La démocratie, la liberté et la subsidiarité sont des principes essentiels de la construction européenne. Cependant l’UE s’est récemment considérablement écartée de ces lignes de force. Et cela continue de produire des effets. Le Recteur Gérard-François Dumont tire la sonnette d’alarme. Postérieurement à sa publication, le référendum du 23 juin 2016 en faveur du Brexit est venu confirmer la pertinence de cette analyse, notamment à propos de la subsidiarité.
LES traités de l’Union européenne, complétés par d’autres traités ratifiés par les pays membres de l’UE, énoncent clairement plusieurs principes. Parmi ces derniers, trois, issus de la longue histoire de l’identité de l’Europe [1], apparaissent essentiels : la démocratie, la liberté et la subsidiarité. Or l’Union européenne s’est considérablement écartée des ces trois principes au cours de l’année 2015 et cela va continuer à produire des effets dans le futur. Considérons successivement la démocratie et l’autonomie locales bafouées (I), la liberté et le respect des droits de l’homme oubliés (II) et la subsidiarité non respectée (III).
Pourtant, le traité sur l’Union européenne, dans sa version révisée par le traité de Lisbonne [2] entré en vigueur le 1er décembre 2009, précise dans son préambule que les signataires reprennent des principes antérieurs, d’où l’alinéa suivant : « confirmant leur attachement aux principes de la liberté, de la démocratie et du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’État de droit. »
En dépit de ce texte, en matière de démocratie, en 2015, l’Union européenne accentue l’opacité de ses décisions et demeure silencieuse face au non-respect par l’un de ses pays membres d’un traité international contraignant.
Lorsqu’apparaît un risque de désaccord entre le Conseil et le Parlement européens sur un projet de texte de règlement ou de directive, des négociations se déroulent à huis clos pour parvenir à un texte commun.
Rappelons que, depuis le traité de Lisbonne, la réglementation del’Union européenne relève de l’application d’une « procédure législative ordinaire », consistant en une codécision entre le Conseil et le Parlement européens.
Or, l’année 2015 a bien mis en évidence le fonctionnement non démocratique de la codécision. En effet, lorsqu’apparaît un risque de désaccord entre le Conseil et le Parlement européens sur un projet de texte de règlement ou de directive, des négociations se déroulent à huis clos pour parvenir à un texte commun. Et les citoyens européens ne sont nullement informés de la tenue de ces négociations, ni des concessions faites de part et d’autre. La codécision se traduit en conséquence par une opacité en matière de décision. Une façon de la lever serait de connaître la position du Conseil, celle du Parlement européen et les résultats d’une commission paritaire, comme cela existe en France entre l’Assemblée et le Sénat.
Deuxième entorse de l’Union européenne à la démocratie, la Commission européenne est demeurée non seulement silencieuse lorsque la France a incontestablement bafoué un traité international contraignant, mais a même approuvé une décision de la France méprisant un traité qu’elle a pourtant ratifié le 17 janvier 2007 : il s’agit de la Charte européenne de l’autonomie locale, dont l’article 5, intitulé « Protection des limites territoriales des collectivités locales », précise que « Pour toute modification des limites territoriales locales, les collectivités locales concernées doivent être consultées préalablement, éventuellement par voie de référendum là où la loi le permet ».
Or, sans aucune concertation avec les collectivités territoriales ou les citoyens, la France a mis en œuvre, puis fait voter par son Parlement la suppression de neuf régions dans le cadre d’une nouvelle délimitation des régions [3] trahissant cette Charte : cette nouvelle délimitation n’a donné lieu à ni à des référendums [4], ni à une consultation des collectivités locales concernées, soit les régions, les départements ou les villes. Nombre d’entre elles se retrouvent, en application d’une loi élaborée de façon totalement centralisée et jacobine [5], au sein de très vastes régions administratives, ce qui fait de la France, dans sa partie continentale, l’unique pays démocratique dont toutes les régions administratives, à l’exception de l’Île-de-France, sont des géants géographiques [6].
Plus : Jean-Yves Leconte, Quelles variations de l’État de droit dans l’Union européenne ?
En 2021, le Sénat a fait le point de manière précise sur les situations diverses de l’État de droit dans les 27 pays de l’Union européenne. Un sujet majeur puisque sept États membres sont épinglés dans ce rapport solidement documenté et rédigé de manière accessible. Il permet de comprendre pourquoi l’Union européenne s’est récemment dotée d’un nouveau mécanisme, de nature financière, liant le versement des fonds européens aux États membres au respect par ceux-ci de l’État de droit. Un mécanisme dont la mise en oeuvre reste à évaluer.
Ce rapport est un document de référence dont les citoyens peuvent se saisir pour comprendre à la fois les variations de l’État de droit dans l’UE et l’urgence d’une action déterminée à ce sujet. L’un des rapporteurs, le sénateur Jean-Yves Leconte répond aux questions de Pierre Verluise pour le Diploweb.com.
Dans l’alinéa précité du préambule du traité sur l’Union européenne, figurent « la liberté » ainsi que le « respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’état de droit ». Or, dans le second semestre 2015, ce principe a été foulé aux pieds au moins à deux reprises par l’Union européenne.
D’une part, le Conseil européen a décidé, le 23 septembre 2015, par un vote à la majorité [7] d’approuver le plan de la Commission européenne portant sur les décisions de relocalisation de 160 000 demandeurs d’asile, c’est-à-dire sur une répartition quantitative des migrants.
Or, une telle décision de relocalisation est attentatoire aux droits de l’homme en voulant imposer autoritairement un pays de résidence. C’est une sorte d’assignation à résidence pour des personnes n’ayant commis aucun crime et n’ayant nullement fait l’objet d’une décision de justice. Elle consiste à traiter des êtres humains comme des marchandises. En effet, les réfugiés peuvent souhaiter choisir leur pays de destination en fonction de la présence des membres de leur famille, d’amis ou de relations susceptibles de les aider à s’insérer. D’ailleurs, comme nous l’avions prévu, les réfugiés ont d’eux-mêmes refusé de s’enregistrer pour être envoyés vers une destination dont ils ne veulent pas. Aussi, sur les 160 000 réfugiés que le Conseil européen avait décidé de relocaliser, à mi-décembre 2015, seules 184 personnes ont accepté d’être relocalisées.
Une autre atteinte de l’Union européenne à la liberté et au respect des droits de l’homme tient à l’accord acté le 29 novembre 2015 à la fin d’une réunion des chefs d’État ou de gouvernement de l’UE avec la Turquie. Déjà, la composition de cette réunion est discutable dans la mesure où l’UE aurait dû rencontrer, non seulement la Turquie, mais aussi les deux autres pays les plus concernés par l’exode des Syriens et des Irakiens, soit la Jordanie et le Liban [8]. Par ailleurs, l’UE s’est engagée à verser 3 milliards d’euros à la Turquie pour que ce pays réduise le flux des migrants, notamment syriens et irakiens vers l’Europe, négligeant la solidarité qu’elle devrait avoir avec la Jordanie et le Liban.
Alors que la Turquie est engagée dans une dérive liberticide, l’UE relance les négociations d’adhésion.
En outre, l’alinéa 4 [9] de l’accord précise que les parties « ont noté que la Commission européenne s’est engagée à mener à bonne fin, au cours du premier trimestre de 2016, les travaux préparatoires à l’ouverture d’un certain nombre de chapitres, sans qu’il soit préjugé de la position des États membres. Des travaux préparatoires pourraient ensuite également être entrepris sur d’autres chapitres. »
Suite à cet accord, le 14 décembre 2015, l’UE relance officiellement le processus d’adhésion de la Turquie à Bruxelles lors d’un conseil européen des ministres des affaires étrangères. Pourtant, il est contestable d’ouvrir de nouveaux chapitres pour l’entrée de la Turquie dans l’UE alors que ce pays a, au cours de l’année 2015, commis de nouveaux actes liberticides totalement contraires aux principes de l’UE, qu’il s’agisse de la répression violente de la minorité kurde, qui réclame une reconnaissance de son identité, ou de la multiplication des atteintes à la liberté de la presse. Par exemple, la Turquie a inculpé deux journalistes [10] qui ont publié des documents et des photos de camions des services de renseignements turcs allant en Syrie, camions dit « humanitaires » mais qui transportaient aussi des armes. Ils ont été mis en prison le 26 novembre 2015, inculpés d’« aide à une organisation terroriste, d’espionnage politique et militaire, et de révélation d’informations devant rester secrètes ». Le procureur a fait savoir, dès leur incarcération, qu’il demanderait 20 ans de prison.
Il faut également noter que la réouverture des négociations avec la Turquie intervient au cours d’une année historique, celle où la Turquie a, de nouveau, outragé la mémoire du million et demi d’Arméniens ayant subi le génocide de 1915, en maintenant non seulement son refus de reconnaître ce génocide, mais aussi en ne permettant guère à la petite minorité arménienne de Turquie, parfois aujourd’hui musulmane (après les conversions forcées postérieures à 1915), de retrouver son identité et son patrimoine, tout en maintenant le blocus sur l’Arménie
La Turquie a également dérogé à l’état de droit fermant les yeux sur l’exploitation par des passeurs de la misère des personnes fuyant les guerres civiles de Mésopotamie. De facto, le pouvoir turc est complice de ces organisations criminelles puisqu’il les laisse travailler quasiment en plein jour, notamment à Izmir, plaque tournante des migrants en partance pour la Grèce, c’est-à-dire pour l’Union européenne. Ainsi la Turquie n’a guère œuvré pour empêcher les organisations de passeurs, dont certaines sont très liées aux maffias turques, de percevoir environ 8 milliards d’euros. En effet, ce sont environ 1 million de migrants qui ont déboursé en moyenne 8 000 euros pour aller de Mésopotamie jusqu’aux pays européens susceptibles de leur accorder des droits qu’ils ne peuvent obtenir en Turquie [11], comme l’Allemagne ou la Suède, même si – et cela est peu connu –, en nombre de demandeurs d’asile par million d’habitants, le record reste détenu par la Hongrie [12].
Quant à la décision du 29 novembre 2015 selon laquelle « L’UE est résolue à fournir une première enveloppe de ressources supplémentaires de 3 milliards d’euros », elle pose problème au regard du faible résultat des sommes déjà versés à la Turquie depuis 2005 – près d’un milliard par an – notamment pour y faire progresser l’état de droit. N’y aurait-il pas une meilleure alternative, soit par exemple verser 3 milliards d’euros au Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) en demandant à la Turquie d’autoriser enfin le HCR à intervenir dans ce pays ?
Outre la démocratie et la liberté, l’année 2015 se trouve, dans l’Union européenne marquée par une certaine désaffection pour le principe de subsidiarité.
L’article 3ter du Traité sur l’Union européenne précise : « Le principe d’attribution régit la délimitation des compétences de l’Union. Les principes de subsidiarité et de proportionnalité régissent l’exercice de ces compétences. » Cet article est éclairé par le protocole « sur l’application des principes de subsidiarité et de proportionnalité » qui affirme que les parties contractantes, c’est-à-dire les États membres signataires, sont « désireuses de faire en sorte que les décisions soient prises le plus près possible des citoyens de l’Union ».
Pourtant, la subsidiarité s’est trouvée mise à mal à diverses reprises. Il suffit de lire l’ordre du jour du Parlement européen ou les textes qu’il vote pour constater qu’il traite de questions qui peuvent trouver des réponses appropriées et adaptées à la diversité des pays à l’échelon de chaque État.
Et la fin de 2015 a vu apparaître un projet de décision d’autant moins respectueux de la subsidiarité qu’il va au-delà de ce que serait une logique fédérale. Auparavant, il est vrai que l’UE s’était écartée de l’un de ses principes essentiels : ses règlements et ses directives ne doivent pas être mis en œuvre par une administration centralisée propre à l’Union européenne, mais par les administrations des États-membres, tout comme, en Allemagne ce sont les administrations des Länder qui mettent en œuvre la réglementation fédérale. Or, les décisions systématiques d’élargissement de l’Union européenne, de la zone euro ou de l’espace Schengen se sont réalisées sans prendre en compte le principe, donc sans vérifier que les États bénéficiaires d’un élargissement étaient effectivement en mesure de satisfaire leurs obligations. C’est l’une des raisons de la crise de l’euro [13].
Concernant l’élargissement improvisé de Schengen, pour rattraper l’erreur, l’Union européenne a créé des mécanismes comme Frontex, l’agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne. Cette agence, créée en 2004, soit sept ans après l’entrée de l’Italie, de la Grèce et l’Autriche dans l’espace Schengen, conduit des missions dans les eaux territoriales des États membres, ce qui donne parfois lieu, dans l’application concrète, à des tensions entre Frontex et les services frontaliers des dits États.
Mi-décembre 2015, la Commission de Bruxelles propose de créer, au sein d’une agence, un corps européen de garde-frontières et de garde-côtes censés gérer les frontières extérieures communes et pouvant être déployés dans un État membre même en l’absence de demande de cet État ou en l’absence de son autorisation. Et, le 16 décembre 2015, la chancelière allemande Angela Merkel affirme qu’elle va « militer au Conseil européen pour que les propositions de la Commission européenne soient rapidement débattues et adoptées » [14].
Une dérive centralisatrice qui ne peut que soulever l’émoi des Européens qui savent que l’avenir de l’Union européenne est étroitement lié au respect du principe de subsidiarité.
Or, l’application d’un tel projet ne pourrait conduire, sur le terrain, qu’à des tensions intra-européennes entre les administrations nationales et les gardes européens. Et surtout, elle reviendrait à changer la nature de l’Union européenne, sans même une modification des traités. En effet, l’UE se comporterait comme un État centralisé, voire impérial. Le ver serait dans le fruit car cette méthode jacobine pourrait alors se déployer dans d’autres domaines. Dans ce contexte, les ex-pays communistes d’Europe centrale et orientale risqueraient d’avoir le sentiment, ou de conforter ce sentiment qu’ils éprouvent parfois, que Bruxelles se comporte comme le Moscou de l’ère soviétique.
Au moment où nous rédigeons cette étude, la proposition de la Commission européenne d’un corps européen de garde-frontières a été reportée par le Conseil européen des 17 et 18 décembre 2015. Elle n’est donc ni officiellement rejetée, ni remplacée par une solution alternative comme un rétrécissement de l’espace Schengen, ce que nous avions proposé, pour remédier à des élargissements non maîtrisés [15] et éviter la faillite de cet espace.
Quoi qu’il en soit, le projet avancé ci-dessus par la Commission, et approuvé par Berlin, témoigne d’une dérive centralisatrice qui ne peut que soulever[ l’émoi des Européens qui savent que l’avenir de l’Union européenne est étroitement lié au respect du principe de subsidiarité->http://www.diploweb.com/L-Union-europeenne-post-Brexit-quelles-perspectives-geopolitiques.html]. Car si l’Union européenne se comporte de façon impériale avec les pays et les peuples qui la composent, s’appliquera à elle le titre du fameux livre de Jean-Baptiste Duroselle [16] : « Tout empire périra ».
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[1] Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe, Paris, Armand Colin - Sedes, 2014, partie 1.
[2] Journal officiel de l’Union européenne, C306, 17 décembre 2007.
[3] Loi du 17 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales, et modifiant le calendrier électoral.
[4] Pourtant, la France avait respecté cette Charte en organisant, le dimanche 24 janvier 2010, un référendum en Guadeloupe, Guyane et Martinique, sur la création d’une collectivité unique exerçant les compétences dévolues au département et à la région.
[5] Dumont, Gérard-François, « La réforme territoriale ou l’illusion jacobine », dans le site Big bang territorial de la RERU, Revue d’économie régionale et urbaine, 11 septembre 2014.
[6] Dumont, Gérard-François, « Dix questions sur la nouvelle délimitation des régions », dans : Torre, André, Bourdin, Sébastien (direction), Big bang territorial, Paris, Armand Colin, 2015. En outre, cette situation de géants géographiques n’améliore pas leur place dans l’UE ; cf. Luc Florent, « La place des régions françaises dans l’Union européenne : améliorée ou détériorée avec la suppression de 9 d’entre elles ? », Population & Avenir, n° 721, janvier-février 2015.
[7] La Slovaquie, la Roumanie, la Hongrie et la République tchèque ont voté contre le mécanisme. La Finlande s’est abstenue. La Pologne, jusqu’à présent réticente, s’est, au dernier moment, ralliée à la position de la France, de l’Allemagne et de la présidence luxembourgeoise de l’Union. Le 30 septembre 2015, la Slovaquie a officiellement décidé de déposer plainte auprès de la Cour de justice de l’Union européenne contre le plan de répartition des demandeurs d’asile car elle estime que la décision aurait dû être prise à l’unanimité et non à la majorité qualifiée.
[8] Dumont, Gérard-François, « Syrie et Irak : une migration sans précédent historique ? », Diploweb.com, 12 décembre 2015.
[9] Sommet européen, Déclaration et observations, 870/15, 29 novembre 2015.
[10] Can Dundar, directeur de la publication du quotidien Cumhuriyet et Erdem Gul, chef du bureau d’Ankara. De nombreux autres journalistes sont emprisonnés en Turquie.
[11] Impossibilité de déposer une demande d’asile, interdiction de travailler, pas de scolarisation des enfants, etc.
[12] Eurostat, 217/2015 - 10 décembre 2015.
[13] Cf. Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe : de l’Atlantique à l’Oural, Paris, PUF, 2015.
[14] Le Monde, 18 décembre 2015, p. 3.
[15] À noter que cette solution est finalement citée dans Le Monde (Arnaud Leparmentier), « Cinq révolutions pour sauver l’UE, 17 décembre 2015, p. 25.
[16] Tout empire périra. Une vision théorique des relations internationales, Paris, Publications de la Sorbonne, 1961.
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