uni, au Danemark, en France et en Italie. Depuis 2008, la crise économique et financière s’étant ajoutée aux doutes antérieurs, le soutien des opinions publiques au projet européen s’effiloche progressivement dans certains pays, comme en a témoigné la poussée des partis anti-européens lors des élections européennes de 2014. Ce que le « Brexit » démontre, c’est que les populations sont en train de décrocher, voire ont décroché. Au début des années 1990, le traité de Maastricht était passé de peu. En 2005, la France et les Pays-Bas ont donné un coup de frein avec le « non » au projet de traité d’une Constitution pour l’UE – qui a été contourné par le traité de Lisbonne en 2007. En 2016, les électeurs du Royaume-Uni – et plus particulièrement d’Angleterre et du Pays de Galles – ont voté pour la sortie de l’UE. Cela s’inscrit dans un mouvement plus général de référendums négatifs en 2015 et 2016 à propos de l’Union européenne, en Grèce, au Danemark, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. L’UE s’étiole, le désamour est grandissant. La France ne fait pas exception. Elle s’inscrit dans une logique générale de défiance. Les citoyens sont gagnés par un sentiment de perte de la maîtrise du processus.
Par ailleurs, l’extension territoriale de l’UE doit être relativisée. Avec 4,5 millions de km2, la superficie de l’Union à 28 États membres (UE-28) reste loin derrière celle de la Russie, du Canada, de la Chine, des États-Unis, du Brésil ou de l’Australie. L’Union européenne est en effet actuellement 3,8 fois moins étendue que la Russie et 2 fois plus « petite » que les États-Unis. En revanche, elle est territorialement – et politiquement – beaucoup plus divisée que ces deux pays à l’organisation fédérale.
Quel serait l’effet territorial du « Brexit » ? Si l’article 50 du traité de Lisbonne est effectivement activé par Londres et le « Brexit » conduit à son terme, l’UE perdrait 6,66 % de sa superficie. Il resterait donc 93,34 %. Autrement dit, la superficie de l’UE passerait de 4,5 millions de kilomètres carrés à 4,2 millions de kilomètres carrés. L’UE serait un petit plus loin des pays déjà mentionnés. Au-delà de ces chiffres, il faut bien sûr souligner que le Royaume-Uni est un territoire développé, aménagé, connecté aux pays du Commonwealth et plus largement au système Monde, notamment par le biais de sa place financière, la City. Son niveau de vie évalué en Produit intérieur brut (PIB) par habitant en Standard de pouvoir d’achat (SPA) est supérieur à la moyenne de l’UE de 10 points de pourcentage.
Considérons maintenant pourquoi le « Brexit » viendrait-il accentuer des forces profondes qui pèsent déjà en faveur d’un effacement relatif de l’Union européenne ?
Nous répondrons en étudiant successivement trois fondamentaux de la puissance : la population (I), l’économie (II) et la dimension stratégique (III).
Il faut distinguer les chiffres absolus et les chiffres relatifs (A) et prendre en compte les effets possibles du « Brexit » (B) pour saisir qu’en dépit de l’apport migratoire l’UE se trouve engagée dans une dynamique de décroissance démographique relative (C).
A. Il faut distinguer les chiffres absolus et les chiffres relatifs…
À travers ces sept élargissements, le nombre d’habitants de l’Europe communautaire a mécaniquement augmenté. En 1957, les six pays fondateurs rassemblaient initialement 163 millions d’habitants. Le premier élargissement a porté la Communauté à 240 millions, les 2e, 3e et 4e élargissements à 260, 310 et 360 millions puis les 5e et 6e élargissements à 450 et 485 millions d’habitants [2]. Depuis le 7e et dernier élargissement, compte tenu de la croissance naturelle de la population dans l’ensemble des pays membres, l’Union rassemble désormais les 510 millions d’habitants. Soit plus d’un demi-milliard, un chiffre qui frappe les esprits par son importance, mais qui ne doit pas cacher deux limites importantes.
Alors que l’espace UE-28 représentait 13,3 % de la population de la planète en 1960, l’UE 28 compte pour seulement 6,9 % de la population de la planète en 2015.
Tout d’abord, l’Union européenne reste nettement moins peuplée que les grands émergents asiatiques que sont la Chine (1,37 milliard d’habitants) et l’Inde (1,31) en 2015. Ensuite, derrière l’augmentation en chiffres absolus de la population se cache un amoindrissement du poids relatif de l’Union par rapport au reste du monde. En effet, son taux d’accroissement total est très faible par rapport à la moyenne mondiale, laquelle est essentiellement tirée par la croissance démographique de l’Asie, de l’Amérique latine et surtout de l’Afrique. Il en résulte que le poids démographique relatif de l’Union européenne est en diminution constante. Cela est également vrai pour les États-Unis mais dans une moindre proportion. Quand le poids démographique relatif de l’espace UE-28 [3] diminue de 85 % de 1960 à 2010, celui des États-Unis s’abaisse de 38 % [4]. L’affaissement relatif de l’espace UE-28 est donc plus de deux fois plus rapide que celui des États-Unis.
Alors que l’espace UE-28 représentait 13,3 % de la population de la planète en 1960, l’UE 28 compte pour seulement 6,9 % de la population de la planète en 2015. Quels seraient les effets du « Brexit » ?
B. … et prendre en compte les effets possibles du « Brexit »…
La sortie du Royaume-Uni se solderait par une diminution de sa population. Celle-ci passerait de 510 millions d’habitants à 443 millions, soit d’environ 6,9 % de la population mondiale à 5,9 % [5]. Autrement dit, l’UE sans le Royaume-Uni serait moins peuplée que l’UE à 25 au 1er mai 2004 (450 millions d’habitants). Probablement avec un excédent accru des décès sur les naissances et un taux d’accroissement migratoire amoindri, l’UE s’engagerait encore davantage dans l’« hiver démographique ». Gérard-François Dumont définit par cette expression « la situation d’un pays où la fécondité est nettement et durablement en dessous du seuil de remplacement des générations ». En 2050, l’UE dans sa configuration présente mais sans le Royaume-Uni pèserait entre 4 et 4,5 % de la population mondiale. Cette dynamique démographique, marquée par le vieillissement et le dépeuplement, ne saurait rester sans effets sur la population active et la charge des inactifs, sans parler de l’innovation et la compétitivité.
Il va sans dire qu’une adhésion de la Turquie modifierait la donne, mais pas seulement sous l’angle démographique, c’est un autre sujet. En outre son évolution politique récente conduit à la plus grande prudence quant aux perspectives de son adhésion à dix ans d’échéance.
La situation d’« hiver démographique » produit des effets cumulatifs depuis quatre décennies mais, loin de venir compenser ce manque, les élargissements réalisés depuis le début du XXIe siècle n’ont fait que renforcer la tendance.
Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette situation. Alors que la population mondiale a plus que doublé depuis 1960, les pays européens affichent dans leur ensemble depuis le milieu des années 1970 des indices de fécondité nettement inférieurs au seuil de remplacement des générations. En 2015, l’indice synthétique de fécondité n’était dans l’UE-28 que de 1,6 enfant par femme alors qu’il devrait être supérieur à 2,1 pour atteindre le seuil de remplacement des générations. On peut donc estimer de manière imagée qu’il manque « 0,5 enfant » par femme. Non seulement cette situation d’« hiver démographique » produit des effets cumulatifs depuis quatre décennies mais, loin de venir compenser ce manque, les élargissements réalisés depuis le début du XXIe siècle n’ont fait que renforcer la tendance. Certes, cinq des 13 pays entrés en 2004, 2007 ou 2013 approchent en 2016 la moyenne de l’UE (1,6), mais les deux pays les plus peuplés sont très en dessous [6]. La Pologne (38,4 millions d’habitants) affiche un indicateur de fécondité à 1,3 ; et la Roumanie (19,8 millions d’hab.) se place à 1,2. En 2016, la population de l’UE-28 compte davantage de personnes âgées que de jeunes, avec seulement 16 % de moins de 15 ans contre 19 % de personnes âgées de 65 ans ou plus – et 21 % de personnes âgées en Allemagne.
Qu’en est-il de l’apport migratoire ?
C. … pour saisir qu’en dépit de l’apport migratoire l’UE se trouve engagée dans une dynamique de décroissance démographique relative
Depuis le début des années 1990, c’est le solde migratoire qui est le véritable moteur de l’accroissement total de la population de l’espace européen. D’autant que les immigrants sont jeunes et favorisent la natalité.
La crise de 2008 marque cependant une inflexion souvent ignorée du débat public. Dès 2009, le solde migratoire de l’espace UE-28 a diminué, puisqu’il est passé de 1 411 471 personnes à 851 335 [7]. Ce solde serait de 925 223 en 2010, de 872 332 en 2011 et de 653 100 en 2013 [8]. Autrement dit, sans véritable changement des politiques migratoires, la crise économique a fortement réduit l’attractivité migratoire globale de l’ensemble communautaire. C’est notamment la conséquence de l’évolution migratoire de pays du Sud, comme le Portugal et l’Espagne, dont l’affaiblissement économique a engendré une complète inversion migratoire, les faisant passer de pays de - forte - immigration à des pays d’émigration. Ce passage symbolique sous le seuil d’un million par an devrait donc peser sur les perspectives démographiques de l’Union européenne et, partant, sur son poids relatif dans le monde. En réduisant de moitié le régime de son « moteur » principal et alors que l’accroissement naturel s’avère incapable de prendre le relais, la crise économique a encore renforcé le ralentissement démographique de l’UE.
En 2015, pour la première fois, la totalité de l’accroissement total de l’UE provient de l’accroissement migratoire, puisque l’accroissement naturel est négatif, avec plus de décès que de naissances.
Deuxième rupture, l’année 2015. En effet, l’UE a fait face en 2015 à un flux migratoire de plus d’un million de personnes, composés de personnes fuyant des zones de guerre – dont l’Afghanistan et la Syrie – et de migrants économiques quittant des zones marquées par une médiocre gouvernance, notamment à la suite des mutations arabes à compter de 2010-2011. Ce soudain accroissement migratoire a été remarquablement mal anticipé par l’UE. Il a eu pour effet une crise politique majeure, une part des opinions publiques et des gouvernements s’inquiétant de cet afflux. Plusieurs gouvernements ont refusé la politique de relocalisation des réfugiés prônée par l’UE, à commencer par la Hongrie, pays particulièrement exposé il est vrai du fait de sa situation géographique à proximité de la « route des Balkans ». Le premier ministre, V. Orban, a organisé en octobre 2016 un référendum à ce sujet. À 40 % la participation a été insuffisante pour le scrutin soit valide, mais la réponse de ceux qui se sont exprimés était négative à plus de 96 %. Effet collatéral de la crise migratoire de 2015-2016, la Convention Schengen a traversé un moment difficile, les États membres installant à nouveau des contrôles aux frontières intérieures de l’UE, ce qui est prévu par la Convention en cas de crise. Par exemple, la France a rétabli le contrôle avec l’Italie, notamment à proximité de Vintimille. Ceci pendant que le contrôle des frontières extérieures de l’UE demeure très inégal.
En 2015, pour la première fois, la totalité de l’accroissement total de l’UE provient de l’accroissement migratoire, puisque l’accroissement naturel est négatif, avec plus de décès que de naissances. En effet, la population de l’UE-28 s’établissait à 510,1 millions au 1er janvier 2016. Pour la première fois, l’UE a connu en 2015 un solde naturel négatif, les décès (5,226 millions) ayant dépassé les naissances de 135 200 unités. Le solde naturel a été négatif pour 13 pays, dont 8 d’Europe de l’Est. Les pertes les plus importantes ont été constatées en Bulgarie (- 0,62 %), Croatie et Hongrie (-0,40 %). La France se différencie, affichant un accroissement naturel de 0,30 %.
En 2015, la croissance totale de l’UE a donc été entièrement due au solde migratoire (1,898 million). C’est une première. Les pays ayant connu la plus forte croissance sont le Luxembourg (+2,33 %), l’Autriche (+1,44 %), l’Allemagne (+1,18 %). En France, la croissance a été de +0,37 %. À l’inverse, la Lituanie(-1,13 %), la Lettonie (-0,87 %), et la Croatie (-0,82 %) ont enregistré les plus fortes baisses. Les pays d’Europe de l’Est membres depuis 2004 représentent 7 des 11 pays de l’UE à avoir connu une baisse, les 4 autres faisant partie de l’Europe méridionale (Grèce, Portugal, Italie et Espagne).
Autrement dit, en 2015, l’UE a été entièrement dépendante de son solde migratoire pour son accroissement total.
À court et moyen termes, l’Union européenne devrait rester la région dont la population sera la plus âgée au monde (le Japon mis à part) ce qui ne manquera pas d’entraîner des problèmes de financement des retraites, des phénomènes de dépopulation et de dépeuplement [9] dans de vastes zones, des tensions entre immigration et intégration, notamment à travers la question des diasporas [10].
L’économie se porte-elle mieux ?
L’affaissement du poids économique relatif de l’Union européenne (A) et la dégradation relative des facteurs de production (B) seraient accentués par le « Brexit » (C).
A. L’affaissement du poids économique relatif de l’Union européenne…
L’Union européenne constitue un marché intérieur important. Selon les prévisions du Fonds monétaire international (FMI) pour 2016, son produit intérieur brut (PIB) en parité de pouvoir d’achat (PPA), accru mécaniquement grâce aux différents élargissements, atteindrait 19 748 milliards de dollars quand celui des deux autres principales puissances économiques de la Triade resterait inférieur – États-Unis, 18 558 milliards de dollars, et Japon, 4 901. Cependant, la Chine se placerait à 20 853 milliards de dollars, c’est à dire au premier rang mondial, devant l’UE et les États-Unis. L’Union demeure, cependant, un espace économique attractif qui occupe une place majeure en matière de destination des investissements directs étrangers.
De 1980 à 2014, la part de l’espace UE-28 dans la production mondiale en PPA a reculé de 31,2 % à 18,3 %...
Mis à part Malte et Chypre, les trois derniers élargissements ont été réalisés au bénéfice de pays ayant le plus souvent subi quatre décennies d’économie planifiée puis une transition difficile vers l’économie de marché. Au 1er janvier 2004, les PIB des dix pays en passe d’adhérer le 1er mai 2004 ne représentait que 4,7 % du PIB de l’espace UE-25, soit une part bien plus modeste que leur poids démographique (16,2 %) [11]. Seuls deux pays – le Royaume-Uni et l’Irlande – n’ont pas fait jouer en 2004 les clauses de sauvegarde concernant les flux de main d’œuvre. Résultat : le Royaume-Uni est devenu la destination privilégiée de nombre de Polonais qui s’y sont installé pour près d’un million… jusqu’à subir une fois la crise économique de 2008 survenue, des mouvements d’opinions rétifs aux migrants, ce qui a contribué au vote du 23 juin 2016 en faveur du « Brexit ». Aucun des pays entrés depuis 2004 n’est encore devenu plus riche que la moyenne de l’UE-28 [12].
Certes, ces élargissements s’inscrivent dans la nouvelle géopolitique de l’Europe géographique [13], mais il est difficile d’expliquer aux opinions publiques que l’adhésion de pays plus pauvres que la moyenne de l’Union enrichit cette dernière. D’autant que les chiffres prouvent le contraire. En 2008, le PIB par habitant en PPA de l’UE-25 était encore 11,4 % inférieur à celui de l’ex-UE-15 [14]. Le fossé – déjà très important – avec les États-Unis s’accroît d’autant.
Selon les prévisions du FMI pour 2016, le PIB par habitant en PPA de l’UE-28 s’établit à 38 751 dollars quand celui des États-Unis atteint 57 220 dollars et celui du Japon 38 731 dollars. Pour information, le PIB par habitant en PPA de la Chine en 2016 serait de 15 095 dollars.
Dans une perspective plus dynamique se fait également jour un affaissement relatif du poids économique de l’espace UE-28 dans l’économie mondiale.
De 1980 à 2014, la part de l’espace UE-28 dans la production mondiale en PPA a reculé de 31,2 % à 18,3 %, ce qui signifie que la place relative de l’espace UE-28 représente dorénavant moins des deux tiers de ce qu’elle pesait 34 ans plus tôt. Certes, ce mouvement s’inscrit dans celui, plus général, du recul relatif des pays développés, sous l’effet de la poussée des émergents. Mais ce recul relatif affecte moins durement les États-Unis que l’UE et que le Japon.
B. … et la dégradation relative des facteurs de production…
Les perspectives sont encore assombries si l’on considère les deux principaux facteurs de production, le capital et le travail. En premier lieu, la part de l’espace UE-28 dans l’investissement mondial n’a cessé de reculer depuis 1980. Tandis que l’espace UE-28 pesait alors 30,1 % de l’investissement mondial, il n’en représente plus que 12,7 % en 2014. Son recul pour cet indicateur est donc encore plus rapide que pour ce qui concerne la production mondiale. Au cours de la même période, les États-Unis sont passés de 20,6 % à 12,3 %, soit une réduction beaucoup moins marquée que l’espace européen. En revanche, le groupe Brésil – Inde – Chine (BIC), qui représentait 9,9 %, compte désormais pour 39 %, soit une multiplication par quatre, largement supérieure à l’accroissement du poids relatif de ces États dans l’économie mondiale.
Même en période de croissance économique, l’UE est la région du monde qui peine le plus à inverser la courbe du chômage.
En second lieu, le facteur travail évolue différemment selon les espaces considérés.
Depuis 2000, le chômage au sein de l’ensemble européen n’a jamais été inférieur à 7 %, selon le FMI. Il s’établit en moyenne à près de 9 % pour la période 2000 – 2013, alors que la moyenne sur cette même période est à 6,4 % pour les États-Unis et à 4,7 % pour le Japon. En octobre 2016, selon les données provisoires d’Eurostat cette fois, le taux de chômage harmonisé par sexe serait de 8, 3 % dans l’UE, 4,9 % aux États-Unis et 3 % au Japon. Même en période de croissance économique, l’UE est la région du monde qui peine le plus à inverser la courbe du chômage. Le couple chômage de masse/chômage de longue durée qui semble en passe de s’y installer fait craindre de voir une partie de la population active européenne devenir difficilement employable, ce qui risque d’affecter durablement la capacité productive de la zone, en synergie avec les effets du vieillissement déjà mentionnés.
On aboutit ainsi à une combinaison dans laquelle non seulement la part productive de l’UE dans le monde s‘affaisse mais où, en outre, l’état et les perspectives des deux principaux facteurs de production font craindre une aggravation de cette dynamique.
Au vu des prévisions pour 2016, l’UE-28 représenterait à cette date 17,6 % du PIB mondial en PPA. À cette même date, l’UE sans le Royaume-Uni ne représenterait plus que 15,2 % du PIB mondial en PPA.
C. … seraient accentués par le « Brexit »
Dans ce contexte, quel serait l’effet du « Brexit » ? Le Royaume-Uni est un acteur économique majeur de l’UE, bien qu’il ne fasse pas partie de sa zone euro et échange avec l’UE moins que la moyenne des pays membres de l’UE, ce qu’on oublie généralement de pointer. Le Royaume-Uni représente 14 % du PIB de l’UE. Après la sortie du Royaume-Uni de l’UE, le PIB de l’UE sans le Royaume-Uni serait de 86 % de son niveau antérieur. Autrement dit, le déclassement relatif de l’UE-27 bis serait considérablement accentué, notamment par rapport à la Chine et aux États-Unis.
Au vu des prévisions pour 2016, l’UE-28 représenterait à cette date 17,6 % du PIB mondial en PPA. À cette même date, l’UE sans le Royaume-Uni ne représenterait plus que 15,2 % du PIB mondial en PPA.
Parce que, nous l’avons dit précédemment, le niveau de vie du Royaume-Uni est supérieur de 10 points de pourcentage à la moyenne de l’UE, la richesse par habitant de l’UE sans le Royaume-Uni serait de 2 % inférieure par rapport à la configuration à 28.
Enfin, considérons les perspectives stratégiques.
Au-delà des effets d’annonce, il faut relever des contradictions (A), des contraintes psychologiques et budgétaires (B) mais l’année 2015 amorce peut-être un rebond bien que le « Brexit » puisse produire des effets significatifs (C).
A. Au-delà des effets d’annonce, il faut relever des contradictions…
Certes, le site internet du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) avance, en 2014 : « Depuis la création, en mars 2002, de la mission de police de l’Union européenne en Bosnie-Herzégovine, une trentaine de missions et opérations civiles et militaires ont été lancées dans le cadre de la [Politique de sécurité et de défense Commune] PSDC. » [15] La méthode qui consiste à annoncer un chiffre qui agrège des missions de natures très différentes conduit cependant les citoyens à surévaluer le nombre d’opérations militaires de l’Union européenne, réduites en réalité au nombre de neuf depuis 2003.
Encore ces opérations militaires de l’Union européenne sont-elles généralement combinées avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ou les Nations unies (ONU), ce qui témoigne d’une conception contrôlée de la force, au risque de la paralysie. C’est ainsi que, décidée par l’Union européenne pour intervenir en Libye en 2011, l’opération EUFOR-Libye a avorté faute d’avoir reçu le feu vert de l’ONU. Dans le même temps, des puissances comme les États-Unis et la Russie s’autorisent parfois le recours à la force sans cette précaution.
Le nombre de soldats européens engagés dans les opérations militaires communautaires demeure en outre modeste, entre 400 et 7 000 selon les missions et les périodes, soit très en dessous de l’objectif de 60 000 hommes annoncé en 1999, lors du Conseil européen d’Helsinki. Actuellement, les missions militaires de l’Union européenne manquent encore de ressources humaines et techniques, mais surtout de volonté politique.
Bien sûr, l’Union dispose depuis 2009 du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), dirigé par un haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Mais les traités encadrent très strictement ses attributions, afin d’empêcher son empiètement sur les prérogatives souveraines des États [16]. Et le soupçon a pesé sur les chefs d’État d’avoir choisi, pour première titulaire de la fonction, Catherine Ashton, une personnalité britannique sans aucune expérience diplomatique, afin d’éviter qu’elle ne leur fasse de l’ombre. Résultat, ses trois premières années ont été jugées médiocres. Mais, 2013 a été marquée par deux interventions perçues positivement, à propos des relations Serbie/Kosovo et dans le cadre de la relance des négociations avec l’Iran [17]. Sans vouloir diminuer son mérite, chacun conviendra qu’il était dans l’intérêt de la Serbie d’apaiser provisoirement ses relations avec le Kosovo pour obtenir officiellement le statut de candidat à l’Union européenne. Quant aux négociations avec l’Iran, l’entrée en scène de C. Ashton avait été précédée de près d’un an de négociations secrètes entre Washington et Téhéran.
22 des 28 États membres de l’Union européenne font partie de la première alliance stratégique du monde, l’OTAN... mais celle-ci semble fragilisée par Donald Trump.
Certes, 22 des 28 États membres de l’Union européenne font partie de la première alliance stratégique du monde, l’OTAN. Celle-ci, forte des élargissements de 1999, 2004 et 2009 à des pays précédemment membres du Pacte de Varsovie, est réputée avoir gagné la Guerre froide et l’après-Guerre froide. Cependant, les relations structurelles entre l’Union européenne et l’Alliance atlantique [18] sont à la fois une garantie de sécurité et une facilité qui empêchent l’UE de s’affirmer de manière autonome sur la scène stratégique. Les traités de Maastricht et de Lisbonne ont placé la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) puis la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) sous une forme de quasi-tutelle de l’Alliance atlantique. L’Union européenne doit, en effet, respecter les obligations découlant du traité de l’Atlantique nord qui reste, pour les États qui en sont membres, « le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre » [19]. Prise au pied de la lettre, cette formulation au singulier pourrait interdire toute initiative européenne en matière de défense. Reste à savoir, par ailleurs, ce que le nouveau président des États-Unis, Donald Trump (2017 - ), fera de l’OTAN.
B. … des contraintes psychologiques et budgétaires…
Pour autant, les contraintes stratégiques qui pèsent le plus lourdement sur l’Union européenne sont psychologiques. À l’issue de deux guerres mondiales, la construction européenne a été portée par une forme de renoncement à la puissance militaire, d’abord entre pays membres, puis par rapport au monde. En aspirant à une forme de « paix perpétuelle » entre ses membres, l’Union s’est conçue comme un soft power, certainement pas en hard power. Aussi a-t-elle longtemps refusé de concevoir la planète comme le font les États, en pointant des ennemis et en définissant une véritable stratégie. L’Union européenne porte en elle une forme de renoncement volontaire à toute politique de puissance. Ontologiquement, elle n’a donc pas de véritable désir de puissance. La promotion d’un multilatéralisme ambigu fait office d’alibi devant cette tendance lourde à l’impuissance. Que survienne un conflit à ses frontières, l’Union européenne débute le plus souvent par des discussions interminables avant d’aboutir tardivement à une déclaration qui se réduit généralement au plus petit commun dénominateur. Certains espèrent en général que Washington saura intervenir en lieu et place, quand d’autres, plus volontiers portés sur l’action, cherchent désespérément des points d’appui.
Les industries européennes délaissent de plus en plus la fabrication de matériels d’armement pour privilégier les produits civils, au risque de perdre des savoir-faire et des filières d’expertise.
Enfin, l’Union européenne manque encore de moyens militaires et d’une industrie européenne de défense pour s’affirmer de manière autonome sur la scène stratégique. La crise économique, née en 2008, a accéléré la réduction des budgets de défense des pays membres, globalement rognés de 10 % entre 2010 et 2013. Seul le Royaume-Uni atteint encore en 2014 l’objectif de 2 % du PIB consacrés à la défense (hors pensions). Cinq membres – dont la France – y attribuent entre 1,5 et moins de 2 %. Sept pays y consacrent entre 1 et 1,5 % – dont l’Allemagne avec 1,1 %. Tous les autres pays membres dépensent moins de 1 % de leur PIB pour la défense.
Les industries européennes délaissent de plus en plus la fabrication de matériels d’armement pour privilégier les produits civils, au risque de perdre des savoir-faire et des filières d’expertise. Si la tendance se poursuit, les pays membres de l’Union européenne en seront de plus en plus réduits à acheter du matériel américain N-1 « sur étagère ». Ce qui, dans une certaine mesure, ne serait pas pour déplaire au système militaro-industriel des États-Unis.
C. … mais l’année 2015 amorce peut-être un rebond bien que le « Brexit » puisse produire des effets significatifs
En 2015, selon une étude du l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), publiée le 5 avril 2016, l’ensemble des pays de l’Europe de l’Ouest et du centre continue de diminuer légèrement son effort militaire. Cependant, face au comportement russe en Ukraine (2014), plusieurs pays d’Europe de l’Est poussent leur budget de défense – il est vrai fort maigre – à la hausse : Lituanie, Pologne, Lettonie et Estonie. Par ailleurs, après de sévères coupes, les trois principales puissances militaires – Royaume-Uni, France et Allemagne – sont engagées dans un réinvestissement militaire sur plusieurs années. En France, la menace terroriste a conduit le chef de l’Etat à cesser de tailler dans les moyens de la défense. L’Allemagne a annoncé durant l’été 2016 son intention de porter son effort de défense aux alentours de 2 %, mais il faut voir si cette annonce sera suivie d’effets. L’augmentation du budget de défense de la Russie (+90 % en 10 ans), sa remise en cause des frontières internationales, les menaces terroristes et les chocs géopolitiques au sud et au sud-est de l’UE permettront-ils un rebond de l’esprit de défense dans les pays de l’UE ?
Le 8 mars 2015, sur fond de crise ukrainienne, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker reprend l’idée de la création d’une armée européenne afin de crédibiliser la politique extérieure de l’UE, jugeant par ailleurs qu’à l’heure actuelle, « une horde de poules est une formation de combat rapprochée comparée à la politique étrangère et de sécurité de l’UE ». Le président de la Commission relance ainsi les débats sur l’Europe de la défense.
Le 30 mars 2015, un sommet en format Weimar, entre la France, l’Allemagne et la Pologne, réaffirme une ambition commune en la matière. Mais loin du vœu de J.-C. Juncker d’une armée commune, la recommandation adoptée à l’issue de la réunion préconise surtout un développement de l’industrie européenne de l’armement, en vue de l’exportation vers les marchés de défense notamment africains, et formule le souhait d’une avancée dans le domaine de la Recherche et Développement militaire. Des conclusions déjà formulées lors de la précédente réunion du triangle, en 2013. La relance d’une coopération franco-allemande pour la construction d’un satellite espion est annoncée, ce qui n’a rien de très novateur, le projet existant depuis des années mais n’ayant jamais pu aboutir faute d’un accord sur son financement.
Les trois pays du triangle de Weimar proposent également d’utiliser (enfin) les groupements tactiques (battle groups) de l’UE, ces bataillons européens de 1 500 hommes mobilisables en 10 jours pour une période de 4 mois, qui forment déjà un embryon de l’armée européenne prônée par le président Juncker.
. La pleine capacité opérationnelle de ces unités a été atteinte en 2007, mais elles n’ont à ce jour jamais été mobilisées. Les occasions n’ont pourtant pas manqué : Mali, Centrafrique… n’ont pas donné lieu à l’emploi de la force d’intervention rapide de l’Union.
La gestion française solitaire de ces crises révèle d’ailleurs que, malgré les positions officielles, Paris n’est guère plus enclin que Londres à la coopération européenne en matière opérationnelle. Cela montre bien que le principal obstacle à l’Europe de la défense n’est pas le manque de moyens, mais de volonté politique. Le recours à la coopération structurée permanente, instituée par le traité de Lisbonne, serait un autre moyen de contourner les blocages du processus décisionnel et de mettre en place un noyau d’États pionniers de l’Europe de la défense.
Entre le 14 novembre et le 6 décembre 2016, l’UE adopte – enfin - un paquet de mesures significatif dans le domaine de la sécurité et la défense : un plan de mise œuvre sur la sécurité et la défense ; un plan d’action européen de la défense présenté par la Commission visant à maximiser les dépenses et la coopération en matière de défense ; et un plan de mise en œuvre de la déclaration UE-OTAN du 8 juillet 2016 basé sur 42 mesures concrètes, notamment sur la cyber sécurité, les capacités militaires ou la recherche, constituant l’avancée la plus significative dans la coopération entre les deux organisations depuis les accords de Berlin+ de 2003. [20]
Cette mobilisation – dont les résultats restent à évaluer – est une réponse au referendum du 23 juin 2016 en faveur du « Brexit ».
P. Razoux : "Pour conserver un rôle central en Europe, la France aurait tout intérêt à se présenter comme l’intermédiaire naturel entre le Royaume-Uni et l’UE."
Quelles pourraient être les conséquences stratégiques du « Brexit » ? Le vote du 23 juin 2016 en faveur du « Brexit » a été accueilli très favorablement par la Russie, la Turquie et la Chine. Pierre Razoux, dans une « Note de recherche stratégique de l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM) » publiée début juillet 2016, en présente ainsi les conséquences stratégiques : « Le « Brexit » risque d’accroître les divisions au sein de l’UE. Il encourage le populisme et laisse présager la démonétisation de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) qui conduit à mécaniquement à renforcer le rôle de l’OTAN en Europe. Il laisse surtout la France seule face à l’Allemagne, et le Royaume-Uni menacé de déclassement à la fois économique et stratégique avec l’indépendance plausible de l’Ecosse. Si le « Brexit » ne devrait pas affecter la coopération franco-britannique de défense (traité bilatéral de Lancaster House, 2 novembre 2010), il laisse présager à moyen et long termes une réduction de l’effort britannique de défense, ainsi qu’un risque d’abandon partiel ou total de la dissuasion nucléaire par Londres. La France deviendrait donc la seule puissance nucléaire militaire (au sein de l’Union européenne). Dans une telle situation, le couplage stratégique entre les États-Unis et l’OTAN se trouverait profondément affaibli. Pour conserver un rôle central en Europe, la France aurait tout intérêt à se présenter comme l’intermédiaire naturel entre le Royaume-Uni et l’UE. [21] »
Une fois le Royaume-Uni hors de l’UE, la France resterait le seul État membre de l’UE à disposer du feu nucléaire et d’un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Si les pays ne se bousculent pas pour partager le financement de l’arme atomique française, les autres pays membres pourraient être tentés de renforcer leurs pressions récurrentes sur Paris pour que le siège de la France devienne celui de l’UE. Rappelons que l’Allemagne fédérale ne dispose pas d’un tel privilège à cause de ses responsabilités historiques dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. La sortie du Royaume-Uni ne saurait rester sans conséquences sur les relations franco-allemandes. Reste à savoir si Paris aura une analyse, une stratégie et une mise en œuvre à la hauteur de l’enjeu : dans une UE sans le Royaume-Uni, comment rééquilibrer des relations franco-allemandes orientées à la faveur de Berlin depuis plus d’une décennie ? Comment maintenir des liens positifs avec le Royaume-Uni en matière de défense ?
Vers quels pays la France pourrait-elle se tourner pour relancer une énième fois la défense commune européenne ? À l’automne 2016, Paris a fait une nouvelle fois des manœuvres de rapprochements avec l’Allemagne, mais le Royaume-Uni a fait comprendre qu’il saboterait ces efforts de relance de l’Europe de la défense aussi longtemps qu’il restera dans l’UE. Il n’est pas interdit d’imaginer qu’il continue à le faire une fois dehors, via le lobbying qu’ils maîtrisent correctement.
La question est d’autant plus préoccupante que les États-Unis ont décidé un « pivot » vers l’Asie et que les frontières de l’Ukraine ont été menacées et violées à plusieurs reprises par la Russie en 2014. Paradoxalement, les tensions avec la Russie ont eu ceci « de bon » depuis un à deux ans qu’elles ont invité certains pays membres de l’UE à s’engager pour les années à venir à augmenter la part de leur PIB consacré à la défense. Il reste à évaluer les suites durant plusieurs années. Depuis son entrée en fonction le 20 janvier 2017, beaucoup s’attendent à ce que le nouveau président des États-Unis, Donald Trump, engage une redéfinition des relations entre les pays membres de l’OTAN. Il est trop tôt pour distinguer ce qui reste du domaine de la posture de négociation pour obtenir d’avantage d’investissements des autres alliés et ce que seront les suites effectives d’ici la fin de la décennie. L’UE sera-t-elle en mesure de saisir cette opportunité ?
Ainsi, avant le « Brexit », l’UE était déjà engagée dans une dynamique d’effacement relatif, dans des proportions très significatives dont nous n’avons généralement pas conscience. Force est de reconnaître que l’Union européenne est en passe d’effacement sur la scène internationale. Les indicateurs démographiques, économiques et stratégiques attestent tous ce recul progressif.
Plus inquiétant, le processus à l’œuvre s’accélère sous l’effet de la crise engagée en 2008.
Le « Brexit » viendra(it) à l’horizon 2019-2020 accentuer cette dynamique d’effacement accéléré du poids relatif de l’Union européenne, sur tous les paramètres considérés : territoire, démographie, économie, stratégie. Comment cela n’aurait-il pas des effets sur la puissance de l’UE dans le monde ? Déjà, le « Brexit » dégrade l’image de l’Union européenne dans le monde, notamment dans les représentations du nouveau président des États-Unis. Cette dynamique renforce certains mouvements populistes et souverainistes au sein des pays membres de l’UE. Après six décennies de construction européenne, beaucoup d’indicateurs laissent penser que s’engage depuis le 23 juin 2016, date du référendum à propos du « Brexit », un processus de « déconstruction européenne ». Jusqu’où ira-t-il ? La question est ouverte et préoccupe nombre d’acteurs… qui pour certains entendent bien profiter de cette UE affaiblie.
Par goût du paradoxe, quelques-uns pourraient défendre que ces difficultés pourraient devenir une formidable opportunité pour réinventer l’Union européenne, et pourquoi pas la rendre plus forte. Reste à savoir comment. Faut-il revenir en arrière, rendre de la souveraineté aux États membres et rehausser les barrières douanières extérieures ? Faut-il aller vers plus de fédéralisme – et à quel prix, avec quels gagnants et quels perdants ? Quel niveau de solidarité faut-il conserver ? Quelle souveraineté partagée réinventer ? Dans tous les cas, avec qui ré-enchanter cette Union européenne menacée d’effacement ?
En effet, la quadrature du cercle est la suivante : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Union européenne a été essentiellement construite par une partie des élites, en évitant le débat politique, parce que les populations n’auraient pas admis des partages de souveraineté avec certains des ennemis d’hier. Résultat, la construction européenne s’est faite longtemps – dans le contexte des Trente glorieuses – grâce à un consensus permissif d’une partie des opinions publiques, dans une forme d’indifférence. Une indifférence qui s’est progressivement transformée en défiance, si l’on en croit l’augmentation du taux d’abstention aux élections pour le Parlement européen et l’entrée de députés eurosceptiques dans cette institution. La crise financière venue des Etats-Unis en 2008 a produit des effets souvent dévastateurs dans les pays de l’UE, y compris au Royaume-Uni, avec une baisse considérable du niveau de vie. Les conséquences économiques et sociales ont favorisé les partis populistes, de droite comme de gauche ou d’ailleurs. Qu’est-ce que le populisme ? Il s’agit d’abord d’un mouvement construit sur la détestation et la condamnation des élites… et de leurs projets. Et voici comment la crise économique se transforme en crise politique qui vient frapper comme un boomerang… la construction européenne, un projet porté par une partie des élites, donc devenu détestable. Pour l’heure, le système sociologique de l’UE peine à se régénérer.
Dans ce contexte, qui va réinventer l’Union européenne ? Combien de citoyens européens s’en préoccupent ? L’intention du calendrier d’activation de l’article 50 du traité de Lisbonne en mars 2017 est de clarifier la situation pour les élections pour le parlement européen, au printemps 2019. Nul ne sait à cet instant comment ce processus va se dérouler, ni quel sera le taux d’abstention aux élections pour le prochain parlement européen (2019), ni quel sera le score des partis eurosceptiques, ni quelle sera la prochaine commission européenne. Hubert Védrine avance que pour raccrocher les peuples au projet européen, il faudrait franchir un seuil politique, autour d’un choix en matière d’identité et de souveraineté, à travers une conférence refondatrice qui permettrait de clarifier la question de la subsidiarité, décider ce qui est du ressort des régions, des États et de l’UE. Celle-ci devrait se concentrer sur trois ou quatre missions majeures.
Pour l’heure, la matrice politique de la construction européenne traverse une crise majeure, ce qui ne peut rester dans conséquences pour la géopolitique de l’Union européenne et son poids relatif dans le monde.
Ce qui rend plus que jamais nécessaire une analyse géopolitique de l’Union européenne et la mise en œuvre d’une véritable stratégie.
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Mise en ligne initiale sur Diploweb.com le 25 février 2017
Bibliographie
. Gérard-François Dumont, Pierre Verluise, Géopolitique de l’Europe. De l’Atlantique à l’Oural, 2e édition, Presses Universitaires de France, 2016. (Prix 2017 de la Recherche stratégique Trophée Cercle K2)
. Gérard-François Dumont, Pierre Verluise, Géopolitique de l’Europe, 2e édition, Armand Colin Éditions Sedes, Paris, 2014.
. Nicole Gnesotto, Faut-il enterrer la défense européenne ?, coll. « Réflexe Europe », La Documentation française, Paris, 2014.
. Maxime Lefebvre, L’Union européenne peut-elle devenir une grande puissance ?, Collection « Réflexe Europe », La Documentation française, Paris, 2012.
[1] DOUTRIAUX, Yves et LEQUESNE, Christian, Les institutions de l’Union européenne après la crise de l’euro, coll. Réflexe Europe, Paris, La Documentation française, Paris, 2013, p. 44.
[2] Ibidem, p. 44.
[3] L’expression « espace UE-28 » désigne les territoires de l’Union au dernier élargissement (28 membres) avant qu’ils ne rejoignent effectivement l’UE-28 – « Brexit » non compris. Cela permet d’inscrire l’étude dans le temps long pour distinguer des dynamiques.
[4] Organisation des Nations Unies, World Population Prospects : The 2012 Revision.
[5] DUMONT, Gérard-François, « Brexit : quelles conséquences démographiques ? », Population & Avenir, Septembre-octobre 2016, n°729, p. 3.
[6] « La géographie mondiale des populations en 2016 », Population et avenir, n°730, novembre-décembre 2016, pp. 18-23.
[7] La précision des chiffres publiés par Eurostat ne doit pas induire en erreur. Il s’agit en réalité d’estimations et il faut, en conséquence, retenir l’ordre de grandeur et non le chiffre dans sa précision apparente.
[8] « Premières estimations démographiques », Communiqué de presse, 108/2014, Eurostat, 10 juillet 2014.
[9] La dépopulation est l’excédent des décès sur les naissances sur un territoire, le dépeuplement la diminution de la population totale.
[10] DUMONT, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.
[11] VERLUISE, Pierre, Fondamentaux de l’Union européenne. Démographie, économie, géopolitique, Paris, Ellipses, 2008, p. 115 et p. 47.
[12] Dans un contexte de crise économique à compter de 2008, la majorité des nouveaux pays membres a cependant poursuivi le processus de convergence vers le PIB par habitant moyen de l’UE. VERLUISE, Pierre, « UE-27 Crise mais rattrapage des Nouveaux États membres ? », Diploweb.com, 18 novembre 2012 (http://www.diploweb.com/UE-27-Crise-mais-rattrapage-des.html).
[13] L’Europe géographique compte notamment la Russie et une partie des ex-Républiques soviétiques comme l’Ukraine ou la Moldavie.
[14] VERLUISE, Pierre, Fondamentaux de l’Union européenne. Démographie, économie, géopolitique, Paris, Ellipses, 2008, p. 117.
[15] Service européen pour l’action extérieure (http://eeas.europa.eu/csdp/about-csdp/index_fr.htm). Consultation le 26 août 2014.
[16] VERLUISE, Pierre, Géopolitique des frontières européennes. Élargir, jusqu’où ?, Paris, Argos, 2013. (Voir le chapitre 3 : « Quel service européen pour l’action extérieure ? »)
[17] Il est trop tôt pour évaluer les capacités de la nouvelle titulaire, Federica Mogherini, en fonction depuis le 1er novembre 2014.
[18] BEZAMAT-MANTES, Charlotte et VERLUISE, Pierre, « UE-OTAN : quels rapports ? Les élargissements de l’OTAN donnent le rythme de ceux de l’UE », Diploweb.com, 7 juin 2014 (http://www.diploweb.com/UE-OTAN-quels-rapports.html).
[19] Traité sur l’Union européenne (TUE), article 42, paragraphe 7.
[20] Cf. WEILER, Quentin, « La Stratégie Globale de l’UE : de quoi s’agit-il ? » publié le 3 janvier 2017 sur le site Diploweb.com à l’adresse http://www.diploweb.com/La-Strategie-Globale-de-l-UE-de.html .
[21] RAZOUX, Pierre, « ‘Brexit’ : quelles conséquences stratégiques ? », Note de recherche stratégique n°27, 13 juillet 2016, publié sur le site de l’IRSEM, 7 p.
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