Chercheur à l’Institut für Zeitgeschichte (Munich, RFA) Edouard Husson présente un bilan de la réunification allemande, à l’échelle nationale puis à l’échelle européenne. Il met en évidence les erreurs cachées du Chancelier H. Kohl et de ses partenaires européens. L’auteur apporte ainsi un nouvel éclairage à la dévaluation de l’euro par rapport au dollar, tout en brossant des pistes pour l’avenir.
DIX ANS après la réunification de l’Allemagne, deux observations majeures s’imposent, à l’échelle nationale.
Premièrement, en dépit de toutes les erreurs économiques et sociales commises par les Allemands de l’Ouest qui ont mis en œuvre la réunification, l’idée que les Allemands de l’Ouest et de l’Est étaient faits pour vivre ensemble apparaît comme une réalité. Ce qui donne raison au chancelier Willy Brandt déclarant, fin 1989 : "Maintenant doit grandir ensemble ce qui est fait pour vivre ensemble". Cette formule, certes, pêchait par optimisme, parce que la cohésion sociale de l’ex-Allemagne de l’Est a été mise à mal et qu’en l’an 2000, les Allemands des länder de l’Est avaient encore du mal à s’intégrer dans la nouvelle Allemagne. Cependant, les sondages indiquent qu’une majorité des allemands des länder de l’Est confient qu’ils n’imaginent pas vivre autrement qu’avec les Allemands des länder de l’Ouest. La réunification n’est donc pas remise en cause. Force est de constater, dix ans après la réunification, qu’elle correspondait à une réalité politique et historique. Tout homme politique ouest-allemand qui aurait dit aux Allemands de l’Est "restez chez vous, nous restons chez nous" serait allé contre une logique de l’histoire
L’occupation soviétique avait créé une situation totalement artificielle, que le général de Gaulle avait identifiée dès 1959, désignant la RDA comme un régime d’occupation. Pour lui, la vocation de l’Allemagne était de se réunifier dans ses frontières issues de la Seconde Guerre mondiale. Analyse historique distinguant qu’était née une Allemagne résultant de la conjonction entre la volonté bismarckienne, du sentiment d’unité nationale développé par les sociaux-démocrates dès l’époque de Bismarck, de la communauté d’expérience de la Seconde Guerre mondiale et du paradoxe suivant : le nazisme a, d’une certaine manière, achevé la révolution sociale de l’Allemagne. C’est à dire de niveler la société allemande, balayant l’essentiel de l’aristocratie au terme du III e Reich. En plus de cette communauté d’expérience, s’ajoutait la conjoncture internationale. Malgré tout, à l’Ouest comme à l’Est, on avait mis fondamentalement aucun obstacle insurmontable à ce que l’Allemagne soit un jour réunifiée. Sa division n’était qu’une situation provisoire, née et morte avec la Guerre froide. La réalité historique de l’Allemagne a été saisie par des hommes aussi différends que W. Brandt, D. Genscher, H. Kohl. Pourtant, les décisions prises sous l’impulsion de ce dernier lors du processus de réunification ont souvent été à courte vue, démagogiques et finalement malheureuses, alourdissant considérablement une barque traversant des eaux déjà mouvementées.
Ce qui nous conduit au deuxième point de cette étude à l’échelle nationale. Il existe un véritable malaise, parfois évoqué dans les médias de manière superficielle, en faisant allusion à l’extrême droite et au chômage. Il faudrait en approfondir l’analyse. La réunification a engendré pour l’Allemagne de l’Ouest et pour l’Allemagne de l’Est des coûts économiques, sociaux et culturels considérables. L’Allemagne mettra encore plusieurs décennies, peut-être trente à quarante ans - pour les surmonter véritablement.
Premier faux pas, en janvier 1990. Tous les experts, les instituts et la Bundesbank remettent au chancelier H. Kohl des rapports admettant la perspective de l’unité monétaire entre länder de l’Ouest de l’Est de l’Allemagne mais pas à la parité de 1 DM ouest pour un 1 DM Est, ni même 1 pour 1, 8 - ce qui a été fait finalement - mieux vaudrait, disent-ils, 1 pour 3, voire 3,5 ou même 4. Ces observations étaient frappées au coin du bon sens économique. Cependant H. Kohl sait très bien qu’imposer 1 pour 1 au bénéfice de la population et 1 pour 2 en ce qui concerne les banques, lui donnera aussitôt un succès politique extraordinaire à l’Est.
La preuve : le SPD y est en tête des sondages au début février 1990 mais quand l’annonce de la parité monétaire survient, le SPD dégringole et la CDU passe devant. Ce qui lui permet de gagner les élections de mars 1990. Il n’empêche que l’euphorie retombe très vite, parce que les Allemands des länder de l’Est se rendent très vite compte que cette parité avait plus d’inconvénients que d’avantages. Cela a aussi posé d’énormes difficultés à l’Ouest. L’industrie de l’Est étant laminée par la monnaie forte, il a fallut payer des indemnités aux Allemands de l’Est mis au chômage. Plus profondément, le boom provisoire de la consommation induit par cette parité a empêché les entreprises ouest-allemandes de penser à des réformes structurelles qu’elles auraient dû pourtant entreprendre à ce moment. L’argent facile a évité l’investissement à long terme, devenu difficile ultérieurement quand la Bundesbank a remonté ses taux d’intérêts. L’Allemagne s’est alors retrouvée dans une situation très délicate et cela n’a pas été sans lourdes conséquences sur le reste de l’Europe occidentale.
Deuxième erreur, dans la première moitié des années 1990. L’Allemagne de l’Est n’était pas un pays où la situation intérieure était réjouissante, mais le taux de fécondité des femmes était un peu supérieur à celui de l’Allemagne de l’Ouest, parce que le régime avait mis en place un système de crèches et d’assistance pour les femmes qui voulaient travailler. Près de 90 % des femmes en âge de le faire avaient un emploi. De manière paradoxale, la CDU au pouvoir, tout en déclarant défendre les valeurs de la famille et mettant en œuvre une politique assez restrictive en matière de législation sur l’avortement, s’est trouvée confrontée à la situation dramatique de nombreuses femmes de l’Est licenciées ou devant choisir entre avoir un enfant et travailler. Les années 1991-1995 sont ainsi marquées par plus d’un millier de stérilisations volontaires à Berlin, parce que femmes pensent que pour avoir une chance de retrouver un emploi, il ne faut pas qu’elles risquent une grossesse. D’où un paradoxe total : un gouvernement chrétien démocrate, si chrétien garde un sens dans cet adjectif, ne fait rien pour la politique de la famille et pousse des femmes à une attitude aussi désespérée. D’une manière générale, la fécondité à l’Est de l’Allemagne en l’an 2000 une des plus faible du monde, à proximité de 0,8 enfant par femme en âge de procréer.
Troisième problème : l’intégration politique et culturelle, voire mentale des allemands de l’Est. Prenons l’exemple de l’audiovisuel. Une commission indépendante a été créée avec l’appui du gouvernement de Bonn dans laquelle siégeait à parité des responsables de l’Est et de l’Ouest, pour d’établir les nouvelles règles dans les médias des nouveaux länder. Cela aurait pu bien fonctionner, avec une certaine tolérance mutuelle, mais le gouvernement Kohl a fait nommer un président de Commission doté de pouvoirs spéciaux. Par exemple, chaque membre de cette Commission, s’il voulait prendre la parole en public, devait d’abord lui soumettre le texte de sa déclaration. Le Président de cette commission étant un bavarois à l’anti-communisme peu nuancé, on s’est rapidement aperçu que le but de cette Commission était de mettre à pied le plus grand nombre de responsables de l’Est pour remettre les médias aux mains des grandes entreprises de presse de l’Ouest.
Quatrième épisode contestable : la façon dont la privatisation des entreprises a été menée par la Treuhand. Quand on écrira l’histoire de la Treuhand - et je crains qu’on ne l’écrive pas avant plusieurs décennies - on s’apercevra que le scandale du financement de la CDU sous les feux des médias en 1999-2000 était une petite affaire. En effet, certains repreneurs ont touché des subventions gouvernementales sous réserve de restructurer des entreprises tout en conservant des emplois, mais ils ont souvent utilisé des méthodes " à la Bernard Tapie " : empocher la subvention et licencier le personnel. Il existe d’innombrables exemples de ce type de comportement. Ces pratiques ont beaucoup traumatisé les allemands de l’Est.
Une partie de leur mécontentement a été canalisé par le parti communiste recyclé, le PDS. Outre les licenciés de l’appareil d’Etat, celui-ci a rallié de nombreuses voix dans les régions marquées par le dégraissage des entreprises, par exemple en Brandebourg, où il a atteint, dans certaines circonscriptions électorales, plus de 40 % des suffrages exprimés. Même si les chômeurs ne votent pas tous pour le PDS, force est de constater que le chômage avoisine là 30 à 40 % de la population active. La réunification a donc été menée tambour battant, à l’image d’un rouleau compresseur, avec des certitudes très fortes du côté de l’Allemagne de l’Ouest. L’idée dominante était qu’il fallait faire table rase du système communiste, sans concevoir la complexité du processus ni son coût humain.
H. Kohl aurait, au contraire, créé une sorte d’Union nationale entre la CDU et le SPD s’il avait eu le courage politique de dire aux allemands de l’Est : "nous appartenons au même peuple, nous avons à vivre ensemble, les allemands de l’Ouest feront beaucoup pour vous, mais il y a des mesures qui sont impossibles, parce qu’elles vous plongeront dans le chômage et la détresse. Tout n’était pas mauvais dans l’organisation de votre pays, nous allons voir ensemble ce que nous pouvons conserver". H. Kohl avait l’autorité nécessaire pour construire cette conciliation nationale et la réunification se serait probablement beaucoup mieux passée.
Aujourd’hui, alors ou parce que 150 milliards de DM ont été investis chaque année à l’Est de l’Allemagne, cette zone reste incapable d’avoir une croissance auto-générée. Si ces financements disparaissaient, ce serait généralement catastrophique, à l’exception de la Saxe où le ministre président Kurt Biedenkopf a su intégrer les bons cotés de l’héritage est-allemand, tout en misant sur les nouvelles technologies et les investisseurs étrangers. Dans la région de Dresde et de Leipzig existent de ce fait des secteurs qui possèdent déjà leur propre autonomie. Pour autant, le bilan global semble paradoxal : au lieu de dire aux allemands de l’Est "prenez-vous en main", on leur a imposé les règlements et fonctionnements de l’Ouest, créant par la même des ressentiments et des incompréhensions. Au tournant du XXI e siècle, les allemands de l’Ouest restent assez méprisants à l’égard de ceux de l’Est, qui à leur tour sont très durs avec les allemands de l’Ouest avec qui ils ont à travailler. Autre résultat, l’Allemagne de l’Ouest a ainsi financé bien davantage que ce qu’elle aurait eu à financer si la réunification avait été menée avec moins d’appétit politique de la part de Kohl et plus de bon sens.
Si l’on considère maintenant le bilan de la réunification allemande au regard des relations intra-européennes et internationales, il apparaît que le chancelier Kohl s’est comporté de manière tout à fait surprenante. L’Acte unique de 1985 comportait un volet diplomatique avec des clauses indiquant que tout pays membre de la CEE devait consulter ses partenaires pour les affaires intéressant l’ensemble communautaire, du moins les informer. Or, entre le 10 et le 30 novembre 1989, les partenaires européens n’ont été mis au courant de rien. Lorsque le 28 novembre le chancelier H. Kohl dévoile au Bundestag son plan de confédération en dix points de l’Allemagne de l’Ouest et de l’Est, tous ses partenaires sont surpris et furieux..
Un très mauvais climat européen s’est alors développé. Kohl a mené la réunification tambour battant, en se moquant de ce que voulaient les partenaires européens, parce qu’il était certain qu’il aurait l’appui américain. En effet, le président G. Bush a décidé de soutenir complètement H. Kohl, lui laissant carte blanche à une seule condition : que l’Allemagne réunifiée reste dans l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Résultat, un climat déplorable s’installe en Europe, notamment en France mais aussi au Royaume-Uni et en Italie. Celle-ci aurait bien voulu que Paris soit davantage en mesure de peser. Le Président de l’Union soviétique, M. Gorbatchev, a fait plusieurs fois appel à F. Mitterrand pour qu’il intervienne auprès des américains afin que l’Allemagne réunifiée n’intègre pas l’OTAN, mais l’Elysée s’est dérobé.
Lorsqu’on a voulu sortir de ces impasses diplomatiques, on a conçu la relance de l’Union économique et monétaire européenne. Or, celle-ci a été mise en œuvre pour des raisons politiques au moment même où il aurait fallut laisser l’Allemagne s’occuper seule de ses affaires monétaires, économiques et financières. Le moment était particulièrement mal choisi. Résultat, les problèmes spécifiques de l’Allemagne - liés à des décisions monétaires erronées comme la parité monétaire interallemande - se sont répercutés sur l’ensemble de l’économie européenne, de façon beaucoup plus forte que cela n’aurait été le cas autrement. Dans les années 1990 - 1992, il aurait été de l’intérêt de la France de se tenir à l’écart. L’économie française s’en serait beaucoup mieux portée. Au lieu de cela, la politique de franc fort via l’arrimage au mark a obligé la France a élever ses taux d’intérêts au-dessus de ceux de la Bundesbank. Ce qui - montrent les études économiques faites depuis - a valu à la France 600 000 à 1 million de chômeurs de plus. (cf. ci-dessous dans la rubrique Plus avec www.diploweb.com , un extrait d’un rapport récent à ce sujet) Evidemment, on s’est alors bien gardé de le faire savoir au plus grand nombre, au peuple souverain, pour préserver l’idée européenne, au besoin contre la démocratie.
Si vous observez les dix-huit premiers mois de l’Euro comme unité de compte, vous constatez une situation tout à fait paradoxale : l’Allemagne peut solder partiellement le passif de la réunification grâce à une dévaluation monétaire inavouée. Ceci, tout en préservant la réputation de l’économie allemande, puisque c’est la monnaie européenne, " cette lire camouflée ", comme on dit sur les marchés financiers ou dans les milieux conservateurs allemands, qui baisse. Le moment venu, les allemands pourront donc toujours prétendre que la responsabilité de la cette chute revient à l’Italie ou à la France qui cède aux revendications de chauffeurs routiers ou des cheminots de la Société Nationale des Chemins de Fers (SNCF). Alors qu’objectivement, l’Allemagne a eu les yeux plus gros que le ventre en voulant à la fois financer la reconstruction de l’Allemagne de l’Est mais aussi la transition de l’Union soviétique puis de la Russie, tout en restant le plus gros contributeur de l’Union européenne. Il faut y ajouter tous les problèmes indépendants de la réunification, à savoir les blocages de la société ouest-allemande et les réformes nécessaires. Ce qui chargeait beaucoup la barque.
D’autant que depuis les années 1980, l’économie allemande a beaucoup vécu sur sa réputation de qualité, mais la force du DM n’était déjà plus justifiée par un différentiel de productivité et de qualité des produits par rapport à ses partenaires européens. Avec l’arrivée à l’âge de la retraite de la génération du miracle économique allemand, qui a pratiqué une sorte de rédemption dans le travail pour sortir du nazisme, les actifs d’aujourd’hui ne fabriquent plus des produits véritablement supérieurs à ce que feraient des français, des italiens ou des américains. L’Allemagne était, avec ou sans la réunification, confrontée au début des années 1990 au paradoxe de vouloir à la fois combiner un système de prestations sociales les plus sophistiqués du monde et une démographie déclinante, sources de nombreuses difficultés pour le financement de retraites. Alors que l’Allemagne est un des pays d’Europe où l’on entre le plus tardivement sur le marché du travail tout en pouvant partir le plus tôt à la retraite. Sans parler de vacances beaucoup plus longues qu’ailleurs, de syndicats qui défendent des intérêts établis … La dévaluation inavouée de l’euro-mark qu’est l’euro n’est donc pas étonnante.
Pourtant les Allemands n’ont pas encore conscience de ce phénomène. Ils n’ont pas encore compris les raisons objectives pour lesquelles H. Kohl a été battu aux élections de 1998. On parle de l’usure du pouvoir et de l’affaire du financement de la CDU, mais ce n’est que la surface. En réalité, cette défaite sanctionne les impasses dans lesquelles H. Kohl a mis l’Allemagne, mais aucun homme politique allemand de l’ancienne Allemagne de l’Ouest en mesure d’intervenir de manière significative dans le débat public n’a eu le courage de dire franchement qu’avec ou sans l’euro, le mark devait être dévalué. D’ailleurs, celui qui le ferait serait aussitôt désavoué. H. Kohl a été mis à mal en 1999 par un scandale politico-financier, mais la CDU est tellement à cours d’idées qu’elle lui a demandée à la rentrée 2000 de revenir siéger dans les séances de travail du groupe parlementaire. Ceci témoigne d’un grand désarroi. D’autre part, l’ancien chancelier a été invité - contrairement à ce qui avait été prévu - à un certain nombre d’émissions et de commémorations pour le dixième anniversaire de la réunification.
De mon point de vue, il est malsain que le peuple allemand et ses représentants ne soient pas confrontés explicitement aux erreurs de la période Kohl. Et la France porte une lourde responsabilité dans ce climat délétère. La conséquence logique de la réunification aurait été de dire aux Allemands en 1990 - 1991 :"La France se réjouit de la réunification de l’Allemagne, mais vous avez de telles difficultés devant vous que nous vous laissons les résoudre et nous attendons pour prolonger la dynamique de la construction de l’Europe, l’Union monétaire attendra le temps qu’il faut. Nous attendrons que vous pensiez que tout a été fait pour que les nouveaux länder soient mis à niveau". Au lieu de cela, les Français ont été impressionnés par la capacité des dirigeants allemands à écarter tous les obstacles, sans le moindre scrupule, tout en restant par ailleurs relativement modérés. Par peur et par crispation, Paris a dit au moment le pire possible : "recommençons comme avant".
Même si cela n’a pas été calculé pour cela, il en résulte un avantage paradoxal pour l’Allemagne aujourd’hui : les dirigeants allemands n’ont pas à se mettre en face de la réalité, à savoir les erreurs commises. En bonne logique démocratique, il faut pourtant que ceux qui ont commis des erreurs soient sanctionnées. Certes, H. Kohl a perdu les élections de 1998 mais personne n’a expliqué pourquoi.
Or si l’on fait aujourd’hui un bilan de la réunification et des problèmes structurels de l’économie allemande, l’Allemagne apparaît comme une grande puissance économique en crise, comme les Etats-Unis l’ont été au début des années 1980 ou comme le Japon depuis quelques années. Si ce bilan était fait, il y aurait une certaine justice immanente qui permettrait à d’autres pays européens d’en profiter. Or le prestige allemand reste intact.
En fait, la réunification de l’Allemagne a été payée deux fois par les pays ouest européens. Une première fois au début des années 1990 par la politique des taux d’intérêts pratiqués en Allemagne et une deuxième fois par la dévaluation des monnaies européennes intégrées à l’euro-mark. Nous payons deux fois, mais ce n’est pas dit.
Les Hollandais, pourtant, ont l’impression d’avoir été floués par la monnaie commune : le rattachement de fait du florin au mark conduisait déjà à une relative sous-évaluation de leur monnaie. Et maintenant, ils doivent subir le déclin de l’euro.
Il y avait une réalité historique qui voulait la réunification d’une Allemagne démocratique pour la première fois de son histoire. Or, dans le même temps, les décisions prises ont eu des conséquences malheureuses sur le plan intérieur. Dans les faits, l’Allemagne n’est pas totalement réunifiée. Sur le plan extérieur, un pays comme la France n’a pas eu le courage de dire "faites ce que vous voulez, mais nous reprenons notre indépendance pour défendre nos intérêts le temps qu’il faut". Il en a résulté une situation tout à fait malsaine, l’Allemagne étant en situation prépondérante en Europe, ne serait-ce que par l’accroissement démographique induit par la réunification, a pesé sur toutes les décisions. Ceci d’autant plus que les Français se sont liés les mains via le traité de Maastricht. Pourtant, cette Allemagne était elle-même en voie d’affaiblissement. Il en résulte une situation paradoxale : la réunification de l’Allemagne a été accompagnée d’un affaiblissement de l’Europe. La manière dont l’Allemagne a imposé ses choix politiques en 1991 - 1993 dans la crise Yougoslave a sans doute précipité et accéléré la crise, empêchant de lui trouver une solution européenne satisfaisante et qui murisse avec le temps. De la même manière, la politique monétaire européenne à laquelle l’impulsion est donnée par l’Allemagne conduit plutôt à un affaiblissement de l’Europe dans son entier … et ce sont les américains qui viennent à la rescousse. Aussi bien dans les Balkans que pour soutenir l’euro.
Certes, les Américains souhaitent que l’Europe reste dans une situation de dépendance, mais s’ils souhaitent un partenaire soumis ils ne veulent pas pour autant d’un partenaire faible. Ils veulent un partenaire sur lequel pouvoir éventuellement s’appuyer. Or la Politique Etrangère et de Sécurité Commune européenne s’avère, jusqu’à ce jour, incapable de résoudre par elle-même un conflit. Quant au volet économique, le moins qu’on puisse dire est que durant la décennie 1990 toutes les occasions d’alimenter la croissance en Europe n’ont pas été saisies. Le décalage entre prospérité américaine et la situation européenne paraît flagrant, quoi qu’on dise sur les emplois instables ou précaires aux Etats-Unis, puisque les investisseurs internationaux font bien davantage confiance aux Etats-Unis qu’à l’Union européenne.
En fait, les américains sont profondément agacés par ce qu’ils considèrent être une incompétence européenne flagrante. Cependant, l’Allemagne souffre moins de ce discrédit à leurs yeux que les autres partenaires européens. Parce que l’Allemagne reste malgré tout le partenaire prioritaire en Europe. En 1999, la guerre du Kosovo a amplement démontré que Berlin est maintenant l’interlocuteur européen privilégié des Etats-Unis au sein de l’OTAN. La chaîne de commandement en Europe est constituée par l’axe Washington-Londres-Berlin. Paris se retrouve à la marge.
En ce qui concerne l’Europe centrale et orientale, on note une certaine incohérence allemande. Certes il y a eu beaucoup d’investissements allemands, de nombreux efforts diplomatiques pour constituer une zone de sécurité autour de l’Allemagne, comme en témoigne la priorité donnée à l’intégration de la Pologne, de la République Tchèque et de la Hongrie à l’OTAN. L’éclatement de la Yougoslavie en est un autre signe, avec la réduction de l’Autriche à l’état de satellite de l’Allemagne réunifiée et tous les problèmes psychologiques que cela pose.
En même temps, les Allemands sont très freinés par l’histoire et restent très prudents. Ils ont déployé des efforts diplomatiques et médiatiques extraordinaires pour prouver qu’ils n’avaient pas fait de bêtises en ex-Yougoslavie, ils demeurent très hésitants en Tchéquie … De plus, ils se mettent à eux-mêmes des obstacles, par exemple à propos des Sudètes, en ne faisant pas le nécessaire pour tourner la page.
Ainsi, l’Allemagne est à la fois la grande puissance en Europe centrale - elle serait en mesure d’imposer ou de bloquer l’élargissement de l’Union européenne - mais en même temps, l’Allemagne est devenue un géant économique affaibli et une puissance politique plus hésitante qu’elle n’en a l’air. Tout en devenant en 1990 une puissance politique de premier rang, l’Allemagne a vu sa puissance économique relative s’affaiblir pour reposer sur des bases plus incertaines. Bien sûr, les Allemands appuieront tout ce qui peut leur permettre de créer une zone de sécurité et d’assurer leurs zones d’intérêts : les pays baltes, l’Europe centrale, la France de l’Est et du bassin parisien et l’Italie du Nord. Berlin cherche à neutraliser ces zones pour quelles ne lui posent aucun problème diplomatique. De ce point de vue, l’Allemagne a plus ou moins réussi en Europe centrale. Cependant, que se passera-t-il le jour où la Tchéquie aura des difficultés économiques majeurs ? Que se passera-t-il quand surviendra un problème entre Roumains et Hongrois ? Que fera Berlin quand non seulement le Danemark mais peut-être la Suède et la Grande-Bretagne auront dit non à l’euro ?
Comme souvent, les Allemands s’avèrent de très bons tacticiens mais de mauvais stratèges. Il leur manque la hauteur de vue et la capacité à renoncer à des intérêts à court terme pour assurer des réussites à long terme, ce qui définit le stratège. A vivre au milieu d’eux, je vois chaque jour que les Allemands sont de très bons tacticiens, parce que ce sont de gros travailleurs, avec une bonne connaissance des dossiers spécifiques, mais ils ont beaucoup de difficultés à coordonner leurs efforts et ils commettent souvent de grosses erreurs de calcul à long terme. Ce qui les sauve, c’est qu’il y a en Europe des pays comme la France qui veulent bien payer leurs erreurs.
On est passé en France d’un excès de méfiance à un excès de confiance. Les hauts fonctionnaires français et allemands se rencontrent tellement souvent qu’ils en oublient parfois les intérêts de la population qu’ils sont censés représenter et administrer.
Pour repenser les relations franco-allemandes, il faudrait apprendre à dire la réalité telle qu’elle est et dire ce que l’on veut. La France s’est pourtant fait un énorme tort en Europe en se mettant à la remorque de l’Allemagne et en traitant de haut ce qu’on appelle les "petits" pays. Parler avec les hollandais, les danois, les espagnols ou les italiens serait pourtant porteur d’une alternative. La France a beaucoup déçu les "petits" pays, mais elle pourrait se faire leur porte-parole, ne serait-ce que parce que toutes les voix comptent. Le dialogue forcé, voire sado-masochiste, du "couple" franco-allemand, devient caricatural. Parce que le fait de la relation est devenu plus important que le contenu et le rapport de forces au sein de cette relation. La France accepte d’être dominée, sous réserve que cela ne se sache pas. Ce qui trompe peu de gens en dehors de l’Hexagone. Il faudrait sortir de cette logique perverse et le meilleur moyen serait que la France devienne la voix des "petits" pays. Ce qui permettrait une remise à plat nécessaire et positive au sein de l’Union européenne.
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Plus à ce sujet : Pierre Verluise, 20 ans après la chute de Mur. L’Europe recomposée, Paris : Choiseul, 2009. Voir
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