François Géré est Directeur de l’Institut Français d’Analyse Stratégique (IFAS). Il se spécialise à partir de 1980 dans l’étude des différents courants de la pensée stratégique française et américaine depuis 1945. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique, l’association à laquelle le Diploweb.com est adossé.
Dans le cadre de sa série consacrée au grands stratèges français, François Géré présente une étude richement documentée, puissamment pensée et clairement rédigée de l’oeuvre du général Lucien Poirier (1918-2013). Il présente successivement l’arme nucléaire comme une rupture dans le continuum de la violence armée organisée (I) ; Un savoir stratégique pour quoi faire ? (II) ; La stratégie dans toutes ses dimensions (III).
2 août 1918 Naissance à Ingré (Loiret).
Il est possible de diviser la carrière de Lucien Poirier en quatre périodes.
1938-1945 Entré à Saint-Cyr, il est fait prisonnier en 1940. La captivité en Allemagne est occupée par de nombreuses lectures. C’est aussi l’occasion pour le jeune lieutenant de se lier avec le philosophe Jean Guitton, le poète catholique Patrice de La tour du Pin, le futur polémologue et général René Carrère et de nouer des relations avec d’autres jeunes officiers avec qui il travaillera durant les années suivantes.
De 1951 à 1962 Poirier est affecté en Indochine dans la Légion étrangère où il sert comme officier de 2ème bureau sous De Lattre et en Algérie où il effectue deux périodes (1955-57 et 1960-62).
La troisième période 1965-1974 comporte sept années au Centre de Prospective et d’Evaluation (CPE) du ministère des Armées où il établit les principes de la stratégie française de dissuasion nucléaire, suivie par quatre années à l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN) où il dirige la section des affaires militaires. Il quitte le service actif comme général de brigade à l’âge de 56 ans.
La quatrième période (1975-1991) se déroule à la Fondation pour les Etudes de Défense Nationale (FEDN) où il dirige les recherches et les Etudes en compagnie de son ami le général Maurice Prestat, spécialiste des opérations psychologiques. Il fonde la revue « Stratégique » et plusieurs collections dans lesquelles il publie certains des travaux des années précédentes.
Entre 1967 et 1986 Poirier est chargé d’enseignement dans les universités et grandes écoles où il fait connaître la stratégie nucléaire et la théorie stratégique.
Après sa retraite il poursuit sa réflexion théorique dans plusieurs ouvrages, notamment « La crise des fondements », « Stratégie théorique III », « Le chantier stratégique », « La réserve et l’attente » et un important « Eléments de stratégique » (inachevé, non publié).
Il meurt à Versailles le 10 janvier 2013.
La lecture de Poirier est réputée difficile. Elle convient mal, il est vrai, aux esprits hâtifs peu soucieux d’approfondissement. Le terme « Stratégie théorique » est une appellation à prendre au sérieux qui signale la volonté de théoriser la pratique militaire. Pratique de nature exceptionnelle puisqu’elle recoure aux effets de violence physique afin de modifier l’état des situations à travers un processus permanent de destruction-création. Il arrive aussi que des lecteurs opposent la clarté de Beaufre à l’obscurité de Poirier : pure apparence. On croit avoir compris Beaufre tant il paraît limpide. Cette transparence masque sous des phrases concises mais elliptiques une extrême complexité que ne parvient pas à retenir la première lecture. Au fil d’une écriture plus tourmentée, Poirier dévide le cheminement de la pensée créatrice. Il analyse, déconstruit puis synthétise tandis que Beaufre analyse et synthétise d’emblée. C’est ce cheminement qui, à l’égard de Poirier, rebute le lecteur trop pressé d’arriver à la conclusion.
On comprend que le militaire éprouve parfois quelque difficulté à se retrouver dans un discours qui part de son métier pour atteindre à une abstraction surprenante qui peut lui paraître gênante même en ce qu’elle révèle. Car abstraire c’est se retirer, se mettre à distance de l’objet pour pouvoir le comprendre après en avoir distingué les parties puis finalement le restituer, intelligible, précis, forcément décalé par rapport à l’idée grossièrement intuitive que le praticien pouvait en avoir. Ce faisant, Poirier oblige le militaire à se regarder comme en un miroir qui ne se bornerait pas à le refléter mais qui décomposerait les traits de son visage pour en restituer une image certes décalée, mais plus fidèle parce que véritablement synthétique. Ce qui vaut pour les hommes s’applique également aux faits. Au sein du mouvant et du multiple, confronté au changement des événements et à la combinaison imprévisible de trop nombreux facteurs, Poirier recherche et isole des invariants ; ceux-là qui permettent de rendre durablement intelligibles donc lisibles et interprétables les accidents chaotiques de la conjoncture. « Théoriser la stratégie…C’est d’abord dévoiler et identifier, dans les faits, événements et phénomènes la manifestant, ceux qui sont récurrents et que l’on peut ériger en objets de pensée isolables mais entre lesquels existent certaines relations régulières ». [1]
L’œuvre monumentale s’est édifiée sur deux piliers. Le premier est une interrogation sur l’action, le second une enquête sur la violence armée organisée.
L’objet de la réflexion de Poirier est l’action, sa conception, ses développements. L’action, domaine du stratégiste qui analyse et théorise, se distingue de l’agir propre au stratège qui se fixe des buts à atteindre. L’agir est tension dans le présent et le futur alors que l’action constitue la mémoire de l’agir, de ce qui n’est plus qu’histoire. [2] Mais loin de se contenter d’une description phénoménologique de l’agir porté par les acteurs (les politiques) et les actants (les systèmes de forces), il développe une théorie de l’agir en milieu conflictuel en s’interrogeant sur les mécanismes mentaux au travail chez les stratèges et les stratégistes. Comment font-ils pour faire ? C’est-à-dire pour concevoir et exécuter leur projet (agir) et pour élaborer un savoir sur la pratique (action) ?
En parallèle Poirier développe une réflexion philosophique, parfois métaphysique sur un objet primordial : la violence armée organisée (VAO). La guerre est une épreuve sanglante des volontés qui s’incarne dans la chair des hommes. La guerre, rappelle constamment Poirier, y compris dans ses schémas apparemment les plus abstraits a deux compagnes, couple tragique, la peur et la mort, la peur de la mort. Particulière et générale, individuelle et collective, militaire et civile (la séparation n’a eu de valeur vraiment discriminatoire et respectée que durant de brèves périodes).
Ce double questionnement sous-tend une œuvre que nous allons présenter en trois parties. La première, la plus célèbre, porte sur la stratégie de dissuasion nucléaire (SDN) ; la deuxième touche au rôle de la violence armée organisée telle qu’elle s’exprime dans les faits et dans l’analyse qu’en ont développé les stratégistes depuis l’origine, constituant ainsi le vaste champ de la culture stratégique que Poirier, en l’exposant, a contribué à enrichir. La troisième partie est consacrée à la théorie stratégique, notamment à la structure politico-stratégique et à ses composantes majeures : politique et stratégie des moyens.
Il convient en préambule de présenter ce qui fait le caractère original de l’œuvre, à savoir l’élaboration d’un langage particulier et le recours à un outillage spécifique.
La stratégie comme langage
Les esprits pressés, les demi-habiles critiquent la complexité et la trop difficile lecture d’une œuvre caractérisée par la rigueur logique et la maîtrise de la langue. Epistémologue, Poirier est aussi poète au sens où il donne au langage une importance majeure en référence constante à Paul Valéry. Cette poétique s’identifie au savoir-faire, la technè des Grecs anciens qui, plus exactement que les termes de science ou d’art, définit la stratégie. Le langage travaille la réalité stratégique comme la main du sculpteur ou du potier la matière qu’ils façonnent. En ce sens on peut dire que la stratégie est structurée comme un langage. D’où l’aversion pour la pensée « de proximité » et d’approximation, la langue incertaine de ses mots qui trahit l’insuffisance de la compréhension des objets et de leurs relations. Poirier dédaigne l’opinion fondée sur l’affreux « moi je pense que… » dont ad nauseam nous sommes abreuvés lors de débats inconsistants dominés par la subjectivité. [3] Avare d’interviews, Poirier répugnait à écrire de courts articles dans la presse n’y trouvant pas l’espace de respiration dont il avait besoin. Mais en dépit de ce retrait délibéré du spectacle du monde, l’influence est devenue considérable. La puissance de la langue de Poirier est telle que, par imprégnation, nous en sommes venus à utiliser ses catégories sémantiques, ses expressions normatives, parfois même sans en avoir conscience.
Les outils du théoricien se ramènent à cinq catégories : la méthode, la prospective, la probabilité, l’analyse systémique et l’histoire.
La méthode
Ce qui distingue les écrits de Poirier et, somme toute, de tout théoricien, de tout concepteur, c’est l’existence, à savoir la recherche et la mise au point d’une méthode, en fait d’un système conceptuel de définition, de sélection et d’investigation des objets. Déjà Ailleret réclamait et proposait une méthode d’analyse de l’impact de l’arme atomique sur la stratégie. Beaufre n’hésitait pas à caractériser la stratégie comme une méthode. C’est l’existence et l’application d’une méthode qui permet au théoricien de se distinguer de la vulgate, d’émerger hors du flot erratique des opinions. La méthode est donc « une voie privilégiée parmi toutes celles qui se proposent à l’esprit pour organiser son travail sur un objet qu’il veut connaître ou sur lequel il entend agir… Partir d’axiomes, postulats et principes de cohérence d’abord de discriminer les vrais des faux problèmes… ensuite indiquer la démarche intellectuelle par laquelle choisir… les opérations mentales et matérielles capables d’accroitre les chances de solutions satisfaisantes… En bref, notre méthode devrait être d’abord une problématique de la stratégie… ensuite, une logique opératoire qui ne préjuge en rien les données concrètes qu’elles traitent, a fortiori, la stratégie qui en découlera. Elle doit nous aider à répondre à ces questions : que faire et pourquoi, et comment le faire ? » [4] « Le statut épistémique de la pensée sur l’action est ambigu : elle doit distinguer, d’une part les faits et phénomènes spécifiques de l’actions stratégique et, d’autre part, les événements par lesquels ceux-ci s’incarnent et s’inscrivent dans la réalité en un lieu et un moment géohistoriques…. La guerre par exemple est un fait et un phénomène de société ; la guerre de 1914-18 et celle de Corée sont des événements localisés et datés... Les objets de la pensée théorique se présentent donc à l’analyste sous deux aspects : celui du fait, et celui de l’événement » [5]
Deuxième outil : la prospective
Elle « n’est pas réductible à une analyse prévisionnelle », ne se limite pas à l’art de la conjecture (quel avenir est le plus probable ?) » [6] En outre la prospective de défense n’est pas désintéressée mais sous-tendue par le concept de survie avec l’intérêt national comme finalité. « L’originalité singulière de la prospective de défense par rapport aux autres domaines d’application de la prospective comme la concurrence économique git dans la rencontre entre deux projets polémiques ». [7] « Notre situation réciproque est non seulement polémique (conflit des libertés visant des buts concurrents) mais aussi stratégique… Il est donc obligatoire d’intégrer le Contre-projet prospectif : Une liberté de concevoir et une volonté d’agir qui s’opposent à notre liberté et à notre volonté » [8] Formulation proche de la définition de la stratégie par Beaufre :« Art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit » à quoi Poirier ajoute le concept classique de liberté d’action. Les possibilités de choix sont elles aussi l’objet du conflit selon que chacun cherche à accroître les siennes tout en réduisant celles de l’adversaire et réciproquement.
La logique probabiliste constitue le troisième outil
Poirier a insisté sur l’importance que revêtirent pour lui les travaux de Pierre Vendryès, auteur d’un vaste ouvrage « l’homme et la probabilité » qui introduit la notion « d’espérance historique » [9] (1952). Elle combine : « l’enjeu, les chances de l’obtenir et les possibilités de le conquérir. » « Je retrouvais là grosso modo mon concept d’espérance de gain, produit de la valeur de l’enjeu du conflit par la probabilité de son acquisition ou de sa conservation devant les réactions adverses. [10] Ce qui se traduit par une formulation symbolique simple utilisée pour représenter le « jeu » de chacun des acteurs de la dissuasion.
Sa>1
Sa=Ga/Ra=Ea.p1/Ca.p2
Soit S pour stratégie, a pour agresseur, G étant le gain, R le risque, E la valeur de l’Enjeu et C le coût du conflit pour le candidat agresseur. Se démarquant de Vendryès, comme de l’approche également probabiliste de Gallois, Poirier insiste sur le rôle décisif des incertitudes dont rendent compte les valeurs p1 ou p2. [11]
L’analyse systémique
Initialement dans les années 1960, Poirier écarta l’approche systémique lui préférant l’analyse structurelle (il se garde de dire structuraliste). C’est vingt-cinq ans plus tard qu’il y fait appel car à ce moment de sa réflexion le besoin s’en fait sentir. [12] En effet la fin de la guerre froide, de la polarisation fait place à l’état ordinaire du monde, revenu à sa complexité et à son désordre naturels. Les Etats-Unis ne sont pas parvenus à imposer l’unipolarité impériale qui n’est pas dans leur nature politique profonde. En dépit de la poussée de fièvre néoconservatrice, il n’y aura pas de « new world order ». Au contraire l’interventionnisme du président G.W. Bush, involontairement prolongé par celui de l’administration Obama, aggrave et accélère le processus de délitement chaotique dans ce que j’appelle les « géosystèmes conflictuels intercalaires » tels que le Moyen Orient.
Le recours à ce nouvel outil conduit Poirier à établir la stratégie militaire sur une triade : organisation, énergie, information dont on considérera les implications théoriques. [13]
Théoricien, épistémologue, Poirier emprunte une partie de son langage aux sciences dures traditionnelles et à la modernité scientifique. Les références sont nombreuses tant aux classiques (Descartes, Leibnitz, Pascal, Carnot, Laplace…) qu’aux modernes avec la théorie du chaos (David Ruelle), de la catastrophe (René Thom). Inspiré par ces modèles, transposant concepts et méthodes, Poirier recherche une approche toujours mieux fondée, toujours plus fine et précise de cette science stratégique qu’il élabore à partir du double matériau de l’agir et de la pensée de l’agir.
Enfin, instrument de prédilection, l’histoire
L’œuvre de Poirier fait paraître une exceptionnelle érudition sur l’histoire militaire. En témoignent des centaines de pages d’analyses des grandes batailles depuis Kadesh jusqu’à la guerre de Corée en passant par des études particulièrement précises de l’époque napoléonienne. Toutefois, s’il reconnaît l’importance capitale de l’histoire, Poirier n’est en rien un historien militaire. Il trouve dans cette discipline un matériau utile dès lors qu’il est assez transposable pour inspirer la réflexion stratégique actuelle et prospective, tournée vers l’action. Ainsi en va-t-il d’ailleurs des autres disciplines où il puise, y trouvant ce qui va servir au raisonnement stratégique. Ceci pour dire que la formulation de la stratégie nucléaire eut été impossible si elle n’avait été nourrie par une connaissance et une récapitulation systématique des stratégies antérieures pratiquées et pensées comme on va le constater dans la troisième partie. L’histoire n’est que la contribution majeure mais insuffisante à la généalogie de la stratégie.
C’est muni de cette panoplie que Poirier, à partir de 1964, s’engage dans la grande aventure conceptuelle de l’établissement des principes de la stratégie française de dissuasion nucléaire.
Première partie
L’arme nucléaire une rupture dans le continuum de la violence armée organisée
L’irruption de l’arme nucléaire bouleverse les rapports traditionnels entre la politique, la stratégie, la guerre et les opérations militaires. Cette « révolution copernicienne » est triple. Elle inverse les hiérarchies établies entre les grandes catégories de l’action ; elle impose de nouveaux équilibres entre les modes stratégiques ; enfin elle consacre la dimension du virtuel en imposant une révision du mode de calcul stratégique par lequel on envisageait le rapport entre les chances de succès et les risques d’échec.
Le premier renversement vient de ce que la guerre n’englobe plus la stratégie mais c’est la stratégie qui l’intègre. Car elle se hausse au niveau de la pensée et de la prise de décision politiques dont elle devient de fait une catégorie permanente, indépendante des situations de guerre ou de paix. « La guerre n’était plus désormais qu’un des modes, parmi d’autres, d’une stratégie intégrale prenant en charge le projet politique pour l’accomplir malgré les oppositions et avec l’aide d’adversaires-partenaires coexistant au sein du système international. » [14]. Poirier en infère l’existence d’une structure politico-stratégique comme on le verra dans la seconde partie.
La deuxième transformation porte sur la relation d’équilibre entre les modes classiques de la stratégie militaire, l’offensive et la défensive.
Comme ses prédécesseurs Poirier mesure et établit l’ampleur de la mutation liée au fait nucléaire. Les propriétés de l’arme nucléaire (puissance de destruction, instantanéité, effets radioactifs durables) imposent une transformation dimensionnelle de la quantité de violence utilisable. Avec le passage du temps, réfléchissant sur la décennie 1960 il lui est possible, mieux encore que ses aînés de constater l’avancée des capacités balistico-nucléaires à savoir la combinaison de l’arme avec un vecteur auto-propulsé dont la vitesse de rentrée dans l’atmosphère ne permet pas l’interception, sauf à des niveaux forcément insuffisants. Certes il faut relever de nouveaux défis techniques : problèmes de ciblage, de pénétration atmosphérique, de fabrication d’une tête nucléaire adaptée ; problèmes considérables aussi d’adaptation au vecteur sous-marin. Toutefois la difficulté proprement stratégique se trouve considérablement simplifiée car l’acquisition de ces nouveaux systèmes engendre une radicale et durable transformation du rapport entre offensive et défensive. L’interception à 100% n’a jamais existé et jamais n’existera. Toutefois les dommages subis, même importants, demeuraient tolérables au sens où il était possible de se protéger par de multiples méthodes contre l’explosif classique. Londres a survécu aux raids nazis. Il reste une population allemande et japonaise après les bombardements de saturation de 1944-45. Mais que reste-t-il d’Hiroshima ? Que resterait-il d’une grande métropole atteinte par une seule charge thermonucléaire soit cent fois Hiroshima ? La réponse s’impose avec trop de certitude pour que nul ne se risque à voir le résultat final.
La terreur inspirée par l’assurance d’une destruction mutuelle devient si puissante qu’elle impose un nouveau mode de calcul stratégique. Bien entendu pour être assuré ce calcul exige des mesures, une évaluation entre les capacités d’interception affichées et les performances connues et attestées par les essais des missiles et des antimissiles. Ce à quoi s’attache Poirier en collaboration avec un autre officier, Alain Bru. Leurs travaux furent partiellement rendus publics dans deux livraisons de la RDN en novembre et décembre 1968 au moment même où la France venait de démontrer à Mururoa son accession à la capacité thermonucléaire sans qu’il soit fait mention de leurs grades, qualités et appartenances.
Ce triomphe de l’offensive technico-opérationnelle débouche sur un paradoxe politico-stratégique. La capacité exorbitante de destruction est inutilisable pour l’agression. Le « joueur en premier », quand bien même défierait-il tous les principes de l’éthique, voit ses velléités irrémédiablement bridées par la crainte de représailles toujours possibles. L’arme nucléaire serait-elle donc inutile sans qu’on puisse en retirer un quelconque bénéfice ? Non pas dès lors que l’affrontement change de dimension, d’espace de représentation. C’est l’avènement d’une stratégie du virtuel qui fait « passer de la catégorie du possible-impossible à celle du probable-improbable, c’est-à-dire de la notion d’emploi à celle de menace d’emploi. » [15]
Ainsi s’impose une troisième révolution : la consécration de la stratégie du virtuel qui constitue une manière nouvelle de faire jouer la force militaire au service du projet politique. Auparavant, pour produire ses effets il fallait que l’épreuve de force soit réelle, délivrant ses effets de destruction physique afin d’infléchir la psychologie des gouvernements et des peuples. Dans l’ère prénucléaire la guerre a été principalement presqu’uniquement pensée comme réalité. Poirier considère que les manœuvres de dissuasion de la guerre n’étaient que marginales, au mieux retardatrices de l’inévitable épreuve des forces réelles à laquelle on s’était préparé. Cette dissuasion ne se fondait que sur la faible probabilité de succès et non sur le risque nucléaire exorbitant. » [16] Aujourd’hui, la stratégie du virtuel « pose que l’on peut influencer l’adversaire, peser sur sa volonté politique …et orienter ses décisions stratégiques dans le sens souhaité, non plus en s’engageant dans une effective épreuve de force, dans une guerre réelle mais en créant des représentations mentales de ce qui pourrait advenir réellement, en misant sur l’effet que peut produire, dans l’esprit des décideurs adverses, leur représentation imaginaire de leur risque, ou coût probable de la guerre, comparé à l’enjeu du conflit, et à leurs espérances de gain. » [17]
Cette triple mutation se fonde sur une première généalogie de l’analyse stratégique des implications politiques de l’arme en laquelle Poirier se reconnait deux héritages intellectuels. Le premier est français. Trois noms sont retenus : de Gaulle, Beaufre et Gallois [18]. Etrangement Poirier ne mentionne que marginalement Charles Ailleret dont il a pourtant lu l’« Essai de stratégie nucléaire ». Intuitivement, comme chez Beaufre, on sent une distance culturelle par rapport à ce « grand technicien ». Mais davantage, il me semble que la pensée d’Ailleret est comme absorbée dans et par celle de de Gaulle. Excès d’hommage sans doute, bien plus qu’une opposition sur des événements douloureux comme ceux d’Algérie. Le décès d’Ailleret et l’abandon de facto de ce ballon d’essai n’ont jamais pu donner corps à une éventuelle controverse. Par ailleurs Poirier se démarque de Raymond Aron dont il relève l’incrédulité à l’égard de la faisabilité d’une capacité purement française de dissuasion nucléaire et la préférence pour un ralliement atlantique sous l’ombrelle protectrice des forces des Etats-Unis.
Le second héritage est américain. Sont mis en avant les noms de Henry Kissinger, d’Albert Wohlstetter, de Thomas Schelling, d’Herman Kahn ainsi que Bernard Brodie. Poirier a été impressionné et séduit pas la richesse et la diversité pluridisciplinaire de la réflexion américaine de la fin des années 1950 et 1960. Il ne s’agit ni de copier ni de s’incliner mais de tirer parti pour la France de cette réflexion issue de la première puissance nucléaire mondiale.
Partant de la nouvelle « stratégie du conflit » (Schelling), de l’équilibre instable de la terreur nucléaire (Wohlstetter), de la pensée de l’impensable (Kahn), comment formuler une stratégie nucléaire pour le « faible » qui soit efficace pour servir un projet politique efficace tout en demeurant à sa portée ? Que retirer des spéculations intellectuelles de la super puissance (le fort) qui serve à formuler un modèle crédible ? A partir de cette lecture des implications d’une dissuasion du fort au fort, Poirier va pouvoir formuler le modèle concevable pour la France.
La batterie de concepts fondateurs de la stratégie nucléaire
L’axiome de base : l’autonomie de décision
C’est la volonté de et la capacité à s’imposer sa propre loi (nomos) à l’exclusion de tout « autre ». Elle ne se confond pas avec l’indépendance nationale. Car nul, parmi les alliés, n’a songé remettre en question la souveraineté de la France. Elle correspond au refus de l’intégration dans un système où la décision échappe à chacun des acteurs pour se trouver soumise à une volonté collective dont on sait, en pratique, qu’elle correspond aux choix et décisions d’un Etat dominant du fait de sa puissance. Or l’extrême gravité de la décision nucléaire ne tolère ni le partage et moins encore la soumission à des intérêts autres que nationaux. [19] Cela revient à poser comme le fit de Gaulle la question des alliances « qui n’ont pas de vertus absolues, quels que soient les sentiments qui les fondent… » au regard de la « libre disposition de soi-même ». [20] Poirier relève que le chef de l’Etat « énonce ici le problème fondamental de toute stratégie : comment acquérir et conserver la liberté d’action sans laquelle toute politique est condamnée à une sujétion plus ou moins déguisée. » [21] Sur ce concept majeur qui trame de Foch à Beaufre en passant par l’amiral Castex la pensée stratégique, Poirier reviendra de manière décisive pour en préciser la nature et la portée à l’occasion de la guerre du Koweït de 1990-91. « Liberté de choisir et de décider, la liberté d’action n’a de sens que si on la définit comme la résultante des libertés d’action élémentaires ou degrés de liberté que les duellistes possèdent ou qu’il leur faut restaurer contre leurs contraintes, dans chacune des dimensions géographique, technique…etc. de la stratégie. » [22] S’établit donc entre chacun une dissymétrie évolutive déterminée par la recherche de l’accroissement de ses degrés de liberté d’action tout en réduisant ceux de l’autre.
La loi de l’espérance politico-stratégique et le calcul probabiliste
« Toute entreprise politico-stratégique n’est rationnelle… que si l’espérance de gain attachée à son projet demeure supérieure aux risques consécutifs aux oppositions qu’elle rencontrera nécessairement. » [23] On a relevé l’importance des travaux de Pierre Vendryès. Toutefois Poirier y trouve une limite. En effet cette conception évacue le risque qui « s’identifiait au produit du coût –pertes et dommages de toute nature- des opérations conçues pour acquérir et conserver l’enjeu malgré l’Autre, par probabilité de payer ce coût. » [24]
Dans la stratégie du virtuel se produit un autre renversement majeur qui correspond à l’évaluation de l’espérance de gain au regard du risque de perte. La dissuasion conventionnelle est d’autant plus déficiente que la probabilité d’occurrence de la riposte ne garantit jamais une perte exorbitante dépassant la valeur de l’enjeu. Il est donc toujours possible de « jouer », de s’essayer à la guerre, en considérant que la défaite n’apportera, somme toute, qu’un préjudice limité dont aisément, il sera possible de récupérer.
La situation dissuasive est résumée symboliquement par la formule :
P=k*G/R=k*EP1/CP2
Où
P est la probabilité d’agression
K est une constante
G l’espérance de gain
R le risque probable
C’est sur cette base probabiliste que Poirier construit le modèle particulier à la France, puissance moyenne.
Le modèle du faible au fort : suffisance et crédibilité
Comme ses prédécesseurs Ailleret et Gallois, Poirier considère que la crédibilité « constitue le pivot du raisonnement dissuasif » avec ses deux composantes : matérielle (les forces) psychologique (la résolution du décideur face à la menace). [25]
« La crédibilité porte donc sur la valeur de la menace telle que se la représente le candidat-agresseur. Mais cette image intéresse au premier chef le dissuadeur qui doit… élaborer une image de l’image selon laquelle l’agresseur évalue, d’une part, les pertes et dommages qui lui seraient inacceptables (seuil dissuasif) et, d’autre part, la capacité du dissuadeur à produire les effets correspondant à ce seuil. [26]
Contrairement aux rodomontades de ceux qui, avec l’arme nucléaire, croient pouvoir prétendre pour la France à un statut de grande puissance, Poirier admet la réalité d’une puissance moyenne certes mais maîtresse de son destin. Les classes de puissances se subdivisent en hyperpuissances les Etats-Unis, l’URSS et progressivement la Chine Populaire ; puissances moyennes qui grâce à l’acquisition de l’arme nucléaire sont encore des sujets et pas seulement des objets d’une conduite politique [27] et « les autres puissances dont la « souveraineté est partiellement aliénée, limitées dans le domaine de la défense et de l’action extérieure par les contraintes de nécessaires alliances. » [28]
La dissuasion s’exercera du faible au fort. Pour le premier il n’est pas nécessaire (en raison du pouvoir compensateur de l’atome) de disposer de forces nucléaires considérables. Il suffit de s’assurer qu’elles survivront à une agression préventive et pourront « passer » la défense adverse afin de faire subir à l’agresseur d’insupportables dommages, disproportionnés au regard de la valeur de l’enjeu. Il suffit également de disposer de la quantité de forces conventionnelles nécessaires et suffisantes pour assurer la crédibilité de la manœuvre de dissuasion nucléaire. Cependant ajoute Poirier la crédibilité n’est vraiment garantie que si elle s’accompagne de la sûreté.
La pluralité et la diversité des composantes est un premier facteur de sûreté ». A quoi s’ajoutent deux formes :
. passive : dispersion, enfouissement ;
. active. Avec des forces aéroterrestres et aéromaritimes dites de sûreté ». [29]
Le seuil d’agressivité critique constitue un élément majeur du modèle élaboré par Poirier
Il est en effet primordial que le décideur soit informé des intentions réelles de l’ennemi. « La théorie de la dissuasion nucléaire du faible au fort se fonde sur un axiome : dans l’état actuel des choses, la menace de représailles nucléaires ne peut être crédible que pour interdire une éventuelle agression militaire visant sans équivoque la conquête du territoire national du dissuadeur D, espace auquel s’identifie ce que l’on nomme ses intérêts vitaux. » [30] Voilà qui explique la critique de la suggestion du tous azimuts formulée par le général Ailleret. [31] Ces avancées extrêmes de la stratégie de dissuasion ne rencontrent pas l’agrément de Poirier. « Projet vite abandonné, trop peu réaliste étant donné le nombre très réduit d’Etats qui, dans l’avenir prévisible, auraient motif d’attaquer militairement et directement le sanctuaire français. » [32] Il n’est donc pas légitime de parler de dissuasion globale pour la puissance moyenne qui doit ne considérer que les menaces caractérisées. Pour la dissuasion nucléaire il n’est point de troisième cercle.
Seuil d’agressivité critique et manœuvre pour l’information : les tribulations de l’arme nucléaire tactique (ANT)
Comment avec certitude connaître les véritables intentions d’un agresseur qui cherche à les masquer ? Poirier s’inspire d’un élément de la stratégie napoléonienne : la manœuvre pour l’information recourant à une quantité limitée de forces spécialement détachées afin de tester l’ennemi.
Le volume des forces conventionnelles étant par nécessité limité, il convient de répartir les masses entre la participation à la bataille de l’avant aux côtés des alliés et la manœuvre pour le test qui est associée à la stratégie de dissuasion autonome française.
Tel est le rôle que le CPE entend assigner à l’atome tactique… En donnant une réponse favorable à son développement en août 1966. Ce qui conduit en novembre 1968 à une doctrine d’emploi de l’ANT [33]. « Ce test a pour unique objet de motiver la décision en fournissant l’information ». [34]
L’introduction de l’ANT n’équivaut donc pas à une riposte graduée à la française. Elle ne constitue pas un barreau d’escalade contrôlée, démarche dans laquelle le « faible » n’a pas les moyens de s’engager. Il ne dispose pas en effet d’un volume de forces conventionnelles lui permettant de mener victorieusement une bataille défensive en Europe. Au demeurant rien ne prouve que l’ennemi qui dispose de nombreux moyens nucléaires tactiques s’interdirait d’en faire usage pour accroître son avantage. L’ANT s’inscrit donc dans le cadre de la manœuvre dissuasive d’ensemble en liaison avec la 1ère armée et la Force Nucléaire Stratégique. Elle a un rôle d’information tant pour le chef de l’Etat que pour l’ennemi qui devra comprendre qu’il doit arrêter immédiatement son agression pour ne pas courir le risque de la frappe stratégique. Révélatrice des intentions de chacun dans sa « mission générale d’éclairage » [35], la présence de l’ANT a aussi pour effet de compliquer le dispositif adverse qui ne peut prendre le risque d’offrir des cibles trop payantes comme les grandes concentrations de forces et de matériels. Elle contribue comme les forces conventionnelles à la fonction d’alerte du chef de l’Etat sachant que c’est à lui seul qu’incomberait la décision d’engagement du feu nucléaire y compris tactique (et non au commandant en chef des armées, simple exécutant de l’ordre donné). L’ANT permet finalement d’élever le seuil nucléaire à partir duquel jouerait la menace des représailles stratégiques. Elle contribuerait à rétablir une dissuasion ébréchée puisque l’offensive a été lancée et que les forces de l’OTAN sont bousculées. Le coup de semonce devra être puissant et unique. Son ampleur marque la détermination du dissuadeur à franchir le seuil nucléaire qui conduirait à l’engagement des forces stratégiques. Ce coup qui finira par être nommé « ultime avertissement » frappera les forces ennemies et leurs soutiens directs en une seule salve sur une grande quantité de cibles. Mais cette action ne devra pas donner le sentiment que l’on recherche à gagner la bataille il ne s’agit pas de mener une guerre nucléaire sur les frontières de la France ni même sur ce qui resterait du territoire des alliés envahis. « Delà la limitation volontaire du nombre et des puissances de nos armes, l’unicité de la frappe sur les forces adverses, le maintien de la décision de feu dans les mains de l’autorité politique [36]. Ainsi le doute est levé de part et d’autre nous ne pouvons plus avoir de doute sur l’intention de s’en prendre à nos intérêts vitaux, à l’intégrité du territoire, à l’existence même de la souveraineté nationale, tandis que de l’autre l’ennemi apprend sans ambiguïté qu’il ne peut plus nous faire douter par des manœuvres dilatoires. Comme on le voit il n’est question ni d’échange de frappes ni de barreaux d’escalade. Le « tout ou rien » est aménagé par la manœuvre pour l’information sans être remis en cause dans son principe.
Force est de constater que toutes les précautions, les réserves dont s’entoure Poirier ont souvent été laissées de côté. On n’a voulu voir que le devant de la scène, les effets d’annonce, pertinents sans doute mais n’accédant jamais à ce degré d’assurance intellectuelle à quoi la doctrine, figeant les principes, a prétendu donner une forme indiscutable et définitive. Tout stratégiste est trahi par la formalisation doctrinaire de ses avancées.
En dépit de la rigueur des raisonnements et de la précision des énoncés, Poirier fut amené à utiliser des expressions pouvant porter à malentendus ou à interprétations biaisées par les apriori de lecteurs empressés de trouver ce qu’ils recherchaient. Parmi ces expressions retenons : stratégie de non guerre, de non emploi et même stratégie du virtuel.
Dans l’ère nucléaire, écrit fréquemment Poirier, pour une puissance comme la France « il n’est de victoire que dans le maintien de la paix ». « Il s’agit donc de maintenir la paix c’est pourquoi j’ai nommé dissuasion absolue cette stratégie complexe qui vise à détourner toute agression ; même celles qui, dans leurs débuts, n’affecteraient pas directement notre territoire. Elle est fondée sur cet axiome que, pour la France et ses voisins, il n’est de victoire concevable que dans l’absence de guerre ; absence par impossibilité et impossibilité par absurdité. » [37] Formules aussi fortes que cohérentes mais dont l’extrapolation peut être rapidement faite par un pacifisme emballé. Interdire la guerre certes mais pas n’importe laquelle, ni toute guerre, ni partout. La non guerre que recherche et obtient la SDN correspond à des critères bien définis. C’est le « hors champ » de la dissuasion qui concerne les espaces lointains et les intérêts non vitaux, tout ce qui n’est pas identifiable à la substance même de l’Etre politique.
L’expression « non-emploi » présente une ambiguïté plus grave encore. En dépit des multiples précautions on a conclu hâtivement que le dissuadeur n’avait pas l’intention d’utiliser l’arme nucléaire, qu’il se bornait à brandir une menace théorique, virtuelle c’est-à-dire sans substance, perdant ainsi toute crédibilité. On n’a donc pas suivi Poirier et Ailleret dans leur raisonnement qui distingue entre deux situations totalement différentes. La première s’identifie à la mise en oeuvre de la manœuvre dissuasive notamment durant la période de crise politique et militaire. La seconde correspond à toutes les décisions, actions et manœuvres qui suivraient l’échec de la dissuasion à savoir :
. le déclenchement du feu nucléaire ;
. la bataille classique aux côtés des alliés ;
. le renoncement à tout combat et la recherche d’un accommodement.
Quant à la stratégie du virtuel, elle a parfois été comprise comme un basculement hors de la réalité. Les armes nucléaires font entrer la guerre dans un espace dématérialisé d’où est exclue toute actualisation puisque la stratégie n’opère pas matériellement. Par expérience, je relève ici que ce déplacement dans l’imaginaire constitue, encore aujourd’hui la difficulté majeure à comprendre la nature de la SDN car, toujours, notre esprit tend à considérer la réalité de l’emploi de l’arme et non pas la manœuvre qui en est faite au niveau des représentations mentales et du calcul stratégique préalable à toute décision d’actualisation. Il en va de même dans l’interminable débat pour savoir si la dissuasion a réellement fonctionné c’est-à-dire si c’est bien elle la cause efficace de l’absence de guerre majeure dès lors qu’il ne s’est rien passé. Si, la guerre éclatant, il serait loisible de constater matériellement l’échec de la dissuasion, il n’est en revanche pas possible d’être assuré de son succès, d’autres causes ayant pu intervenir. Poirier ne traite d’ailleurs pas de la dissuasion dans la guerre, objet de nature différente, ne s’intéressant qu’à l’échec de la dissuasion que signifierait le déclenchement des opérations militaires par l’adversaire.
Ceci posé, Poirier s’interroge sur les limites de validité du modèle de la SDN. Car l’effet dissuasif nucléaire n’est jamais garanti indéfiniment. « Que se passerait-il si…. ? » constitue la question obsédante du stratégiste. Elle doit aussi présider à la veille permanente des autorités responsables de la stratégie nucléaire sur le « domaine de validité ». Poirier dresse une liste des événements et accidents, psychologiques et techniques, susceptibles d’éroder la stratégie de dissuasion nucléaire du faible au fort. [38] Parmi les plus durables, ayant franchi le cap de la fin de la guerre froide, retenons :
. le refus par l’opinion publique de ce modèle de défense ;
. une évolution des systèmes de défense ABM qui, devenus plus efficaces et moins coûteux, se généraliseraient ;
. l’érosion progressive de l’effet d’inhibition escompté des armes nucléaires.
. l’érosion de l’effet de terreur pourrait également procéder d’une désacralisation du risque par l’effet du « tabou », indifférence par usure du temps ou, au contraire banalisation par un emploi limité sur un théâtre marginal. » [39]. Sur ce dernier point on ne peut que constater l’écart forcément grandissant des perceptions au fil du temps. En 1966, le sujet politico-historique se situait à une génération de l’invasion et de l’occupation allemandes de la France. En 2016, soit cinquante plus tard et soixante-quinze ans du désastre de 1940, la notion d’effet de terreur a changé de valeur. Si elle peut être encore acceptée en principe et en raison elle est devenue inconcevable voire scandaleuse au niveau de l’affectif. C’est dire à quel point reste délicate la conservation de tout stratégie que, par excès de confiance, l’on tient trop facilement pour assurée.
Relevons enfin que Poirier se garde d’opposer action à dissuasion. La stratégie est la politique en acte. L’action constitue donc cette sphère supérieure où viennent s’intégrer tous les modes concevables, correspondant à toutes les situations et niveaux de conflit. La dissuasion nucléaire ou conventionnelle vient s’inscrire dans la panoplie des voies et moyens de l’action. Celle-ci forme une unité qui agglomère des forces de nature différente chacune étant dédiée à ce qui relève de sa compétence : action lointaine d’intervention purement conventionnelle, action proche dans l’espace européen que l’on ne peut tenir pour exempt de convulsions belligènes ; action enfin de crédibilité et de sûreté des forces nucléaires. Satisfaire à l’ensemble de ces besoins, remplir convenablement toutes ces missions induit un coût persistant dont la majorité des gouvernements européens ont fait l’élision. Cependant les guerres balkaniques de démembrement de la République Fédérale de Yougoslavie (1992-1999) avaient clairement montré la nécessité de disposer de forces appropriées qui dans les premiers temps de l’affrontement avaient gravement fait défaut. Toutefois la difficulté à disposer des moyens est une chose, la volonté de les engager une fois disponibles en est une autre. La volonté d’engagement des forces au sol relève en effet d’une autre dimension de la réflexion qui considère la relation entre le vouloir politique, le pouvoir stratégique et le respect du Droit qui légitime ou non l’intervention. L’état de non guerre, trop rapidement assimilé à la paix générale et durable, assorti des progrès technologiques a contribué au développement de l’intolérance aux pertes dans les opinions des Etats occidentaux. Désormais les guerres possibles sont devenues fonction soit de la nécessité absolue, rarissime du fait de la dissuasion nucléaire, soit de la volonté relative, optionnelle, à savoir la disponibilité psychologique et matérielle de s’engager dans un affrontement.
La vaste construction du modèle logique est finalement complétée par l’étude des conséquences de la SDN sur les modalités de l’affrontement entre les grandes puissances rivales et leurs alliés de moindre dimension. C’est l’analyse d’un concept qui tend à s’imposer dans les relations internationales et à réorienter les stratégies militaires : la crise.
Dès 1966 Poirier indique : « Les effets probables des armes de destruction massive ayant radicalement modifié et même déprécié la pratique de la stratégie militaire au sein de la stratégie totale, celle-ci tend - au moins entre hyperpuissances et puissances moyennes - à substituer des situations de crise permanentes aux règlements à brève échéance de naguère » [40] Cette réflexion initiale conduit Poirier à développer à partir de 1972 une théorie de la crise, nouveau régime de l’affrontement entre les puissances nucléaires. [41]
Economique, financière ou politique la crise a existé de tout temps avec des degrés de magnitude et des durées variables, telles que la crise de 1929 dont nul n’est parvenu à fixer le terme. Elle caractérise en première approche une perturbation d’un état jugé jusqu’alors stable et tranquille. Aujourd’hui, la crise est devenue, un peu comme le mot stratégie, un terme galvaudé, un bon à tout faire destiné à caractériser un fait surprenant plus ou moins grave. En témoigne la mode sinon la manie de former des « cellules de crise » pour traiter des problèmes parfois insignifiants. Pressés par l’impact médiatique de l’événement choc, le politique sur-réagit afin de manifester sa sollicitude et de s’exempter ainsi de toute accusation de négligence. L’emploi par excès emphatique du terme a son envers dans le recours qu’on en fait pour, au contraire, minimiser la gravité d’une situation. Crise devient ainsi l’euphémisme sous lequel on masque la guerre. Alors même que des forces militaires sont engagées et que pleuvent les obus certains Etats ou groupes d’Etats persistent dans une intention politique d’apaisement en 2013-2015 à parler de « crise » en Ukraine. La réflexion sur la crise développée par Poirier ne pouvait évidemment prévoir cette étrange inflation. Considérant les multiples dimensions de l’état de crise, il choisit de limiter son analyse à la stratégie militaire générale dans sa relation avec le niveau politique. C’est donc de crise inter étatique qu’il se préoccupe. La démarche consiste à distinguer la crise internationale dans l’ère ante nucléaire et celles qui, directement ou indirectement, se développent sous l’ombre projetée des armes nucléaires, susceptibles d’affecter la stabilité issue des contraintes de la stratégie de dissuasion.
Poirier touche rarement à l’activité diplomatique proprement dite sans doute parce qu’il adopte, sur ce point, le parti pris de Jomini pour qui la « politique diplomatique » constituait l’état ordinaire dominant des « transactions entre Etats ». [42] Elle représente la fin politique et contribue à son accomplissement en jouant des possibilités offertes par les capacités de violence physique virtuelles ou actuelles. L’ambassadeur est un interface dont le verbe régit la relation entre le Même et l’Autre. Mais la mise au premier plan d’une « nouvelle diplomatie » le conduit à pénétrer plus avant sur ce terrain.
« L’entrée dans l’âge nucléaire a valorisé deux modes stratégiques : la dissuasion et la stratégie indirecte. A leur tour ils ont révélé l’existence d’un phénomène de l’activité sociopolitique résultant de leur combinaison et naguère assez négligé : la crise. » [43] Bien sûr, l’arme nucléaire n’a pas aboli « la coexistence compétitive », état naturel des relations entre les Etats en quête de la survie et de la vie conforme à leurs desseins. Mais en raison des risques de la guerre nucléaire sinon impossible du moins rationnellement écartée, Américains et Soviétiques s’efforcent d’étendre le champ de leurs stratégies indirectes » [44]. Il faut donc tisser des liens avec des Etats clients plus ou moins consentants ; ce qui a pour conséquence paradoxale de multiplier les risques de crise dont les « super-grands » doivent contrôler, en la réduisant, la possible nuisance par effet d’escalade automatique. Ainsi peut-on relever le caractère relatif de la crise selon sa dimension pour chacun des acteurs : la guerre lointaine entre des protagonistes de petite dimension apparaîtra aux grandes puissances qui soupèsent l’opportunité de leur engagement/intervention plus ou moins concertée et son éventuel niveau comme une crise régionale. Par exemple l’ingérence dans une guerre civile au profit d’une des parties belligérantes.
« Une crise est un accroissement des tensions, local ou généralisé, entre plusieurs unités politiques du système international. » [45] Elle « résulte de l’« incapacité temporaire à régler un litige… Elle se manifeste par la détérioration brusque ou graduelle des facteurs d’équilibre assurant les rapports de coexistence entre certains Etats… La crise s’instaure quand cesse un certain consensus entre les parties sur l’ordre établi. » [46] « Elle est le moment critique où l’histoire hésite entre une transformation irréversible et la pérennité de l’ordre des choses. » [47] Bien évidemment, l’ordre établi se pose en ordre des choses qui se voudrait naturel et légitime. Toute subversion est d’abord contestation et de cette « nature » légitime. Poirier précise : « Puisque la guerre ouverte et directe ne saurait désormais décider entre eux… ils (Etats-Unis et Union Soviétique) sont logiquement contraints de demander à la crise elle-même qu’elle procure la nécessaire décision sur les enjeux de litige de leurs stratégies indirectes. » [48]. « La manœuvre des crises s’identifie à une manœuvre pour la conservation de la liberté d’action… (qui) exige d’abord l’adhésion de l’opinion publique » de chacun. [49] Elle se développe par l’action et la guerre psychologiques dans trois directions :
D’abord, l’adhésion de son opinion publique afin de ne pas risquer d’être paralysé par les réticences, voire les craintes… Ou inversement … être entraîné par les pulsions irrationnelles de groupes bellicistes ou de masses exaltées ». [50] Ensuite le politique « cherchera à neutraliser l’opinion internationale ; mieux : à obtenir sa sympathie, en justifiant son intervention. »Enfin « une guerre psychologique grâce à quoi on tentera de peser sur la liberté d’action du politique adverse en le privant de l’appui de son opinion intérieure… L’opinion publique, interne et externe, constitue donc aujourd’hui le premier et constant objectif de la manœuvre des crises. » [51] Si donc la crise, forme contemporaine de la stratégie indirecte, constitue le moyen par lequel chacun des adversaires cherche à affaiblir les positions de l’autre, à réduire son influence et son espace de domination, paradoxalement cette crise doit demeurer sous contrôle afin d’éviter les risques liés à une escalade. « Le contrôle de la crise consiste donc en dispositions et opérations grâce auxquelles chacun des super-grands signifie et impose à l’autre, ainsi qu’à sa clientèle les limites de leur liberté d’action. » [52] Communication et concertation deviennent indispensables afin de dissiper les malentendus. C’est ici que prend son sens la maîtrise concertée des armements, l’arms control, dialogue politico-technique mais aussi manœuvre stratégique retorse visant, comme on le verra plus loin, à pousser l’adversaire à la faute en créant un déséquilibre, une rupture (break out) dans la stratégie des moyens.
Ainsi établi sur ses bases conceptuelles le modèle logique va servir de référentiel pour le développement de la SDN. Désormais Poirier va s’employer à en diffuser la connaissance et à veiller à en préserver l’intégrité face aux interprétations erronées et aux velléités de déviation susceptibles d’en altérer la pertinence.
Maintenir la cohérence du Modèle
Dans l’important effort de mise en cohérence des forces, les autorités françaises s’efforcent à trouver des compromis satisfaisant les intérêts corporatistes. Cette évolution conduit Poirier à effectuer régulièrement des sortes de rappels à la cohérence au regard du modèle initialement validé.
La cohérence des espaces : le deuxième cercle européen
Dans le « Modèle » de 1966 [53] Poirier a considéré trois cercles : la France, l’Europe, deuxième cercle étroitement lié mais non confondu avec le premier et, un troisième cercle, le reste du Monde où la France a des intérêts importants. La réfutation des propositions de dissuasion « élargie », puis « partagée » a accrédité l’idée d’une hostilité de Poirier à l’égard de l’Europe et de la construction européenne. Sa critique des modalités de prise de décision au sein de l’OTAN a également donné à penser à un rejet de principe à l’égard des alliances. Bref Poirier prônerait un repli égoïste sur le pré carré français sanctuarisé par l’arme nucléaire. On serait en peine de trouver chez lui une volonté d’isolationnisme. Les alliances lui paraissent indispensables au même titre qu’une étroite contribution à la défense de l’Europe occidentale. Son souci est d’établir rigoureusement le périmètre des intérêts vitaux de la France effectivement protégés par la dissuasion nucléaire en cas de crise majeure susceptible de dégénérer en guerre ouverte dans un espace de bataille européen.
L’étude des articles de Poirier montre que dans les années 1950 il est acquis à la logique de la construction européenne dans l’esprit d’un Jean Guitton au point qu’il trouve volontiers parmi les auteurs classiques comme Alfred de Vigny une préfiguration de l’idée européenne. La prise en compte de l’arme nucléaire française le conduit non pas à rejeter ses premiers engagements mais à procéder à un nécessaire ajustement.
« Il apparaît impossible de séparer notre destin de celui de l’EUROPE. L’évolution des pays limitrophes présente pour nous un intérêt considérable, voire vital… Cette zone de marches le long de nos frontières continentales et maritimes constitue un glacis… la défense du glacis » constitue donc une nécessité » [54]
Soulignant le « rôle strictement défensif de sa stratégie militaire » [55] Poirier pose pour la France les principes de sa relation à l’Europe : « les conditions fondamentales de survie que sont la prévention puis l’interdiction de tout conflit armé en Europe. [56] Car « tout risque de conflit en EUROPE est risque d’anéantissement des européens. » [57] Le concept d’escalade est donc vide de sens, sauf, bien sûr pour ceux qui ne s’y trouvent pas (Etats-Unis) ou en sont éloignés (Union Soviétique). Le but stratégique sera donc préventivement d’« interdire en permanence le déclenchement d’un conflit armé, quelle que soit sa forme ou son ampleur, en EUROPE Occidentale [58]
La France ne saurait se désintéresser des affaires européennes. La sécurité de ses voisins prolonge la sienne. Elle doit y prendre part. Reste à savoir comment, avec quels moyens aborder ce « deuxième cercle ». L’existence d’une capacité de dissuasion nucléaire nationale crée des conditions et des contraintes particulières. La logique stratégique qui prévaut pour le territoire français change dès lors qu’intervient une modification d’espace. Les implications sont fondamentales pour le dimensionnement des forces, nécessairement limitées.
Si Poirier utilise l’image des trois cercles, il récuse le terme de théorie qu’il juge trop ambitieux. « La localisation spatiale des intérêts-enjeux, n’est qu’une traduction commode de leur hiérarchie dans le projet politique. » [59] . C’est cependant en recourant à cette simple métaphore que Poirier critique et le chef de l’Etat (Valéry Giscard d’Estaing) et le CEMA (Guy Méry) en 1977 : « je dénonçais le non-sens du concept de sanctuarisation élargie . [60] Les deux autorités militaires suprêmes font en effet valoir la « continuité des espaces stratégiques couverts par le premier et le second cercles ». Ils affirment l’homogénéité d’un « seul espace de bataille ». A quoi Poirier rétorque : « Tant que l’arme nucléaire conservera sa puissance de terreur aux yeux des peuples et des gouvernements, le deuxième cercle ne sera jamais, ne doit pas être le simple prolongement du premier. Pour agir au-delà, il faut sauter le fossé non le combler. » [61] Il ne s’agit donc pas d’une question de proximité frontalière. Pour contigus qu’ils soient géographiquement les espaces ne sont pas stratégiquement continus ni homogènes.
La cohérence des forces au regard des espaces
Début 1983, à l’occasion de l’annonce de la création d’une Force d’Action Rapide aéroterrestre supposée adapter en la modernisant l’action de la Première armée, Poirier revient sur la sanctuarisation des espaces et sur le rôle de l’arme nucléaire désormais baptisée « préstratégique ». C’est l’occasion de corriger l’imprudente formulation de la notion de « dissuasion globale » avancée par François Mitterrand lors de son discours de Canjuers du 15 octobre 1982.
Entre la mise en place des armements nucléaires et l’évolution des forces conventionnelles, la relation a été difficile à établir, plus particulièrement pour l’armée de Terre qui s’est sentie abandonnée au bénéfice des forces aériennes et navales. La stratégie de dissuasion nucléaire pouvait-elle lui donner un rôle à jouer autre que supplétif ? La conception de l’ANT au service de l’ultime avertissement a contribué à apaiser cette tension et à harmoniser le rôle respectif des trois armées. Toutefois certains principes demeurent, par la nature même de la géopolitique, intangibles.
Poirier rappelle l’existence têtue de deux espaces : sanctuarisé et non sanctuarisé. Pour être géographiquement contigus, ils n’en sont pas moins discontinus au regard des fins politiques et des buts stratégiques qu’ils matérialisent : constants et invariants dans le premier cercle, contingents dans le second. [62] Cette évidence théorique ne s’est pourtant pas fait accepter laissant place aux dérives sur le rôle purement informatif de l’ANT. « Je confesse avoir été bien mal inspiré… Alors qu’il ne peut être que le moyen de l’information du politique, le test devait inévitablement s’ériger en but de la manœuvre : perçue comme une épreuve de force, la notion même de test s’évaporait dans celle, plus séduisante, de bataille pour les frontières… Glissement d’autant plus naturel qu’il fournissait une solution à l’autre but stratégique : contribuer à la défense des voisins. » [63]
Lucien Poirier reprendra cette argumentation dans un bref mémoire adressé au premier ministre Michel Rocard, le 24 avril 1989 : « L’espace stratégique entre le Rideau de fer et l’Atlantique, s’il est géographiquement continu, se découpe en deux théâtres où opèrent deux stratégies distinctes par leurs buts : le théâtre Centre-Europe et le théâtre proprement français. » [64] Car à l’approche du sanctuaire se présente le risque des représailles nucléaires stratégiques qui en toute logique change l’évaluation de la situation et l’estimation des espérances de gain.
Comme on le voit Poirier fait prévaloir son point de vue par une logique contre laquelle ne parviennent pas à s’imposer de simples opinions qui expriment des velléités politiques au gré des circonstances. Tenace, il soulève d’incontournables questions ayant en fait valeur d’objections sur lesquelles viennent achopper les tentatives de modification de la posture stratégique de la France. Les intérêts vitaux français et ceux des autres Etats membres de la Communauté, puis de l’Union sont-ils totalement fusionnés ? Les finalités politiques sont-elles unifiées et indivisibles en sorte que, en cas de crise majeure, la fusion des intérêts impose une seule riposte ? Les égoïsmes nationaux, les particularismes régionaux se sont-ils assez effacés pour pouvoir écarter le risque probable d’un surprenant réveil ?
On relèvera que les gouvernements socialistes, le président Mitterrand du moins, se sont montré des plus sensibles à cette logique qui emporte leur conviction. Par sensibilité politique pacifiste (la non guerre, le non emploi… ) ? Par méfiance à l’égard de l’OTAN dominé par les Etats-Unis ? Par crainte de l’aventurisme reaganien alors engagé dans la guerre contre « l’empire du Mal », matérialisé par la crise des euromissiles ? Tous ces facteurs ont concouru pour donner à la doctrine une remarquable stabilité durant quatorze ans, sans altération significative durant les années de l’après-guerre froide.
De toutes ces constructions, controverses et contradictions qu’allait-il demeurer une fois disparue la menace de l’Union soviétique et du Pacte de Varsovie ? Car l’Etude logique d’un modèle stratégique concevable pour la France portait sur un horizon de vingt ans conduisant à la fin des années 1980. En dépit des crises, le cours de l’histoire a fait que rien n’est venu altérer l’environnement du modèle. Avec la disparition de l’Union soviétique s’est posée brutalement la question de la continuité de sa pertinence.
Les interrogations et les révisions théoriques de l’après-guerre froide
« Faute d’ennemi désigné menaçant notre espace national… la manœuvre dissuasive est actuellement privée d’objet au bénéfice d’une posture d’attente stratégique, et le concept, hier incarné, est réduit à l’état de concept dormant… mais tout se passe comme si l’esprit de notre dissuasion nucléaire régnait encore malgré les transformations du contexte politico-stratégique. » [65] Cette adaptation n’équivaut pourtant pas à un abandon. « Il faut donc se garder de confondre le concept de dissuasion et la stratégie de dissuasion effective… Le concept se conserve avec ses multiples variétés : dissuasion classique et dissuasion nucléaire, dissuasion nucléaire du fort au fort et du faible au fort dès lors que seraient réunies les conditions concrètes de son objectivation : un état de conflit entre deux acteurs politiques réels, engendrant la dialectique menace d’agression-menace de réaction. [66]
Mais tant que ce type de polarité n’émerge pas la stratégie d’interdiction dissuasive n’a pas lieu de figurer dans l’éventail des pratiques stratégiques… Faute de pouvoir se justifier par une stratégie de dissuasion effective, nos capacités nucléaires ne trouvent désormais, et pour une période indéterminée, leur raison d’être que dans les incertitudes sur l’avenir de l’Univers politico-stratégique. » [67] Poirier relève donc qu’« une grave erreur d’analyse théorique et de jugement pratique entacha donc notre doctrine stratégique déclarée au début des années 90. » [68] Resterait à trouver les raisons de cette défaillance. Je ne puis ici que formuler, à titre complémentaire, quelques suggestions en mentionnant l’inertie inhérente à tout système établi, la résistance au changement, l’effort des nouveaux establishments pour conserver les avantages durement acquis, arrachés aux inerties antérieures. Voilà sans doute qui joue un rôle. Mais il y a plus. Il faut y voir, me semble-t-il, l’effet de la crainte de l’effondrement de l’édifice de la SDN faute de lui trouver des justifications assez fortes dès lors que l’ennemi n’est plus là, face à nos intérêts vitaux. Qu’opposer aux sirènes du « zéro nucléaire » ? Aux discours vertueux de la non-prolifération ? Aux pressantes sollicitations, fort justifiées, des opérations extérieures toujours plus nombreuses et couteuses ? Dans cet environnement rigide quelle alternative proposer ?
Déjà dans La crise des fondements de 1994, Poirier, avait suggéré très succinctement une transformation doctrinale radicale : l’attente stratégique devait se substituer à la dissuasion nucléaire momentanément sans objet. Dans la Réserve et l’attente, ouvrage conçu entre 1997 et 1999, publié en 2000, Poirier développe pleinement le concept d’attente : « La posture d’attente n’est pas une non-stratégie… une phase d’inertie. L’attente est un mode particulier de stratégie finalisée par un projet politique positif… la construction d’une Europe-Unie impliquant une PESC. [69] Il est bien vrai qu’à cette date l’intégration européenne semble s’accomplir presqu’inexorablement. L’UE s’achemine alors vers l’Euro. Les accords militaires établissant et développant les brigades franco-allemandes et franco-britanniques voient le jour. La guerre du Kosovo se termine en juin 1999 dans une ambiance de victoire de l’OTAN et des Etats membres de l’UE. Les Etats-majors opérationnels n’ont-ils pas préparé le terrain à l’établissement d’un Etat-Major permanent de l’UE faisant de facto concurrence à SHAPE ? Le temps de l’Europe-puissance tant réclamée par la France semble advenir. Dans ces conditions, que devient désormais l’autonomie de décision du sujet politique France ? De quels degrés de liberté d’action ce sujet peut-il encore se prévaloir qui lui permette de se revendiquer comme acteur stratégique ?
Conformément à sa méthode, Poirier envisage toutes les évolutions possibles, y compris d’imprévisibles accidents susceptibles de compromettre le cours d’une évolution tenue pour assurée par la plupart des analystes. Démarche scientifique nécessaire qui paraît superflue, voire sacrilège et partisane. Poirier ne s’accroche-t-il pas par conviction nationaliste surannée à un état des choses désormais dépassé ?
La plupart des promoteurs de la nouvelle Europe supposent qu’aucune fluctuation - un fait ou événement imprévisible - n’induira dans la dynamique du Système-Monde et du sous-système Europe, une bifurcation telle que l’entreprise communautaire tournerait court. Toutefois… l’hypothèse de son échec ne saurait être écartée sans imprudence, même si, dans l’état actuel des choses rien n’autorise à supposer qu’elle pourrait se réaliser. » [70] Toutefois le chemin promet d’être long et lent, semé d’incertitudes. « Annoncée, la fin de la stratégie militaire française n’est pas pour demain… ce sera le résultat attendu et recherché d’opérations de nature stratégique créant les conditions politiques du passage à la PESC… Or l’incertitude est totale sur le contenu concret du concept de PESC… Jusqu’à sa réalisation concrète, la France et ses partenaires poursuivront leur politique étrangère et leur activité militaire particulières afin de soutenir le petit reste d’intérêts nationaux échappant aux astreintes et contraintes européennes, otaniennes et onusiennes [71].
Processus de durée indéterminée donc ; probablement long. Or comment être assuré de la constance des événements, de la permanence de leurs cours en une même direction ? Autant de prudences qui ont suscité la critique ou simplement le silence d’une hautaine indifférence. C’était en 2000. Il ne serait que trop cruellement facile de dresser le catalogue des « fluctuations » et autres accidents de dimension majeure qui depuis le 11 septembre 2001 à la crise des migrants de 2015 en passant par l’invasion anglo-saxonne de l’Irak en 2003 et la crise financière de 2008, ont brisé le cours du long fleuve tranquille qui devait conduire à « l’Europe-puissance. » La stabilité et la tranquillité pérennes du continent européen ont été brutalement remis en cause par la crise ukrainienne suivie de l’annexion de la Crimée par la Russie en dépit de tous les principes tenus pour définitivement établis dans cette partie du monde. La mention de ces interrogations critiques de Poirier n’a point pour objet de démontrer combien il avait eu raison mais d’illustrer la puissance de sa méthode d’analyse de n’importe quelle situation dans une dimension prospective. [72].
C’est avec ce même esprit prospectif que Poirier s’interroge dès la fin de la guerre froide sur les devenirs possibles de l’arme nucléaire. On le voit manifester un grand scepticisme à l’égard de la diplomatie de non-prolifération (voir crise des fondements). Des arguments qui la fondent et des fins qu’elle est censée rechercher. Comment pourrait-elle être rigoureusement identique pour les Etats-Unis et pour la France ? Non que Poirier tienne comme le firent Pierre-Marie Gallois et aux Etats-Unis John Mearsheimer et Stephen Walt, la prolifération comme souhaitable parce que stabilisante mais il ne lui paraît pas qu’elle rende le monde plus dangereux et que, par ailleurs, il soit opportun pour une France qui entend conserver sa stratégie de dissuasion de l’interdire aux autres, les laissant s’en remettre à l’aléatoire de calculs stratégiques moins assurés et moins rationnels. « Je crois à la vertu rationalisante de l’atome » écrit-il dès 1972. [73] Croyance mais aussi constat toujours vérifié quarante ans plus tard avec l’accession à l’arme nucléaire de l’Inde et du Pakistan en 1998. Tout en accroissant leurs arsenaux, ces deux Etats se sont clairement engagés dans la voie de la gestion de crise au regard de leurs graves différends. Tous les responsables civils et militaires ont été contraints par pur égoïsme d’intégrer la rationalité et, partant, d’endosser une responsabilité à l’égard de cet arme exceptionnelle dans une stricte logique de dissuasion. A l’extrême, il en va de même de la Corée du Nord dont la gesticulation nucléaire quasi permanente depuis 2003 (sortie du TNP) révèle, par-delà la rhétorique emphatique, une rationalité stratégique. L’atome y a pour triple fonction la protection du territoire, la survie politique, ainsi que le maintien de l’activité économique et commerciale.
Poirier met donc en garde contre un occidentalo-centrisme politico culturel qui tend à faire oublier la réalité sinon la légitimité des projets des autres acteurs du système Monde. Ceux-ci ont du nucléaire, tant civil que militaire, une vision conforme à leur perception des intérêts de sécurité nationale ; en fonction de quoi ils développent une stratégie qui leur est particulière ; laquelle peut tantôt converger tantôt diverger au regard des projets politiques des Etats occidentaux. La diplomatie de non-prolifération ne saurait donc prétendre à l’universalité sauf à s’inscrire résolument dans un projet de désarmement nucléaire général auquel n’aspirent que très théoriquement les puissances nucléaires militaires officiellement reconnues. Poirier insiste sur la « dialectique du local et du global » [74] par laquelle les flux d’information, « les données reçues par chacun apparaissent plus ou moins proches ou lointaines…en fonction de son particularisme socio-culturel et de sa mentalité - de son identité… Chacun incline à l’autisme politico-stratégique et les blocages mentaux interdisant la communication entre le Même et l’Autre condamnés… à penser différemment la polarité global-local. » [75] Par exemple les intérêts « locaux » de la France revêtirent une dimension absolue qui la conduisit à décider de se doter de l’arme nucléaire alors que les Etats-Unis lui contestaient le droit à se hausser à ce niveau général. Au nom de quoi, sinon d’une suprématie forcément temporaire, un Etat avec ou sans ses alliés et clients peut-il établir les critères supratemporels et transfrontaliers de ce qui est faste ou néfaste pour le Monde ? Ainsi aujourd’hui, vingt ans après ce texte de Poirier constatons nous les contradictions désormais manifestes d’une diplomatie américaine qui explicitement relativise sa capacité à résoudre les problèmes du monde mais ne craint pas, par exemple, de critiquer Pékin pour son choix de retraitement de ses déchets plutonigènes au nom des dangers de la prolifération ! [76]
Autant d’analyses qui s’inscrivent à contre-courant des facilités et des conformismes d’un discours stratégique devenu dominant par simple répétition. Force est de constater que depuis la fin de la guerre froide les Etats occidentaux se gardent bien de faire état publiquement des raisons profondes - leurs intérêts égoïstes de sécurité nationale - qui les conduisent à conserver une stratégie incantatoire fût-elle, à l’évidence, en décalage avec la réalité. En constant renouvellement, la réflexion de Poirier sur la stratégie de dissuasion nucléaire suggère les voies de l’innovation. Telle est la nature de l’esprit stratégique qui jamais ne connaît le repos dans des certitudes factices. C’est cette même exigence que nous allons retrouver dans la deuxième composante de l’œuvre de Poirier, celle qui présente dans tous ses développements historiques et sous toutes ses facettes conceptuelles les éléments constituants de la stratégie générale.
Comprendre Poirier c’est reconnaître son double statut, à la fois stratège et stratégiste. Il est en effet stratège de cet âge nucléaire où dire c’est faire. La particularité de la stratégie de dissuasion nucléaire qui suspens l’acte de guerre confère à la théorie une valeur praxéologique. L’élaboration d’un modèle stratégique constitue en effet un acte normatif concret d’où procèdent la génétique et la logistique des forces ainsi que leur manœuvre (positionnement, essais… ) et leur possible gesticulation en situation de crise. Poirier est aussi stratégiste, penseur de l’action des stratèges mais aussi dans une dimension élevée à la puissance deux dès lors qu’il s’agit de penser les oeuvres des autres stratégistes.
Un regard panoramique sur l’ensemble de ses écrits permet de constater que Poirier retravaille sans cesse les mêmes objets. Laboureur de la matière stratégique, on le voit revenir sur ses propres sillons. Retour ? Pas exactement car sa réflexion évolue en spirale, se prolongeant elle-même sur un étage supérieur plus précis, plus critique, y compris à l’égard de lui-même. La pensée de Poirier évolue aussi selon une dialectique qui le fait passer du recueil de la culture stratégique classique assemblée entre 1940 et 1963 à son application afin de développer des modèles de stratégie nucléaire entre 1964 et 1970 au CPE. Puis ces modèles font retour sur la stratégie classique, réinventoriée à travers le prisme de l’arme nucléaire dont les propriétés modifient le sens de l’utilisation de la violence armée organisée. Ainsi après une première approche « classique » qui s’étend de en 1948-49 à 1963, partiellement reprise dans la Revue militaire d’information (RMI) dans une série d’articles « Guerre et Littérature », Poirier effectue une relecture « nucléaire » de Jomini et de Guibert dans Les Voix de la stratégie, en 1986.
La formation de la « stratégothèque » de Lucien Poirier
Les écrits de Poirier attestés par ses archives commencent dès la captivité. Sur des cahiers d’écolier on trouve des plans et des projets d’ouvrages sur la guerre et l’histoire dont certains font l’objet de développements importants. Ce choix d’objets et ces rudiments de conceptualisation demeureront constants inspirant le développement de la pensée quelles que soient les circonstances et les demandes.
Cette réflexion initiale trouve un prolongement naturel dès 1947 dans la RMI où il tient la chronique des ouvrages militaires sous forme de notes de lectures abondantes. C’est un moment de dévoration et de rumination, tout en se frottant à la controverse comme en témoigne l’échange vif avec le général d’aviation Leo Max Chassin, auteur fort réputé de nombreux articles qui avait publié une anthologie des classiques français de la stratégie. Agacé par un certain conformisme dans les choix et par les épithètes « obscur » et « verbeux » à l’égard de Clausewitz, Poirier en fait un compte-rendu peu élogieux dans la Revue. La verte réponse ne tarde pas suivie d’une lettre. [77] Autant de controverses mineures qui témoignent de la volonté de renouveler et d’enrichir la pensée stratégique française au lendemain de l’affreuse épreuve de 1940. Il est temps de repenser la guerre afin de savoir qu’en faire dans un monde bouleversé par la seconde guerre mondiale et son point d’orgue, les bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki.
Ainsi à la fin des années 1940, encouragé par le général Lucien Nachin qui lui-même publie alors sous forme d’anthologie, une des premières versions françaises des anciens stratèges chinois, dont Sun Zi, (en 1946), Poirier a commencé à écrire sur Clausewitz [78], Guibert et Jomini. Ce cheminement intellectuel ne sera jamais interrompu, y compris par les commandements en Algérie. Car Poirier continue à publier dans la RMI sur la guerre révolutionnaire mais aussi sur des auteurs dont l’importance s’impose à ses yeux. Il en va ainsi de T. E. Lawrence.
Au début des années 1960, Poirier manifesta un intérêt particulier pour ce que l’on peut nommer « l’Ecole britannique » avec une série d’études sur T. E. Lawrence : le mythe arabe [79], « Lawrence, Pygmalion politique ». [80] Par un étrange effet de coïncidence des comètes, dans l’itinéraire de Poirier Lawrence fait la jonction avec le FLN algérien : deux grands mythes mobilisateurs se ressemblent celui de la libération arabe de la tutelle ottomane en 1916 et celui de l’affirmation de l’existence d’une identité algérienne qui se crée par la lutte violente contre la colonisation française. Dans le prolongement, Poirier traduit chez Plon en 1962 Strategy de Liddel Hart qu’il republiera en 1997, chez Perrin augmenté d’une préface de soixante pages où il s’interroge sur la notion de « décisif », un qualificatif volontiers utilisé dans la littérature stratégique sans avoir jamais été jusqu’alors nettement explicité.
Afin de cadrer les différentes composantes de son investigation théorique, Poirier organise sa réflexion en catégories ou rubriques : culture stratégique, chantier, généalogie de la stratégie et stratégothèque.
Le chantier se définit comme : « la communauté de toutes les têtes pensantes qui, dans la très longue durée de l’histoire universelle, ont travaillé et continuent de travailler sur le matériau socio-politique pour le transformer en utilisant l’information et l’énergie fournies par les instruments de la violence armée. » [81] En résultent « deux classes corrélées d’œuvres : les discours des stratégistes et les actes des stratèges ».
La généalogie « s’identifie à la restitution et l’explication de la genèse progressive de différentes manières de penser l’agir et l’action… elle dit pourquoi et comment l’homme de la violence armée, le stratège opérant fait ce qu’il fait avec elle… » [82] Cette généalogie de la stratégie fait apparaître un phénomène remarquable la polarisation en deux écoles : franco-prussienne et britannique, l’approche directe et indirecte, la force et la ruse, Clausewitz et Sun ZI. Poirier se garde de prendre parti entre ces deux conceptions apparemment antagonistes de la stratégie : d’une part l’école de Clausewitz radicalisé et déformé par Foch et l’Etat-major allemand qui recherchent la bataille décisive en détruisant le gros des forces ennemies tenu pour le point central d’application de la totalité de la force disponible ; et d’autre part l’école de la stratégie d’approche indirecte théorisée par Liddell Hart et mise en pratique par T. E. Lawrence, tous deux lointainement inspirés par le Maréchal de Saxe. Tardivement, en 1927, Liddell Hart prendra connaissance des fragments du stratège chinois où il trouvera une sorte de confirmation de ses propres conceptions un peu comme si dans les siècles avant JC la conception de Liddell Hart était tellement inhérente à la vraie nature de la guerre qu’elle se trouvait déjà inscrite dans les origines de toute pensée de la stratégie. Pour sa part, Poirier n’a jamais cédé à l’engouement croissant pour Sun Zi qu’il jugeait trop lointain de nous historiquement et culturellement, se méfiant aussi de traductions hasardeuses. Avec ou sans la référence chinoise antique, ce qui intéresse Poirier au premier chef c’est la tension entre ces deux pôles de la stratégie militaire. Il s’interroge sur les raisons d’être de ces conceptions en apparence inconciliables. [83] Il les « comprend » à la fois en analysant leurs raisons et en les intégrant au sein de sa « stratégothèque ». Il s’en explique dans son dernier ouvrage, posthume en dressant le « …constat d’une généalogie de la stratégie découpant son champ d’investigation, dans l’espace – temps géohistorique, en séquences ou terrains d’enquête isolés, dont les bornes étaient fixées par la sensibilité intellectuelle du chercheur, par son goût pour une époque de l’histoire militaire, par son expertise reconnue ou par le soutien apporté à une thèse. Généalogies subjectives, disparates, mais signifiantes : elles nous disent comment nos prédécesseurs percevaient spontanément ou établissaient, après enquête, la fonction rectrice, dans l’évolution de la stratégie, de certaines familles de pensées de l’agir et sur l’action. Et les raisons de cette élection, ainsi que les conclusions qu’ils en tirèrent pour le travail de l’entendement et leurs propres jugements ultérieurs sont révélatrices de leur personnalité et formation intellectuelles, de leurs postures mentales devant la guerre et la stratégie militaire, et de leur position au sein de la communauté des stratèges et stratégistes. Que, dans leurs généalogies personnelles Guibert ait reconnu Machiavel et Frédéric II ; que Liddell Hart ait accordé un rôle prééminent à Scipion l’Africain et ait été l’un des premiers « promoteurs » de Sun Tsi ; que Lawrence d’Arabie ait magnifié Xénophon et Maurice de Saxe et dénoncé l’influence néfaste de Foch ; que Ludendorff ait récusé Clausewitz pour avoir réduit la politique à la politique extérieure ; ce sont là quelques exemples de points de vue très personnels sur la généalogie. Mises en perspective ostensiblement subjectives, dont la radicalité heurtait bien des idées reçues par la littérature militaire traditionnelle. En privilégiant certaines phases dans l’évolution millénaire de la stratégie et en projetant la lumière décapante de la critique et du jugement de valeur sur la hiérarchie, jusqu’alors convenue, des praticiens et théoriciens, ayant fait et dit la guerre et la stratégie, chacun des contestataires déconstruisait la généalogie reçue consensuelle, et la reconstruisait – dans un même mouvement de la pensée – sur de nouvelles bases ; cela avec de nouveaux critères d’évaluation des apports successifs au savoir sur la stratégie. C’est le processus, itératif sur la longue durée de l’histoire, de la révision et de la perpétuelle mise à jour de la généalogie de la stratégie qui autorise à considérer qu’elle se présente toujours à l’état naissant. » [84]
Prédilections et influences
Poirier accorde une Importance particulière à la seconde moitié du XVIIIe siècle (jusqu’en 1815) parce qu’elle constitue un moment de rupture et d’innovation dans les conceptions et les pratiques stratégiques d’où sort, comme tout armé, Bonaparte, utilisateur génial de l’artillerie et du système divisionnaire. Cette seconde moitié de siècle où triomphe la pensée et la langue stratégique française est aussi celle des interrogations, des retours sur soi, des remords, emblématiquement incarnés par les tourments de Guibert. La passion et la raison tantôt s’affrontent, tantôt se combinent dans l’amalgame révolutionnaire que la France propage en Europe y faisant surgir les nationalismes qui finalement se retourneront contre elle. Suggérons que Clausewitz pourrait bien n’être que le fils meurtrier du père Napoléon Bonaparte. [85]
Le cas du XVIIIe siècle permet à Poirier de s’interroger sur la temporalité très particulière du développement de la pensée stratégique montrant qu’elle a procédé « d’une manière discontinue, par bonds » [86] faisant ainsi alterner de « longues périodes de sommeil théorique » soudainement interrompues par des « moments de rupture » où s’impose le besoin de récapituler le savoir empirique accumulé au fil des conflits persistants.
Il distingue plusieurs facteurs qui, conjugués, ont créé la rupture. Ici la conception et la création des moyens semble précéder la finalisation politique de leur utilisation. Etrange temporalité comme si aucun projet politique n’avait présidé à la création des moyens ; comme si des forces profondes, irrésistibles, issues de la capacité d’invention-production avaient provoqué l’action. Suivant Poirier, suggérons ici l’existence efficace d’une sorte de « séduction des moyens ». Si l’on peut agir pourquoi renoncer à une opportunité qui s’offre à portée de main ; qu’attendre pour concevoir des projets à la mesure des moyens disponibles ? Qui a la sagesse de résister à la tentation de la puissance ? N’est-ce pas la légion qui fait l’empire romain ?
Tels sont les facteurs idéologiques et sociopolitiques : « La politique et la guerre doivent être nationales pour être efficaces. » [87] De ce fait, de limitée et modérée dans ses buts et ses opérations, la guerre devient totale par radicalisation des buts de guerre et mobilisation générale des voies et moyens.
Les facteurs Intellectuels procèdent de l’esprit des Lumières tourné vers les applications pratiques des connaissances. En outre le savoir éclos se communique au travers d’une langue française quasi commune aux élites européennes (Frédéric II rédige en français les « Instructions » à ses généraux). « Les armées européennes sont elles aussi marquées par le cosmopolitisme régnant. J’ai dit l’inexistence du patriotisme et que les guerres opposaient des sociétés militaires peu différentes… Se battant sans passion. » [88] Le mercenariat est parfaitement admis… En sorte qu’un officier passe naturellement au service du souverain dont hier il combattait les armées. « En outre le secret militaire n’existe pas… aucune surprise technique n’est à craindre » en raison de la lenteur d’évolutions uniformément répandues. [89]
A cela s’ajoutent les facteurs militaires de la crise stratégique [90] : la puissance du feu, la mobilité divisionnaire enfin la mutation logistique qui en découle : « la guerre nourrit la guerre » en prélevant par réquisition les ressources sur le territoire « étranger ». Ainsi l’armée de conscription citoyenne lève les masses réparties en divisions mobiles et autonomes affranchies de la lourdeur des magasins d’approvisionnement.
L’objectivation de la pensée des stratégistes n’exclut pas le goût, plus subjectif, pour certaines personnalités. La stratégothèque poiriériste s’organise autour d’affinités électives : les études sur Guibert, Jomini, Clausewitz, Lawrence montrent un penchant pour ce que j’appellerais la « biographie stratégique ». De Lawrence, Poirier relève : « La volonté agressive d’une créature qui tente d’échapper à la commune condition et ceci grâce à une œuvre exemplaire élaborée dans la plus rigoureuse des solitudes mentales. » [91] Dans une tradition barrésienne et proustienne, Poirier s’intéresse au moi de chacun des stratégistes, à la relation entre sa pensée et sa pratique, marquant une prédilection pour les personnalités déchirées qui jamais ne trouvent de postes à la hauteur de l’ambition d’un ego sans doute surdimensionné. Caractères hors du commun, perpétuels insatisfaits, qui dans l’œuvre du stratégiste trouvent à exprimer au cours d’une morne carrière, cette frustration de l’agir à quoi ils aspiraient. Les monographies sur Guibert ou Lawrence constituent des enquêtes introspectives et non des biographies historiques pas plus que des psychanalyses d’un texte où se dévoilerait l’inconscient du sujet. Ceci explique l’absence d’intérêt pour le freudisme : Poirier n’en a simplement pas besoin dans son travail.
S’il fallait élire une inspiration suprême on la trouverait dans la stratégie napoléonienne dont Poirier a examiné toutes les campagnes, lu les études notamment celles de Camon et de Colin. A ce maître il emprunte nombre de concepts fondamentaux qu’il transposera pour établir le modèle de la stratégie nucléaire. Mentionnons la manœuvre en sûreté, l’éclairage par une certaine quantité de moyens dédiés qui se développe en manœuvre pour l’information du décideur par le test et l’attente stratégique comme phase qui, en l’absence d’ennemi désigné, devrait succéder à la dissuasion nucléaire, esquissée dans La Crise des fondements puis reprise et développée dans La Réserve et l’Attente.
L’autre référence majeure est de Gaulle non seulement pour le nucléaire (voir troisième partie) mais aussi pour la stratégie classique. Poirier expose les conceptions du général sur la Défense y rencontrant l’esprit de cette stratégie intégrale dont il élabore le concept. La récapitulation des thèmes de la stratégie gaullienne s’identifie, jusqu’à se confondre, avec l’axiomatique poiriériste. Des alliances bien sûr… « mais avoir aussi pour un grand peuple, la libre disposition de soi-même et de quoi lutter… » [92] D’où la question centrale : « Quelle défense concevoir et quelle stratégie pratiquer qui permettent d’acquérir et de conserver l’autonomie de décision et le minimum de liberté d’action… ? Autant de conceptions qui se maintiennent inaltérées, voire renforcées par l’acquisition naturellement indispensable, de l’arme nucléaire.
Une stratégothèque pour quoi faire ? Une histoire de violence
« Si un théoricien comme Jomini a quelque chose à dire qui soit utile aujourd’hui… » [93] Cette formule clé permet de comprendre la démarche de Poirier. En effet la création de cette bibliothèque imaginaire ne constitue pas une fin en soi. Comme toute la réflexion poiriériste, elle est finalisée, soumise à un principe d’utilité et d’efficacité. Elle n’a de valeur que d’usage pour augmenter et améliorer les capacités d’action. A ce savoir accumulé il assigne une finalité qui l’organise à savoir permettre et favoriser la compréhension du rôle de la violence : besoin, finalité, effets de transformation, notamment dans l’âge nucléaire.
A tous ses auteurs de prédilection, familiers de son univers mental, Poirier pose la même question : comment concevoir aussi rationnellement qu’il est possible l’organisation de la violence armée afin de lui faire servir les fins de la politique ? Question qui elle-même se subdivise : d’une part en celle de l’apprentissage : que nous enseignent Guibert et Jomini et de quelle utilité sont-ils pour nous aujourd’hui, au regard de nos projets stratégiques ; d’autre part en celle de la pédagogie : en quoi la stratégie nucléaire peut-elle s’enrichir de la réflexion sur les « aventures » de la violence armée organisée et, par là même gagner en puissance pédagogique ?
Car la présence de l’arme nucléaire, outil paroxystique, impose les contraintes et précautions que formule le constat dissuasif. Avec ce feu là on ne saurait jouer sans règles. Or les stratégistes non nucléaires s’interrogent tous, bien qu’à des degrés divers, - Clausewitz moins que les autres - sur la quantité de violence utile et efficace au moindre coût matériel et humain. De manière à ce que le recours, toujours risqué, à la guerre, s’avère rentable et non illusoire pour le vainqueur. En résulte une pédagogie stratégique de la violence armée organisée à l’époque contemporaine qui constitue un des apports majeurs de Poirier. Il lit les écrits des stratégistes pour les faire accoucher dans l’esprit de la maïeutique socratique de ce qu’ils ne pouvaient encore concevoir mais dont leur réflexion était porteuse et par conséquent susceptible d’inspirer quiconque entend penser la guerre et la violence organisée dans l’âge nucléaire.
Ici intervient donc l’arme nucléaire. Auparavant, l’appel à la raison, à la mesure, à la maîtrise de soi relevait d’un choix, d’un espoir, d’un pari sur l’homme. L’arme nucléaire, martèle Poirier, contraint à la rationalité parce qu’elle représente aux dirigeants comme aux peuples la folie de la guerre paroxystique dépourvue d’espérance de gain rationnelle.
Mais ceci n’a de pertinence que pour la guerre nucléaire et l’escalade préalable qui pourrait la déclencher. Le pire absolu (la guerre nucléaire) étant écarté, il reste loisible à la violence de ramper sous le plafond et le pire relatif reste faisable : au Rwanda, dans les Balkans, en Syrie. La Bombe impose une raison supérieure au niveau planétaire mais ne parvient pas à brider la folie inférieure de l’extermination locale et des nettoyages ethniques régionaux.
Banalité du lien entre guerre et politique
Quelque peu aveuglée par le foudroyant succès de la « Formule » clausewitzienne, notre époque a fétichisé ce lien. Lisant, avec Poirier, Guibert, Jomini, Clausewitz il nous apparaît que tous ces généraux-stratégistes semblent découvrir la relation au politique pour en reconnaître le primat et recommander la soumission de principe du militaire au politique. Ce lien fondamental avait-il été perdu de vue à force d’être naturel ? Avaient-ils oublié Condé et la Fronde ? Avaient-ils négligé de lire le Discours sur Tite-Live de Machiavel ? Ignoraient-ils les classiques grecs et latins, matière ordinaire de leurs études ?
Il est vrai que le point focal du commandement militaire demeure la guerre, affaire de métier. Le professionnel ne s’encombre pas de politique d’autant que l’autorité politique exige de lui qu’il ne s’en mêle pas. Séparation rigoureuse des ordres, corporatisme des intérêts. Et pourtant l’histoire n’égrène-t-elle pas avec constance la succession de ces fusions en une seule personne de l’autorité politique et militaire ? Périclès, Washington, Eisenhower, de Gaulle. Le roi-soldat, l’Empereur, le président-de la République chef des armées et de la diplomatie s’agit-il d’une heureuse synthèse démocratique ou d’une dérive autoritaire ? En vérité, la démarche d’un Guibert ou d’un Jomini est si radicale qu’il leur faut tout remettre à plat afin de réinventer les relations anciennes et, ce faisant, pouvoir établir les fondements de leurs propres systèmes.
Les logiciels de la guerre : Clausewitz, Jomini, Guibert
Poirier n’a cessé de s’interroger sur la place et la nature de la guerre bien plus que sur ses causes. Tout en reconnaissant l’éminence de l’œuvre théorique de Clausewitz vibrante de stratégie napoléonienne, il en marque les limites. Si en effet pour le stratégiste prussien la guerre constitue l’objet suprême et la bataille l’instant décisif, dans la structure politico-stratégique, la stratégie intégrale de l’âge nucléaire est devenue cet arbre dont la guerre n’est plus qu’une branche et la bataille l’éventuel rameau, parmi d’autres modes d’affrontement.
Reste cependant qu’en stratégie militaire et en guerre, quel que soit le rapport de prééminence, il y a ceci en commun qu’il faut être au moins deux. Car s’il est possible dans la vie quotidienne de jouer seul, enfin du moins contre le hasard, en stratégie on n’est jamais seul car il y a toujours au moins un autre, et souvent plusieurs autres. Guerre-bataille-combat-duel sont imbriqués selon un ordre ascendant ou descendant en dimension où le duel constitue l’unité élémentaire de base, le combat de deux (Zweikampf). La guerre n’est rien d’autre qu’un duel élargi [94] où chacun est l’incarnation concrète et le représentant symbolique du Même et de l’Autre. La bataille est le point culminant du duel [95], sorte de synthèse générale des innombrables duels particuliers des unités modulaires depuis l’Armée jusqu’à la cellule matricielle du combat corps à corps. Ceci rend compte de la nécessité de l’uniforme qui matérialise par des signes particuliers l’antagonisme politiquement organisé, faute de quoi ce ne serait que l’affrontement absurde parce qu’immotivé de deux corps humains semblables. Le duel s’impose donc comme unité de compte pour chacun des niveaux tactiques, opératifs, stratégiques. Ajoutons qu’en dépit des alliances et de la difficile manoeuvre conjointe de troupes coalisées, tout se ramène finalement à deux camps, deux entités en affrontement. Défections, trahisons et autres manquements changent-ils ce principe ? Ces perturbations modifient les rapports de force, peuvent même infléchir l’issue d’une bataille mais laissent intacte la dualité essentielle de l’affrontement. A-t-on jamais vu des batailles ternaires ? Le principe d’hostilité fait qu’au moment de l’épreuve de vérité où s’engage la force une polarisation binaire s’impose nécessairement. [96]
Trouvant dans Clausewitz le fondement essentiel de l’acte de guerre, Poirier se tourne également vers Jomini et Guibert pour rechercher les raisons qui conduisent à recourir à la VAO.
Jomini dresse l’inventaire des neufs fins politiques qui amènent à la guerre, complété par neuf autres combinaisons de la « politique diplomatique » [97]. On accordera une attention particulière à la dernière : « enfin il existe des guerres civiles et religieuses également dangereuses et déplorables. » [98] Dans ce dernier cas en effet les règles qui peuvent s’appliquer aux conflits inter étatiques risquent d’être transgressées en raison de l’intensité extrême des passions. Jomini a cherché à créer une sorte de logiciel de la guerre combinant fins et formes ; un logiciel assez exhaustif pour que rien n’échappe à notre entendement des causes et des développements de tout affrontement. Démarche heuristique qui théorise l’art et la manière de la guerre. Poirier retrouve ainsi la pensée de Guibert qui en célébrant les guerres de « grand style » et la stratégie de « hautes combinaisons », prévoit et suggère ces guerres que Jomini comprend et théorise. Pour tous deux, contrairement au maréchal de Saxe, il n’est qu’un seul but de guerre la victoire… résultat incontestable de la bataille dite décisive » [99]. Comment expliquer ce radicalisme qui les apparenterait à Clausewitz ? Suivant Poirier, on constate que la réflexion de Jomini et de Guibert s’articule sur deux temps : d’abord, la fascination pour l’esthétique stratégique, la beauté des opérations rigoureusement pensées et conduites ; puis c’est le constat du déchaînement de la guerre de masse, des passions patriotiques, d’un vent de folie qu’il convient de prévenir. Cette réserve les démarque de Clausewitz pour qui, selon son concept, la guerre est un acte de violence, intégrant les passions du peuple, qui ne connaît pas de limites tandis que, dans la réalité, le concours des frictions humaines et physiques enlise la guerre, réduit sa dimension, amenuise les grandes ambitions initiales.
Comment expliquer ce revirement, le retour à une mesure initialement perdue ? Pourquoi cette apologie de la Raison qui cherche à faire rentrer la violence dans des cadres excluant tout débordement ? Dans l’âge prénucléaire la raison bridait parfois l’exercice de la violence au regard des dommages engendrés par des aventures inconsidérées, provoquées par un spasme d’ubris démesurée. Or l’arme nucléaire impose une rationalité à laquelle ne saurait échapper l’aventuriste le plus effréné. « Tout conflit s’engageait entre des belligérants aveugles, nécessairement optimistes quant à leurs chances de victoires payantes [100]… En nous contraignant enfin à la guerre limitée et couverte par la défense dissuasive inventée par Guibert, l’arme nucléaire ne nous sauve-t-elle pas enfin de l’irrationalité ? »
Telle est en effet selon Poirier la grande leçon, rare et novatrice, de Guibert [101] et de Jomini : une volonté de retour à la raison qui détourne de l’agression aux trop imprévisibles conséquences et qui impose la défense comme la voie la moins risquée dans les relations interétatiques. Toutefois pour rendre la guerre plus rare, « Il faut que la France soit assez puissamment armée pour ôter à ses voisins le désir de l’attaquer. » Dans l’âge des armes ordinaires - par opposition à « spéciales » - le succès de la stratégie militaire d’interdiction repose nécessairement sur une certaine quantité de force prenant ainsi la forme d’une dissuasion. Mais deux incertitudes l’accompagnent : l’agresseur éventuel ne risque-t-il pas de sous-estimer cette puissance ? Par ailleurs, si pour dissiper toute équivoque le potentiel militaire se présente comme formidable ne risque-t-il pas, en dépit des déclarations pacifiques, de cacher l’intention d’en tirer un parti coercitif à l’encontre des voisins ? Du coup ceux-ci ne seront-ils pas tentés de chercher à se protéger ? Spirale classique bien connue par quoi se développent les courses aux armements et les discussions sans fin sur le caractère foncièrement défensifs ou offensifs des systèmes d’armes.
Les deux stratégistes se retrouvent donc dans la recherche de l’équilibre et le retour à la mesure par établissement de règles de comportement. « Valorisant la paix, il (Guibert) la croit possible grâce à un équilibre des puissances militaires. » [102] Conception semblable à celle des dynasties conservatrices qui, de Vienne à Vérone, de Congrès en Conférences des « Puissances » voulurent fonder un ordre stable et durable. Autant d’efforts illusoires qui négligeaient dans l’avenir prospectif les mouvements inexorables issus des profondeurs de l’économie et de la société. Jomini en est conscient : « Croire à la possibilité d’un équilibre parfait serait chose absurde. Il ne peut être question que d’une balance relative et approximative. » [103] Tel est l’apport fondamental : comment gérer avec mesure une violence que ne bride pas encore l’outrance nucléaire ? Peut-on s’accommoder de la guerre, « mal nécessaire » ? Comment imposer le dictat de la Raison pour en tempérer les excès voire de la mettre à l’écart comme trop aléatoire ? Guibert et Jomini convergent en effet pour recommander de ne pas confier et de ne pas abandonner l’exercice de la violence légitime d’Etat aux peuples dont la passion transforme la guerre en un déchaînement de fureur meurtrière. Et Jomini de dénoncer ces « sociétés d’extravagants » qui ont déchaîné « les passions exaltées de masses exaspérées ». [104] Conseil de prudence qui vient à la fois trop tard : la guerre révolutionnaire française est déjà passée par là ; et trop tôt : la machine industrielle n’a pas encore développé les moyens au service du massacre des masses.
La guerre et le mystère de la violence
A partir de cette lecture assidue sur quarante ans de ses auteurs de prédilection, Poirier élabore sa propre définition de la guerre. « La guerre est une épreuve des volontés politiques par l’épreuve de force… Le concept de force résumant non seulement les forces de violence physique, les armées mais aussi toutes celles qui procèdent des ressources matérielles et morales des peuples belligérants… La guerre s’identifie donc à une triple dialectique des projets politiques transformés en buts stratégiques, des volontés et des forces, virtuelles et réelles, antagonistes. » [105] Il s’agit bien de faire plier la volonté adverse. Aussi achevée soit-elle, cette définition ne dispense pas Poirier de poser une ultime question, sans doute la plus fondamentale puisqu’elle touche à la finalité ultime. Le « pourquoi décider la guerre ? », somme toute assez banal, se transforme en : pourquoi le recours à la violence s’avère-t-il si constamment et si universellement nécessaire ? [106]
Si l’on admet avec tous les stratégistes que la guerre ne saurait constituer une fin en soi, qu’est-ce qui se cache derrière sa permanence, en dépit des toutes les déconvenues antérieures ? Ici Poirier convoque comme autant de témoins, Thucydide, Polybe, Montaigne pour se joindre à Jomini et Guibert. Tribunal contre la guerre convoqué par le pacifisme ? Poirier n’a pas cette naïveté. Plus exactement il s’agit davantage d’une enquête sans cesse reprise sur un mystère qui cache cet égarement de la raison ou, pire, qui se pare des habits de la raison pour justifier une décision « folle ». Pourquoi nos sociétés ont elles besoin de la guerre ?
La violence est consubstantielle de l’espèce humaine et les sociétés organisées, les appareils d’Etat prennent en charge la guerre. Chaque dirigeant constitue à la fois le manipulateur-manipulé logique de cette violence tandis qu’en tant qu’être humain il en participe, cédant à la déraison par passion idéologique ou concupiscence matérielle. Apprentis sorciers de forces aux effets imprévisibles. [107]
Le cheminement de Poirier le conduit au fil des années à donner, comme autant de jalons, des définitions à son objet théorique : la stratégie. Elle « s’identifie à l’ensemble des opérations mentales et physiques requises pour calculer, préparer et conduire toute action collective finalisée, conçue et développée en milieu conflictuel. » [108] Ensemble plus vaste, la stratégie intégrale ou politique en acte est présentée comme « science et art de concevoir (théorie) et de conduire la manœuvre permanente (temps de paix, de crise et de guerre) des forces, actuelles et potentielles générées par les capacités du groupe (par ex Etat-nation) ; cela afin d’accomplir, dans le cadre spatio-temporel fixé, malgré les oppositions adverses et avec l’aide des alliés » et selon les règles d’économie régissant toute entreprise collective, les fins globales du projet. » [109] Cette conception s’inscrit dans la droite ligne de la conception de la « guerre totale » telle que l’avaient conçue de Lattre puis Beaufre. Après la guerre froide Poirier revient de manière critique sur la valeur opératoire de ce concept. Serait-ce en raison du retour à l’état ordinaire du monde ? Non pas car le conflit demeure quand bien même il change de forme. La raison est à trouver dans la pertinence, dans la pratique, d’un besoin théorique. « J’ai avancé le concept de stratégie Intégrale parce qu’il est nécessaire à la cohérence d’une théorie englobante... unifiant les stratégies économiques, culturelles et militaires [110].
« Mais j’ai l’impression que c’est un concept vide… Cependant il y a des corrélations… Pourtant des interfaces existent : entre génétique des forces et conjoncture économique, allocation des ressources financières formant une « enveloppe » budgétaire toujours plus contraignante… La stratégie intégrale fut sans doute le projet soviétique mais il a échoué… » [111] A cette observation de Poirier on acquiescera en excipant d’une raison fondamentale : les prémisses étaient fausses. Le prolétariat demeurant « introuvable », il fallut le fabriquer en sorte que la coercition du mythe a conduit de plus en plus les gouvernements soviétiques à se détacher de la réalité par une stratégie de trucage subtilement démontée par Alexandre Zinoviev dans son livre L’avenir radieux. En revanche, le mythe de libération nationale du FLN algérien et d’autres organismes de ce type correspondait à une quantité suffisante de réalité pour permettre de parvenir au succès. Une fois défaites les forces du colonialisme, ce que l’on fit de cette victoire constitue une nouvelle page d’histoire où trucages et faux-semblants retrouvèrent leur rôle.
De leur côté, les Etats-Unis se sont essayés par deux fois à conduire une grande stratégie : à but négatif l’endiguement (containment) de l’Union soviétique et du communisme en général. A l’aune du résultat final on peut la tenir pour une réussite. Il n’en va pas de même de la seconde, développée après la guerre froide, à partir du projet néo-conservateur, à but positif, d’expansion de la liberté et de la démocratie dans le monde, notamment au Moyen-Orient. L’échec est ici patent.
A partir de 1979, sous la présidence de Deng Xiao Ping la Chine a développé une grande stratégie qui ne parle jamais de la culture : économie, technique, science, militaire… rien sur la culture mise en sommeil… sans doute en raison du précédent dont le gouvernement s’efforçait de sortir. Trente ans plus tard le formidable essor de la puissance chinoise témoigne du succès de l’entreprise.
Au regard de cette liste non exhaustive, on est en droit de considérer que De Gaulle dans cette Cinquième République qu’il avait fondée s’efforça de conduire de manière dirigiste mais non autoritaire une grande stratégie mobilisant et combinant l’ensemble des composantes de la richesse et de la puissance nationales : économique, militaire, énergétique et culturelle.
S’il prend en compte les opinions publiques et les mouvements qui les animent notamment en situation de crise, Poirier ne considère jamais la stratégie médiatique c’est-à-dire l’information et la communication dans leur relation avec l’Etat. Cette omission paraîtra doublement étrange de la part d’un homme qui eut à réfléchir sur la propagande et la guerre révolutionnaire, d’une part et qui, d’autre part, avait sous les yeux l’action du gouvernement français soucieux dès 1959 de centraliser sous son autorité l’ORTF et de contrôler la présentation des journaux télévisés sur l’unique chaîne alors accessible aux foyers français. Or cette communication ne peut se limiter à la seule action des armées à travers des services appropriés d’information et de communication qui commencent à s’institutionnaliser : SIECA, (Service d’information, d’études et de cinématographie des armées), SIRPA (Service d’information et de relations publiques des armées) et aujourd’hui la DICoD (Délégation pour l’information et la communication de la défense) en direction des journalistes.
Pas davantage Poirier n’effectue de liaison entre l’économique et le social. Il semblerait qu’il ne se soucie guère de la conjoncture du marché de l’emploi (le taux de chômage) ni de l’agressivité récurrente des organisations syndicales et autres « partenaires sociaux », lesquels sont susceptibles de peser lourdement sur les orientations politiques et les grands programmes stratégiques. Ils ont en effet un impact direct sur la disponibilité financière. Voilà qui renvoie à la « grande stratégie ». N’est-elle praticable que pour et par les régimes totalitaires d’inspiration marxiste-léniniste ou fasciste et nazi parce que l’Etat, doublé par le parti unique, contrôle et oriente l’action dans tous les domaines ? A l’inverse, les démocraties voient dans l’Etat un inspirateur, indicateur de tendances, susceptible d’influencer mais non de tout diriger et contrôler.
La structure politico-stratégique
Matériau indispensable, l’histoire, récit cumulatif de faits attestés, ne saurait se suffire à elle-même. Pas davantage les modèles stratégiques et tactiques induits à partir des batailles et des campagnes ne parviennent ni à satisfaire la « volonté de rationalité qui oblige à accorder les fins avec les voies et moyens » ni à rendre compte de « la logique spécifique qui régit toute entreprise collective finalisée se développant en milieu conflictuel. Je crois en l’existence et dans la fonction surdéterminante d’une structure…(qui) ordonne l’activité politique et la pratique stratégique indépendamment du contenu du projet qui les finalise. » [112]
Seule une structure spécifique permet de donner sens au pêle-mêle des événements historiques. La mise en évidence et l’utilisation opératoire de cette structure unitaire représente donc un des apports majeurs de Poirier à la théorie stratégique. Elle s’organise en niveaux hiérarchisés par ordre de prééminence : tactique, opératif, stratégique, politique interagissant les uns sur les autres par influences réciproques en boucles rétroactives. L’ensemble est donc dynamique, chaque niveau entretenant une relation d’interdépendance avec tous les autres.
L’organisation de la structure fait apparaître deux domaines majeurs : en amont le primat du projet politique sans lequel on ne saurait concevoir de stratégie et en aval l’importance grandissante de la stratégie des moyens sans laquelle les forces ne pourraient exister.
Figures du politique : le conflit et le mythe
L’état de conflit
La conception poiriériste de la stratégie et de la politique ne se comprend que par l’inclusion constante de l’Autre. Altérité à quoi, par définition, s’oppose le projet du Même. Fondant la méthode, elle constitue la pierre angulaire, permanente et incontournable, de tout calcul stratégique. Qui est cet autre ? Toute actant stratégique extérieur à Soi, irréductible au Même. Celui avec qui le Même entre en rapport ce qui serait la définition ombilicale de la stratégie. C’est pourquoi Poirier recoure systématiquement à l’expression « Adversaire-Partenaire ». L’allié demeure toujours cet « Autre », celui n’est pas Soi et dont les intérêts ne sauraient se confondre sauf à fusionner les identités. De cette relation procède le concept fondamental d’état de conflit.
Poirier pose de manière classique, « L’état de coexistence entre le Même et l’Autre, chacun n’existe que par ses différences foncières avec chacun… C’est donc cette dialectique des volontés de persévérer dans l’être qui instaure ce que je nomme état de conflit ou milieu conflictuel. » [113] C’est cette relation ontologiquement première qui précède tout développement sous forme de politique ou de stratégie. L’affirmation de chacun face à chacun précède le rapport ami-ennemi dans lequel Carl Schmitt trouvait l’essence du politique. Comme l’essence précède bien l’existence sorte d’accident historique. On comprend ainsi pourquoi la notion de persévérance dans l’Etre collectif occupe une place centrale dans l’oeuvre de Poirier. Elle est fondatrice de tout projet y compris la recherche de prospérité (but positif d’acquisition) et le besoin de sécurité (but négatif de conservation). On pourrait même la dire « neutre » comme posée là, socle de tout ce qui s’ensuit. C’est par rapport à cette persévérance primordiale que prennent valeur les notions de défense et de sûreté.
A partir du concept opérationnel napoléonien de manœuvre en sûreté, Poirier procède à une extension au niveau politico-stratégique La sûreté intéresse la stratégie intégrale du double point de vue de l’autonomie de décision (survie) et de l’action à fin positive (vie) qui la prolonge. [114]. La sûreté est donc à double signe : négatif dans son lien avec la défense mais aussi positif dès lors qu’elle sert de point d’appui pour la réalisation des buts positifs conçus par l’autorité politique conformément à ses intérêts et aux mobiles qui la poussent en avant.
La défense « se borne à instaurer les conditions de la sûreté indispensable à la sauvegarde des degrés de liberté d’agir et au développement légitime du projet politique devant les projets et contre-projets des adversaires-partenaires. » [115] Toutefois la défense conçue dans son extension la plus large tend à s’identifier à la stratégie intégrale. Ici Poirier mentionne le discours du président Pompidou le 3 novembre 1969 qui vient préciser les attendus de l’ordonnance de janvier 1959 directement inspirée par de Gaulle. [116] « La défense, déclarait Georges Pompidou, s’exerce à tout moment et s’applique à tous les domaines. Elle traduit la capacité physique et militaire d’une nation à résister aux pressions qui, de l’extérieur, ne cessent de peser sur son indépendance, c’est-à-dire sur son existence. » [117]
Dans la structure politico-stratégique le projet politique se présente comme une constante, condition préalable à toute stratégie sans qu’il soit rien dit de sa nature ou de sa qualité. Il est formulé par toute autorité établie, tout gouvernement en place. Les projets changent la structure reste.
Préalablement, dans sa réflexion sur la relation entre politique et stratégie, Poirier entreprit très précocement d’étudier le processus de création de toute construction politique nouvelle capable de l’emporter sur celles qui l’ont précédé, de changer l’ordre établi et de formuler un projet politique original susceptible d’orienter la structure. A cet ensemble, il donne le nom de mythe.
Le mythe : image du projet politique révolutionnaire
On a relevé qu’en 1956 Poirier se vit confier l’analyse des documents saisis sur le FLN. A partir de l’étude confidentielle furent tirés deux articles publiés dans la RMI [118]. Ne s’arrêtant pas en si bon chemin, Poirier écrivit un ouvrage entier Mythes, politique et stratégie, entreprise révolutionnaire et guerre de subversion 1957-59. La mention de cette étude revêt une double importance. Elle révèle un aspect fort peu connu de l’œuvre de Poirier en dehors des articles publiés dans la Revue Militaire d’Information. [119] Seconde raison on y trouve, comme à l’essai, à l’état d’embryon des notions telles que le « seuil critique » qui seront transposées, adaptées et affinées dans les modèles de stratégie nucléaire.
Poirier définit le mythe comme « un groupe d’idées appelées par une intention et une volonté de transformation de l’ordre établi…touchant à la condition et à la vocation de l’homme…, idées montées en un système cohérent complet et généralement clos, c’est-à-dire formulées une fois pour toutes avec l’absolutisme d’une orthodoxie ». [120]
Toute entreprise révolutionnaire, c’est-à-dire la tension vers un ordre nouveau suppose un mythe originel. Ce mythe de nature idéologique peut être aussi bien religieux que politique. Poirier le trouve dans le christianisme originel, dans la révolution française aussi bien que dans le marxisme-léninisme ou encore chez Lawrence, créateur du mythe de la révolution arabe et bien sûr dans le tiers-mondisme porteur de la libération des peuples de la domination coloniale. Avec une audace que l’on ne rencontre que chez de rares auteurs comme Serge Tchakhotine, [121] Poirier ne craint pas de placer sur le même plan structurel des idéologies de contenu totalement hétérogène. Il laisse paraître une sérieuse connaissance des « classiques » du marxisme : Engels, Plekhanov, Lénine, Trotski tous ayant porté un intérêt majeur à la guerre et à l’organisation des systèmes militaires. Autant de lectures qui étaient fort mal vues à l’époque dans les armées où l’on veillait avant tout à prévenir la contagion des idées révolutionnaires développées par les partis communistes et les groupes d’extrême gauche.
Poirier distingue deux étapes. En premier lieu la formation et le développement du mythe à prétention fondatrice sous sa forme subversive puisqu’il tend à se substituer à un ordre préalable, à un état des esprits et des choses différent en nature dont il proclame l’obsolescence et va organiser le dépérissement par la persuasion ou la coercition.
La seconde étape est l’évolution du mythe une fois atteint le point d’établissement, l’installation au pouvoir, son institutionnalisation. Que devient le mythe, comment est-il ajusté en phase de propagation ou au contraire en situation de rétraction du fait de la résistance rencontrée ? Il faut « contrôler », en chaque instant, cet accord entre la voix légiférante du mythe et celle corrective du réel ». [122] « Le jacobin intégriste, le docteur de la loi mythique, est donc d’abord un homme de foi et d’orthodoxie. » [123] Cette réflexion sur le mythe dans ses rapports avec le langage et la communication se prolonge dans le cadre du SIECA où Poirier travaille en 1962-64 avec son ami le commandant Maurice Prestat, rédigeant de nombreuses fiches destinées à la formation des officiers. [124]
Remarquons enfin que le modèle ainsi établi au début des années 1960 reste par la suite parfaitement adapté à d’autres cas. Il s’applique avec une étonnante pertinence par exemple à la révolution iranienne de 1979 et à ses prolongements au tournant du XXIème siècle.
Technique et stratégie des moyens
Voilà donc posée l’essence de la politique et les modalités de ses développements historiques à partir desquelles sera formulé le projet. Reste à considérer la manière dont il s’actualise par la mise en œuvre de la stratégie des moyens. Poirier la divise en deux sous-ensembles : génétique et logistique. La première a pour but d’inventer les forces et la seconde de réaliser les composants conçus par la première.
Dans son étude pour le CPE de 1966, Poirier intitule une partie du chapitre trois consacré aux invariants de la stratégie générale militaire : « quelques conséquences militaires du progrès scientifique et technique. » [125] « L’accélération du progrès technique donne à penser que… la composante stratégie des moyens ne cessera de gagner en importance aux dépens d’une stratégie opérationnelle plus exceptionnelle que naguère. » [126]
Poirier reviendra constamment sur ce lien entre la stratégie militaire et la stratégie des moyens tant d’un point de vue général que sous l’angle plus particulier de la stratégie nucléaire. Dans ce dernier domaine la « non guerre » conduit à un affrontement permanent, continu, ponctué de crises au cours desquelles « on ne peut nier que la tendance à une certaine autonomie de la stratégie des moyens n’a cessé de se renforcer. » [127] Poirier souligne comme ses prédécesseurs que la parité quantitative n’est pas nécessaire mais qu’il importe de disposer d’un niveau qualitatif qui permette dans les domaines les plus complexes de faire jeu égal avec les grandes puissances. [128]
La stratégie des moyens ayant pris une importance grandissante, elle rétroagit sur le politique au point de créer une dépendance. « Dans les temps classiques…la stratégie des moyens pouvait être aisément assimilée et contrôlée par le politique qui, par ailleurs, maîtrisait une information scientifico technique assez accessible… Il est clair que cet état de choses est révolu. » [129] Seconde conséquence : « Comme « moyen de guerre » l’homme tend à perdre sa royauté séculaire au profit d’un couple homme-machine … les capacités d’invention stratégique et tactique qui firent naguère la gloire des stratégies opérationnelles seront occultées par les « facultés mécaniciennes » des hommes mis au service d’un matériel de plus en plus complexe. [130] Ainsi l’actuel « cyber guerrier » n’est-il pas très loin et l’on mesure du même coup l’extrême et bouleversante rapidité d’un processus qui conduit de cette prévision de 1966 à 2016 soit un court demi-siècle.
De plus l’arms control se révèle lourd d’ambivalence stratégique. Loin de se réduire à la seule limitation des armements nucléaire, il constitue une périlleuse manœuvre qui s’insère dans cette compétition purement technique laquelle peut correspondre, dans le cas notable de l’IDS, à une stratégie d’attrition visant, par effet de compétition, à épuiser les ressources économiques, scientifiques et techniques vitales de l’adversaire. Moins la guerre directe devient possible, plus la compétition technologique prend d’importance afin de conserver un niveau de dissuasion efficace donc crédible. Les esprits radicaux notamment les ingénieurs font valoir qu’il n’est plus de stratégie véritable que des moyens. Le reste se résume à une manoeuvre stratégique simple et fixe (la dissuasion) auquel suffit ponctuellement un habillage déclaratoire destiné à annoncer les orientations et les progrès de la stratégie des moyens.
Voilà donc comment la structure permet d’organiser et de dire la stratégie. Poursuivant son élaboration théorique de l’objet, Poirier ajoute une nouvelle dimension en pensant la stratégie comme système.
Les développements de la stratégie par l’analyse systémique
En 1989 il saisit l’occasion de la réédition de l’ouvrage de 1911 du général Colin Les Transformations de la guerre qu’il a suggéré aux éditions Economica pour écrire un essai : « Une lecture de Colin » qui lui donne l’occasion d’exprimer avec une extrême concision deux catégories fondamentales de la stratégie militaire. La première est une récapitulation classique. Sept fonctions militaires agression, protection, mobilité, liaison et communication, information, soutien, commandement. « constituent la structure fonctionnelle intangible… qui borne le champ des transformations et qui leur donne leur sens. » [131]
La seconde est résolument novatrice et extrêmement ambitieuse puisqu’elle ne vise rien moins qu’à énoncer six lois de développement des systèmes militaires depuis les origines jusqu’au temps présent. Chacune de ces lois affecte les fonctions militaires précédemment identifiées.
. captation, exploitation et transformation en capacités d’effets physiques de tous les matériaux… et de toutes les sources et variétés d’énergies…
. dérivation et application… des recherches et acquis des sciences et techniques….
. différenciation fonctionnelle croissante des éléments des systèmes militaires qui « se manifeste par la démultiplication et la diversification croissantes des petites unités, équipes, cellules, etc., spécialisées dans des sous fonctions…
. intégration organisationnelle croissante des éléments hétérogènes et spécialisés…De là l’apparition de modules de plus en plus hétérogènes et volumineux dans l’organisation des systèmes militaires (unités interarmes et interarmées, grands commandements, etc.=
. complication croissante de la macro-machine militaire soumise à un double processus de décentralisation qui accroit la dégradation de l’information et d’autre part la centralisation du commandement s’accentue pour remédier à cette entropie
. complexité opérationnelle croissante les opérations physiques croissent en nombre et diversité…Ce qui favorise le recours systématique à l’électro-informatique ; d’autre part les opérations intellectuelles de la computation deviennent de plus en plus complexes ce qui multiplie les données et leurs incertitudes ce qui induit un effort de rationalisation des procédures de computation et la recherche d’aides à la décision (intelligence artificielle). [132]
Le recours à l’analyse systémique conduit Poirier à établir la stratégie militaire sur une triade : organisation, énergie, information. [133] Il propose donc d’appliquer le système tridimensionnel sur lequel repose l’appareil militaire, effecteur de toute stratégie : énergie, organisation, information pour chacun des acteurs quelle que soit sa position spatiale et temporelle dans sa relation avec chacun des autres. Projet visionnaire d’une ambition considérable puisqu’il ne vise à rien moins qu’à révolutionner la géographie politique traditionnelle, qui suppose le développement d’une recherche de longue durée de nature transdisciplinaire. « Former cette carte, ce serait donc recueillir et interpréter l’information délivrée par le champ global des tensions négatives et positives reliant deux à deux tous les acteurs. » [134] Carte d’Utopie, reconnaît Poirier, puisqu’elle devrait permettre de déchiffrer toutes les causes et d’envisager l’avenir prospectif de l’ensemble du Système-Monde. Mais cette aventure intellectuelle ne mérite-t-elle pas d’être tentée afin de sortir de l’enlisement d’une géopolitique méthodologiquement fourbue dont le regain actuel dissimule mal, sous la lumière trompeuse des projecteurs de l’actualité reportée, l’incapacité à dépasser la description par la compréhension ?
Le concept de stratégie intégrale montre Poirier à la recherche d’une discipline susceptible de rassembler l’ensemble des phénomènes et des causalités de la conflictualité. Aussi a-t-il tenu en haute considération la démarche et l’œuvre de Gaston Bouthoul, apportant de notables contributions à la revue Etudes polémologiques. Bouthoul a cherché à faire apparaître la relation dynamique entre la guerre et l’état social, irréductible à la seule sociologie militaire. Pour cela il convient de délaisser l’étiologie qui tend à traiter la guerre comme une maladie pour la considérer comme un fait de société, la compagne ab origine des organisations humaines. Toutefois l’étude de la guerre seule ne saurait contenir la multiplicité et la complexité des objets constituants de la stratégie, la guerre n’étant que l’un d’eux.
Le travail du stratégiste atteint donc son point culminant avec l’élaboration de « la stratégique (qui) serait la discipline totalisante et unifiante, intégrant dans une problématique généralisée, dans une théorie unitaire et une épistémologie critique, les recherches portant, d’abord, sur les phénomènes conflictuels induits par la coexistence d’acteurs collectifs engagés dans des entreprises finalisées ; ensuite, sur la construction des théories et la conduite des pratiques stratégiques qu’implique ce genre d’entreprise. » [135]
Il y a vingt ans Poirier envisageait la probabilité élevée de crises graves sur la périphérie de l’ex « bloc occidental. « Elles tourneront fréquemment en conflits armés limités… Guerres capables d’un très haut niveau d’agressivité et de violence. » [136]. Vision prémonitoire que confirment vingt-cinq années de tentatives avortées, d’illusions perdues, d’espérances bousculées par d’imprévisibles événements : une crise financière qui laisse l’Europe vieillissante en proie à la stagnation et au chômage ; la montée d’un islamisme violent ; une Union européenne qui ne sait comment répondre au flot de réfugiés chassés par la guerre qui monte vers elle. Un nouveau monde se compose où, égoïste, chaque acteur régional joue son propre jeu. Devant l’effacement des puissances dominantes à l’échelle mondiale, profitant de cette rétraction, les protagonistes régionaux, enhardis, haussent leurs prétentions et tentent leur chance.
Pas de fin de l’histoire, bien sûr. L’action ne connaît pas de répit et pas davantage le travail du stratège et du stratégiste. Dès lors que persiste la diversité des sujets politiques, l’état de conflit demeure, moteur d’une histoire chaotique, succession d’événements surprenants sans cesse renouvelés. C’est pourquoi la stratégie théorique est indispensable pour saisir les constantes, rendre intelligible une complexité déconcertante afin d’orienter l’agir. L’œuvre de Poirier représente un acquis considérable en nous fournissant des outils pérennes. C’est aussi une invitation à prolonger le travail permanent d’élaboration d’un langage et de nouveaux concepts rigoureusement adaptés à une réalité soigneusement analysée dans un esprit prospectif. Ainsi devrait-il en aller, parmi d’autres objets majeurs, de la stratégie de dissuasion nucléaire.
Après la guerre froide, en l’absence d’ennemi désigné, le concept de dissuasion nucléaire n’est pas obsolète mais il est devenu « dormant », en attente de l’imprévisible. « Nous n’en avons pas fini avec la bombe. » Poirier cite cette remarque de De Gaulle à Malraux, en 1969. Aujourd’hui, la dissuasion nucléaire paraît sans objet et l’on s’étonnera qu’un président de la République française puisse encore soutenir la pertinence de l’ultime avertissement dans un discours de conservation [137] - ce qui se justifie - mais regrettablement décalé par rapport à une réalité qui s’y dérobe et sur laquelle les instruments et les concepts d’antan n’ont durablement plus de prise.
Pour autant la violence armée organisée persiste. Aussi quand les Européens veulent croire à son obsolescence et prétendent la délaisser comme instrument de la politique, elle a tôt fait de les rattraper, venant d’une partie ou d’une autre du monde. Constamment Poirier nous rappelle à cette présence obsédante. La violence ne quitte pas les sociétés organisées car l’homme n’a pas quitté la violence. Face à ce scandale dont nous sommes autant les sujets coupables que les objets innocents, Poirier a fait le pari de la rationalité. « Le langage de la stratégie est celui de la tragédie … les grandes créations de « l’art de la guerre » n’ont eu pour objet que de réintroduire la raison dans la tragédie qui la nie et voue l’homme à sa perte… Ne peut-on dire de la stratégie de notre temps qu’elle est l’ensemble des fonctions qui résistent au désordre ? Mieux qui font de l’ordre… » [138] Sa tâche ? « construire un peu de rationnel malgré et avec l’irrationnel. » [139]
Copyright Mai 2016-Géré/Diploweb.com
Après avoir été portée par Diploweb de 2014 à 2017, cette série d’études de François Géré à propos des stratèges français contemporains fait l’objet d’un livre de François Géré, "La pensée stratégique française contemporaine", Paris, Economica, février 2017.
Création du "Cercle des amis du général Lucien Poirier"
Plus
La série consacrée au grands stratèges français par François Géré sur Diploweb
. Au Commencement était de Lattre.
. André Beaufre et l’Institut Français d’Etudes Stratégiques.
. Charles Ailleret, stratège français.
. Général Lucien Poirier : une oeuvre stratégique majeure
. Pierre Marie Gallois : stratège et pédagogue de la dissuasion nucléaire
ACRONYMES
ANT Arme nucléaire tactique
CEMA Chef d’état-major des armées
CHEM Centre des hautes études militaires
CPE Centre de prospective et d’évaluation
CSI Cours supérieur interarmées
FEDN Fondation pour les études de défense nationale
IHEDN Institut des hautes études de défense nationale
RDN Revue de défense nationale
RMI Revue militaire d’information
SDN Stratégie de dissuasion nucléaire
SIECA Service d’information, d’études et de cinématographie des armées
UE Union européenne
VAO Violence armée organisée
[1] Le chantier stratégique, entretiens avec Gérard Chaliand, Hachette-Pluriel, 1997 p.60-61.
[2] « Entretiens avec François Géré », mai 2002, non publiés.
[3] Soulignons l’inquiétude légitime devant l’aggravation du phénomène. Les réseaux sociaux achèvent de nous plonger dans l’approximation généralisée en créant une strate qui fait écran entre la réalité et la connaissance scientifique des objets constitutifs de cette réalité.
[4] Essais de stratégie théorique FEDN, Une méthode de stratégie militaire prospective, avril 1969, Cahier n’°22, p.34-35
[5] Le Chantier stratégique, Hachette, Pluriel, 1997, p. 97
[6] « La prospective et « l’Autre » ou projet et contre-projet prospectifs », p.1, mars 1965, note de 13 pages. Fonds Poirier, Bibliothèque patrimoniale, cotation en cours.
[7] « La prospective… p.5
[8] « La prospective… p.6.
[9] Au sein de cette vaste fresque, le général Beaufre avait déjà remarqué l’ouvrage De la probabilité en histoire, L’exemple de l’expédition d’Egypte, Albin Michel, 1952.
[10] Le Chantier, p.72
[11] « Dissuasion et Puissance moyenne », RDN, mars 1972, p.363
[12] La Crise des fondements, Economica, 1994, p.134 et suivantes.
[13] La Crise des fondements… p.135
[14] Des stratégies nucléaires, Hachette, 1977 p.11
[15] « Genèse et principes de la stratégie nucléaire », CSI, octobre 1972, p.7
[16] « La stratégie du virtuel », p.3, communication au Colloque George Buis, septembre 2002. Fonds Poirier, Bibliothèque patrimoniale de l’Ecole militaire, cotation en cours.
[17] « La stratégie du virtuel » p.2.
[18] On trouvera commodément un exposé succinct des positions des trois hommes, ainsi que le point de vue de Raymond Aron dans Des stratégies nucléaires, p.299 à 316. Pour plus de détails on se reportera à l’étude « Genèse et principes de la stratégie nucléaire », deuxième partie, deuxième section « l’évolution des idées stratégiques en France », p.57 à 76.
[19] « Genèse et principes de la stratégie nucléaire », CSI p.81, Bibliothèque patrimoniale, Fonds Poirier, cotation en cours.
[20] Conférence de presse du 11 janvier 1963.
[21] « Genèse et principes, p.68.
[22] La guerre du Golfe dans la généalogie de la stratégie, Stratégique, n°51/52, 3è trimestre 1991, repris dans « Stratégie théorique III », Economica, 1996, p.225-6
[23] « Genèse et principes, p.8
[24] Le Chantier stratégique, p.72-73
[25] « Genèse et principes de la stratégie nucléaire », p.15
[26] « Genèse et principes de la stratégie nucléaire », p.16
[27] « Etude logique, p.33
[28] « Etude logique, p.34
[29] « Dissuasion et puissance moyenne », RDN, mars 1972, p.372
[30] Eléments pour la théorie d’une stratégie de dissuasion concevable pour la France, Cahiers n°22, FEDN, 1983, Annexe : Théorie et pratique ou concept et réalité p.220.
[31] Pour le détail et les motivations de cet essai voir l’étude Ailleret sur le site Diploweb.
[32] Des Stratégies nucléaires, p. 330
[33] Des Stratégies nucléaires, p.325
[34] Des Stratégies nucléaires, p.337 note 30
[35] Des Stratégies nucléaires, p.324
[36] « Concept d’emploi de l’ANT », conférence à l’Institut royal supérieur de Défense, Bruxelles, 3 juin 1980, 28 pages, en partie manuscrit p.24, Fonds Poirier, Bibliothèque patrimoniale de l’Ecole militaire, cotation en cours.
[37] « Dissuasion et puissance moyenne », RDN, mars 1972, p.369
[38] « Genèse et principes, octobre 1972, CSI p.92 et « Dissuasion et puissance moyenne », RDN, mars 1972, p.378-379.
[39] « Genèse et principes, p.91.
[40] Etude logique, p.36-37
[41] Paragraphe intitulé Dissuasion nucléaire, stratégie indirecte et manœuvre des crises, Genèse et principes, CSI p.22
[42] Lucien Poirier, Les voies de la stratégie, Jomini, Fayard, 1985, p. 425.
[43] « Eléments pour une théorie de la crise », conférences au CHEM, octobre 1975 et au CSI, 1976, reprises dans Essais de stratégie théorique, FEDN, Cahier n°22, 1983, p. 315.
[44] « Eléments… », p.337
[45] « Genèse et principes… », CSI, 1972, p.23.
[46] « Eléments, p.320
[47] « Eléments, p.321
[48] « Eléments, p.340
[49] « Eléments, P.359.
[50] On relèvera ici que Poirier s’en tient à une règle du jeu honnêtement respectée, celle qui présuppose qu’un gouvernement ne manipule pas son opinion soit par la désinformation, soit en attisant délibérément l’exaltation des masses, cas de figure, de fait très fréquent.
[51] « Eléments, p.359.
[52] « Eléments, P.352
[53] n°852/MA/CPE/SC 15 mars 1966, chapitre IV p.77sqq
[54] « Etude logique, p.82
[55] « Etude logique, p.86
[56] « Etude logique, p.87
[57] « Missions et tâches des forces armées… p. 21 et Pierre Messmer de noter en marge : « à coup sûr ».
[58] « Etude logique, p.91
[59] Chantier, p. 266
[60] Chantier, p.144
[61] Stratégie théorique III, p.311
[62] « La greffe », RDN janvier 1983, p.17-18, article repris dans Stratégie théorique III p.179-202.
[63] « La greffe », p.15
[64] « Observations sur le système militaire de la France », 24 avril 1989, non publié, Fonds Poirier, Bibliothèque patrimoniale de l’Ecole Militaire, cotation en cours.
[65] Avant-propos de Stratégie théorique III, Economica, 1996, p.32
[66] Lucien Poirier et François Géré, La Réserve et l’Attente, l’avenir des armes nucléaires françaises, Economica, 2000 p.135
[67] La Réserve, p.136
[68] La Réserve, p.136
[69] La Réserve, p.122
[70] La Réserve, p.109
[71] La Réserve, p.111
[72] A titre d’exemple qu’il me soit permis d’évoquer nos entretiens à la FEDN dès 1991 lorsque la guerre civile commença de ravager l’Algérie. Poirier s’inquiétait d’un phénomène qui nécessairement affecterait la France non seulement dans la relation franco-algérienne mais à terme dans son développement sur l’ensemble du monde musulman
[73] Expression qu’il reprendra en mai 2006 dans une interview au journal Le Monde.
[74] La Crise des fondements, p. 105, Economica,1994.
[75] La Crise des fondements p.106
[76] Discours du ministre de l’énergie des Etats-Unis M. Monitz lors de son séjour à Pékin le 17 mars 2016.
[77] Dossier du Fonds Poirier, Bibliothèque patrimoniale de l’Ecole militaire, cotation en cours.
[78] Manuscrit interrompu, original consultable dans le Fonds Poirier.
[79] RMI, n°318 et 320, juillet septembre 1960.
[80] Revue DEMAIN, n°96, 23 mars 1961, Fonds Poirier.
[81] Le chantier stratégique, Hachette-Pluriel, 1997, p.23-24
[82] Le chantier p.27
[83] Au demeurant c’est Foch bien plus que Clausewitz que dénonce l’école britannique au nom de la stratégie d’approche indirecte. Tout grand inspirateur est forcément déformé par schématisation, trahi par radicalisation de sa pensée, victime d’admirateurs trop zélés.
[84] « Eléments de stratégique », vol II p. 38, manuscrit non publié, 2012.
[85] « Politique et Guerre : Evolution des idées stratégiques au XVIIIème siècle », communication à l’université internationale d’été de Versailles, 19 juillet 1982. Pièce manuscrite, Fonds Poirier, Bibliothèque patrimoniale, cotation en cours.
[86] « Politique et Guerre, manuscrit p.5
[87] « Politique et Guerre, manuscrit p.13
[88] p.14
[89] p.15
[90] p.15
[91] « Lawrence, Pygmalion politique », revue DEMAIN, n° 96, 23 mars1961, Fonds Poirier, Bibliothèque patrimoniale, cotation en cours.
[92] « De Gaulle et la philosophie de la défense », 18 décembre 1973, p.13 citation de la conférence de presse du 11 janvier 1963.
[93] Les Voix, Jomini, p.453
[94] Le Chantier, p.64 faisant référence à Clausewitz, De la guerre Livre 1 chapitre 1.
[95] Le Chantier, p.100.
[96] Remarquons cependant que les situations de guerre offrent une variété inépuisable. La guerre de Syrie en 2015-2016 fait apparaître deux coalitions parallèles (Etats occidentaux coalisés avec certains états de la région comme la Jordanie et association Russie-Iran) chacune poursuivant des buts à la fois divergents et convergents et de ce fait ne recherchant pas toujours à frapper le même ennemi, ni à soutenir les mêmes parties prenantes à la guerre civile, ici les « rebelles » de l’armée syrienne libre, là le gouvernement du président Assad. Il en résulte des opérations de guerre non coordonnées et de nature différente (dans un cas uniquement des frappes aériennes, dans l’autre une combinaison d’actions aériennes et terrestres. La guerre se trouve donc morcelée en batailles hétérogènes sur différents théâtres.
[97] Il serait trop long de les mentionner toutes dans ce texte. Pour un accès commode le lecteur pourra se reporter à l’Anthologie de la stratégie de Gérard Chaliand, Bouquins, Laffont.
[98] Anthologie, p.867. Précis de l’art de la guerre…chapitre 1 articles 1 à 10, Lebovici, 1977.
[99] Les Voix, Jomini, p. 425
[100] Les Voix, p.301
[101] Il s’agit bien du Guibert « deuxième manière », auteur de Défense du système de guerre moderne qui récuse les principes de l’Essai général de tactique en faveur d’une armée de citoyens animés par la ferveur patriotique.
[102] Les Voix, Guibert, p.295
[103] Précis de l’Art de la guerre, I p.5 cité par Poirier, Les Voix, Jomini, p. 372.
[104] Les Voix, Jomini, p.405
[105] Les Voix, Jomini, p.399
[106] Les Voix, Jomini, p.403
[107] On ne peut que songer au processus par lequel les Etats-Unis, présidés par G. W Bush, avec leurs alliés, Tony Blair en tête, attaquèrent l’Irak en 2003 déclenchant un processus meurtrier de déstabilisation du Moyen Orient dont nous vivons encore les conséquences et subissons les effets.
[108] Le Chantier stratégique, p.48
[109] « Une méthode de stratégie militaire prospective », in Essais de stratégie théorique, Cahier n°22, FEDN, 1983, p 127.
[110] Le Chantier p.49
[111] La guerre totale, p.129, Economica, 2001
[112] « Langage et structure de la stratégie », p.190-191.
[113] Le Chantier, pp.67-68.
[114] Langage et structure…« Stratégie théorique II », Economica, p. 186
[115] Langage et structure, p.186
[116] Le lien de proximité entre la défense et la stratégie totale ou intégrale est exposé dans la conférence « De Gaulle et la Philosophie de la Défense », 18 décembre 1973, Bibliothèque patrimoniale, cotation en cours.
[117] Cité dans « Langage et structure la stratégie », Stratégie théorique II, Economica, p.186.
[118] Lucien Poirier « Le FLN un instrument de guerre révolutionnaire, RMI n°281 « La guerre révolutionnaire », février-mars 1957.
[119] Le manuscrit lui-même a son histoire. Recommandé par le colonel Charles Lacheroy, accepté par les éditions PLON, il ne fut finalement jamais publié. Le vent de l’histoire avait- plutôt mal- tourné.
[120] « Mythes, politique et stratégie », chap. 3, p.2. Bibliothèque patrimoniale, Fonds Poirier, cotation en cours.
[121] Poirier ne le cite pas. Il se peut qu’il ait eu, comme nombre de jeunes officiers de l’époque, une connaissance d’extraits du « Viol des foules par la propagande politique ». Par ailleurs il existait à cette époque une sorte de vogue d’intérêt pour la lutte des symboles : faucille et marteau, croissant arabo-musulman, croix chrétienne. La France résistante avait elle-même donné l’exemple avec la croix de Lorraine. Coïncidence remarquable, c’est en 1957 que le sémiologue Roland Barthes publie son ouvrage Mythologies où le mythe est défini comme « une parole choisie par l’histoire ».
[122] « Mythes… chapitre 6 p.16
[123] « Mythes. chapitre.6, p.12
[124] Dossier Prestat-Poirier, 1964, équipe SIECA, Bibliothèque patrimoniale, cotation en cours.
[125] Etude logique, p.40
[126] Etude logique, p.40
[127] Chantier, p.91
[128] Etude logique, p.40
[129] Chantier, p.121
[130] Etude logique, p.41
[131] « Une lecture de Colin », post face à Général Colin, Les Transformations de la guerre, p. 312 et p. 316
[132] « Une lecture de Colin », p.317-319
[133] La Crise des Fondements… p.135
[134] « La Crise, p.173
[135] « Langage… p.198-199
[136] La Crise des Fondements, 1994
[137] François Hollande, « Discours sur la dissuasion nucléaire », Istres, 19 février 2015.
[138] « Une lecture de Colin », p.332.
[139] Essais de stratégie théorique, Economica, 1983, avant-propos, p.30.
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