Pourquoi construire un pont aussi grandiose sur l’Oyapock alors que l’on n’attend qu’un trafic très limité, qui aurait très probablement pu être absorbé sans difficulté - à un coût infiniment moindre - en renforçant le service des bacs qui assuraient déjà la traversée ? Cela ne s’explique que dans une perspective géopolitique régionale. (3 illustrations dont 1 carte de situation)
UN PONT relie désormais la France au Brésil, pays avec lequel – le fait est peu connu – elle partage sa plus longue frontière terrestre, plus de 700 kilomètres de bout en bout, dont plus de 400 au long de l’Oyapock. C’est sur ce fleuve que le pont est en construction, à la suite d’une décision qui relève plus de la géopolitique que d’une quelconque logique économique.
Ce pont à haubans de 378 mètres de longueur comportera deux voies de 3,50 m de largeur et deux voies mixtes séparées pour piétons et cyclistes. Le tirant d’air minimal sous le tablier est de 15 m, et les deux pylônes culminent à 83 m de hauteur. Les travaux sont déjà bien avancés puisque le samedi 28 mai 2011, vers 22h30, la jonction entre les deux tronçons du tablier a été effectuée. Fin juin 2011, actuellement les travaux sur les voies d’accès à Saint-Georges de l’Oyapock (côté français) et Oiapoque (côté brésilien) se terminent. Cela ne veut pas dire que le pont doive être ouvert très prochainement à la circulation, selon Jean-Paul Le Pelletier, président de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Guyane, il faudra attendre encore un bon moment pour que l’ouvrage soit opérationnel. Si les maîtres d’œuvre du pont estiment qu’ils devraient terminer les finitions (enrobé, glissières, signalisation...) autour du mois de juillet 2011, l’inauguration officielle ne se fera pas avant septembre 2011 – sa date dépendra des calendriers politiques des dirigeants français et brésiliens – et l’ouverture à la circulation pourrait ne pas se faire avant début 2012.
Le pont sur l’Oyapock en avril 2011, Photo Stéphane Granger
La genèse de ce pont a été longue. Lors de sa rencontre à Saint-Georges de l’Oyapock, le 25 novembre 1997, avec le président brésilien Fernando Henrique Cardoso, le président français Jacques Chirac avait déclaré « nous avons évoqué naturellement la route. J’ai dit au Président Cardoso que, grâce notamment aux autorités départementales, les choses étaient bien parties et que l’an 2000 ne serait pas franchi sans que l’on puisse aller du Venezuela à Buenos Aires par la route et sans difficulté, il s’en est réjoui ».
En réalité, l’aménagement du franchissement n’a été confirmé par le comité interministériel d’aménagement et de développement du territoire (CIADT) que le 18 décembre 2003, et l’accord franco-brésilien relatif à la construction d’un pont sur le fleuve Oyapock et de la liaison routière reliant la Guyane et l’État de l’Amapa n’a été signé que le 15 juillet 2005, à l’occasion de la visite du président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva en France. Cet accord a ensuite été ratifié par le Brésil en 2006 et par la France par une loi du 18 janvier 2007.
L’appel d’offres relatif à la construction du Pont a été ensuite été lancé fin novembre 2008. La commission intergouvernementale réunie à Paris le 29 avril 2009 a retenu le groupement brésilien EGESA/CMT pour la construction du pont sur l’Oyapock. Le contrat entre le DNIT (Département National des Infrastructures Terrestres) et l’entreprise Egesa Engenharia S/A a été signé le 29 juin 2009 et publié au Journal Officiel du 2 juillet 2009. L’ordre de service de démarrage des travaux a été donné le 13 juillet 2009, mais des travaux complémentaires de fouilles archéologiques ont été nécessaires, ralentissant les travaux des fondations de l’ouvrage.
Pourquoi un pont aussi grandiose alors que l’on n’attend qu’un trafic très limité, qui aurait très probablement pu être absorbé sans difficulté – à un coût infiniment moindre - en renforçant le service des bacs qui assuraient déjà la traversée ? Cela ne s’explique que dans une perspective géopolitique régionale de liaison entre le Brésil et ses voisins du Nord.
Ces voisins se sont longtemps méfiés de son expansionnisme, notamment la France qui s’est abstenue de construire la liaison routière de 80 km entre Régina (déjà reliée à Cayenne) et Saint-Georges de l’Oyapock. Ce n’est que plusieurs années après le retour de la démocratie au Brésil, après la période de la dictature militaire (1964-1985) que les travaux ont été entrepris, et ils n’ont été achevés qu’en 2003. Avec leur conclusion, l’axe RN1 / RN2 assure désormais la liaison sur 450 kilomètres entre Saint Laurent du Maroni et la frontière du Surinam, à l’Ouest, et Saint-Georges de l’Oyapock et la frontière brésilienne, à l’Est. Avec la construction du pont, la route côtière constitue donc désormais un maillon d’une « panaméricaine atlantique », doublant celle qui parcourt le continent, sur le versant Pacifique, de la Terre de Feu à l’isthme de Panama. Il faut toutefois noter que le Brésil n’avait pas attendu pour se doter d’une autre sortie vers les Caraïbes, l’ouverture de la route BR174, Manaus – Caracas permettant déjà la liaison Venezuela – Buenos Aires que Jacques Chirac imaginait passant par la Guyane.
Mais cet axe guyanais n’est pas pour autant inutile pour le Brésil. Il est inclus dans les projets d’aménagement à l’échelle continentale sous le nom d’« Arc Nord », rejoignant l’axe de la BR174 à l’ouest. Cet axe ne rejoint toutefois pas Belém et l’axe amazonien du côté oriental, il reste un obstacle à franchir entre Macapá et Belém, la vallée de l’Amazone. On peut se faire une idée des distances en question si l’on se rappelle que l’île de Marajó, qui en occupe l’embouchure, a sensiblement la taille – 40 000 km2 – des Pays Bas…
Tout ne va pourtant pas pour le mieux car, en Guyane, le pont inquiète certains : « Oiapoque est l’une des portes d’entrée des Brésiliens vers la Guyane. De fait, l’ouvrage est perçu comme un vecteur d’invasion », explique Frédéric Piantoni spécialiste des questions migratoires guyanaises à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), cité par Viviane Thivent. Celle-ci ajoute que « selon les sources, les estimations varient de 10 000 à 40 000. En septembre 2009, le Consul du Brésil à Cayenne a donné les chiffres suivants : de 8 000 à 10 000 Brésiliens en situation régulière et 10 000 à 12 000 illégaux, soit environ 22 000 Brésiliens (10% de la population). Ce chiffre est néanmoins jugé comme un seuil minimum. Les estimations plus communément avancées font état de 20% de Brésiliens en Guyane dont la plupart travaillent non pas dans l’orpaillage mais dans les travaux publics et les gardes d’enfants ».
On peut aussi avoir des doutes sérieux sur l’utilité économique de la nouvelle liaison routière « Ce pont est avant tout un symbole, celui de la relance des relations franco-brésiliennes. Il est donc le fruit d’une décision politique et non celui d’un besoin socio-économique local... ou régional », explique Madeleine Boudoux d’Hautefeuille. La Guyane et l’Amapa présentent des profils géographiques relativement similaires (économie du bois). Du coup, ces deux territoires n’ont pas grand chose à échanger à l’échelle régionale ». Les échanges commerciaux ne sont donc sans doute pas pour demain. « La seule chose qui risque de transiter par le pont, c’est la police des frontières, regrette Françoise Grenand. On imagine qu’un pont sert à relier, mais celui-ci est en train de tirailler ces deux petites communes de Saint-Georges et d’Oiapoque. Ce pont devait relier, réduire les distances mais il est en train d’écarter le fleuve et de transformer la région en frontière, chose qu’il n’a jamais été jusque-là. C’est le paradoxe de ce pont ».
Pour mieux comprendre ce qui va se passer, savoir si ces inquiétudes sont justifiées ou si ce sont plutôt les rêves grandioses d’un commerce frontalier florissant qui vont se concrétiser, on pourra se fonder sur les résultats des travaux de l’Observatoire Hommes-Milieux Oyapock créé en 2008, avant la construction du pont, et qui en accompagnera les effets dans les années à venir.
Imaginés en 2007, les Observatoires hommes-milieux (OHM) sont de nouvelles structures pluridisciplinaires du CNRS. Ils sont mis en place lorsqu’un événement majeur d’origine anthropique vient bouleverser l’équilibre d’une région. À ce jour, six observatoires fonctionnent : l’OHM du bassin minier de Provence à Gardanne, l’OHM « Guyane-Oyapock », l’OHM « grande muraille verte » au Sénégal, l’OHM « Pyrénées Haut-Vicdessos », l’OHM « Estarreja » au Portugal et l’OHM « Rhône », trois autres étant en projet.
Selon Viviane Thivent « décrire le fonctionnement de la région avant et après la construction du pont, tel est l’objectif de l’Observatoire. À ce stade du projet, les chercheurs ont décrit les problématiques complexes de l’accession à la propriété de part et d’autre de la frontière. Ils ont de plus mis l’accent sur la caractérisation des pratiques agricoles : qui cultive ? Quand ? Comment ? ». « Les Observatoires hommes-milieux sont des structures de recherche pérennes, pluridisciplinaires... » explique Françoise Grenand, sa directrice. « Ils rassemblent des géographes, des anthropologues, des biologistes... et sont mis en place lorsqu’un événement majeur, d’origine anthropique, risque de modifier l’équilibre d’une région... ». « L’élément perturbateur ici, c’est le pont. Ou plutôt le complexe pont et route. » précise Damien Davy, ingénieur de recherche au CNRS qui travaille depuis l’origine à l’OHM : « Depuis 2008, nous avons entamé une série d’études de part et d’autre de la frontière afin de comprendre les dynamiques socio-économiques, identitaires et culturelles, environnementales et migratoires de cette contrée. Et en ce moment, nous travaillons plus particulièrement sur l’agriculture et le foncier. ».
L’OHM va donc permettre de suivre les effets – positifs et négatifs – de la construction du pont et des routes qui lui sont associées, à plusieurs échelles. On pourra ainsi se faire une idée des conséquences locales, régionales et continentales du geste géopolitique qui se concrétise aujourd’hui avec la conclusion de ce pont.
Copyright Juin 2011-Théry/Diploweb.com
Plus
. Voir un article d’Hervé Théry, "Brésil, Rio de Janeiro : favelas, enjeux d’une "reconquête""
Références
BOUDOUX D’HAUTEFEUILLE M., 2009. "A fronteira num jogo de poder multiescalar. A França, a Guiana e a ponte sobre o Oiapoque", PRACS, nº2, 17 p. [En ligne]
BOUDOUX D’HAUTEFEUILLE M., 2010. "La frontière et ses échelles : les enjeux d’un pont transfrontalier entre la Guyane française et le Brésil", Cybergeo : revue européenne de géographie, 18 p. [En ligne]
Décret n° 2007-1518 du 22 octobre 2007 portant publication de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République fédérative du Brésil relatif à la construction d’un pont routier sur le fleuve Oyapock reliant la Guyane française et l’Etat de l’Amapá, signé à Paris le 15 juillet 2005.
Frontières de Guyane, Guyane des frontières http://www.terresdeguyane.fr/articles/frontieres/default.asp
GRENAND F. 2011. "Un pont entre la France et le Brésil : l’Observatoire Hommes / Milieux sur le fleuve Oyapock", in "Dossier Brésil", Rayonnement du CNRS, 56 : 41-47, Paris.
GRENAND F. & P. GRENAND, à paraître (2011). "A ponte sobre o rio Oiapoque", in Ricardo Carlos Alberto & Fany Ricardo (orgs), Povos Indígenas no Brasil 2005-2010, São Paulo, Cedi. 2 p.
Les Observatoires Hommes-Milieux du CNRS, http://www2.cnrs.fr/presse/communique/2155.htm et http://www.cnrs.fr/inee/recherche/fichiers/ohm/OHM%20plaquette%20A3.pdf
Observatoire Hommes-Milieux "Oyapock, un Fleuve en partage", http://www.guyane.cnrs.fr/projoyapock.html , http://www2.cnrs.fr/sites/communique/fichier/fiche_photos_oyapock.pdf
POLICE G. 2010. €udorado : le discours brésilien sur la Guyane française, préface de P. Grenand, postface de J. A. Tostes, Ibis Rouge Editions, Matoury.
Viviane Thivent, Guyane : le pont qui sépare deux rives, http://www.universcience.fr/fr/science-actualites/enquete-as/wl/1248116676440/guyane-le-pont-qui-separe-deux-rives/
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