Recteur Gérard-François Dumont, Professeur de l’Université de Paris-Sorbonne, Président de la revue Population & Avenir
Mayotte est presque un « impensé » du discours public en métropole, sauf en cas de crise, mais dans ce cas la méconnaissance de la géopolitique de ce territoire du sud-ouest de l’océan Indien pénalise la compréhension de l’actualité. Le Recteur Gérard-François Dumont offre ici une ample mise en perspective avec des données actualisées. Un texte qui fera référence, accompagné d’une carte de localisation.
LE PROCESSUS de décolonisation qui s’est déployé pendant une trentaine d’années au lendemain de la Seconde Guerre mondiale semble avoir été un phénomène général, embrasant tous les territoires auparavant colonisés par des pays européens ou par les Japonais. Or, il y a eu des exceptions. Certaines, comme celles des Antilles françaises, peuvent s’expliquer par l’histoire, avec ces îles devenues territoires français avant même que fût véritablement engagée la colonisation systématique au XIXe siècle. Il en résulte, dans le giron de la République française, ce qu’il est convenu d’appeler les « confettis de l’histoire », départements ou collectivités d’outre-mer. Mais la véritable exception au processus de décolonisation est, dans le canal du Mozambique, Mayotte, une île qui fait géographiquement partie de l’archipel des Comores, parvenue à résister au sens de l’histoire en luttant pour rester française.
Découvrons d’abord cette île, qui témoigne également de la francophonie du sud-ouest de l’océan Indien [1], comme elle se présente au visiteur arrivant par une ligne aérienne. Puis analysons son histoire géopolitique, passée et actuelle, qui induit des effets démographiques engendrant à leur tour d’importantes conséquences.
Pour celui qui vient de Paris, en dépit des progrès considérables des transports aériens, les voyages proposés par les compagnies ne sont pas nécessairement directs, donc limités à 9h50 de vol. Nombre de ces voyages proposés sont plus longs, car contraignant souvent à des escales. Dans ce cas, il faut, par exemple, passer par Saint-Denis de La Réunion et, donc, parcourir beaucoup plus que les 8 000 km qui séparent Mayotte de la France, en ajoutant environ deux fois 1 500 km, la distance qui sépare Mayotte de La Réunion, soit au total quinze heures d’avion. Après une nuit plus ou moins reposante dans le ciel, le vol parti de Paris longe en début de matinée la côte nord-ouest de La Réunion, faisant découvrir ces villas blanches qui grimpent sur les pentes de l’île volcanique. Arrivé à l’aéroport de Saint-Denis, il faut prendre un second avion qui amène en deux heures à l’aéroport de Mayotte, Dzaoudzi, après un magnifique survol du nord de Madagascar. Il peut alors arriver de deviner la silhouette en forme d’hippocampe de l’île. Parvenu tout près de Mayotte, l’avion peut effectuer le tour complet de la petite île de l’archipel mahorais, Petite-Terre, quinze kilomètres carrés, avant d’atterrir sur une piste gagnée sur la mer.
Pendant ce tour de préparation à l’atterrissage d’une dizaine de minutes, le regard a déjà accumulé des souvenirs inoubliables offerts à travers le hublot : des plages où viennent pondre les tortues, des palmiers de natures diverses [2], un lac volcanique ou cette barrière corallienne qui entoure le lagon de Mayotte, l’un des plus vastes au monde. Ce dernier explique la dénomination souvent donnée à Mayotte dans l’espoir d’y développer le tourisme : l’Île au lagon [3]. Pourtant, la dénomination traditionnelle était l’Île aux parfums, notamment en raison du fameux ylang-ylang, cet arbre aux fleurs jaunes utilisées en parfumerie, écimé dans sa quatrième ou cinquième année pour une cueillette plus facile des fleurs. Sa production [4] ne représente plus pour Mayotte des revenus significatifs, car l’île est désormais concurrencée par d’autres régions tropicales à main-d’œuvre moins coûteuse.
Dès la sortie de l’avion, les yeux se remplissent des multiples couleurs vives des pagnes portés par les femmes, ce qui change fort agréablement du noir et du gris privilégiés par le prêt-à-porter européen. Mais le nouveau venu n’est pas encore assez initié pour distinguer parfois, selon les couleurs et les dessins des pagnes [5], l’origine villageoise ou îlienne de ces femmes.
Sans aucun doute, c’est Afrique, et même l’Afrique musulmane, comme le prouvent les mosquées présentes dans chaque quartier. Et pourtant, ce territoire africain de 374 kilomètres carrés [6], comptant deux îles habitées, Grande Terre et Petite Terre [7], est une exception géopolitique : il a obstinément refusé d’être décolonisé, et y est parvenu, malgré les résolutions des institutions internationales, comme l’Organisation de l’unité africaine (OUA) [8] et l’Organisation des nations unies (ONU) [9]. Pour comprendre cette exception, il faut retracer quelques jalons de son histoire géopolitique des derniers siècles.
En 1841, Mayotte devient tardivement française, plus de deux siècles après la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane ou La Réunion. L’esclavage y est aboli par ordonnance royale dès le 9 décembre 1846, avant le décret libérateur du 27 avril 1848, et Mayotte est une petite colonie sucrière jusqu’en 1886. L’année suivante, en 1887, le protectorat français s’étend sur les trois autres îles principales (Grande Comore, Mohéli et Anjouan) et donc sur la totalité de l’archipel des Comores. L’ensemble conserve comme capitale le premier site occupé par les Français au XIXe siècle, Dzaoudzi, sur cette île de Petite-Terre prolongée par la piste aérienne.
Le 24 septembre 1946, les Comores accèdent au statut de Territoire d’outre-mer. En juillet 1958, le Conseil de gouvernement des Comores, suivant la loi-cadre (Defferre) de juin 1956 instituant une assemblée territoriale, est créé par décret, ce qui donne aux Comores une autonomie interne. En 1963, la capitale est transférée de Mayotte (Dzaoudzi) à une autre île de l’archipel, Moroni, ce que Mayotte vit comme un traumatisme. Néanmoins, lorsque l’Assemblée des Comores vote, le 23 décembre 1972, pour l’indépendance, avec 32 voix contre 5, l’avenir géopolitique de Mayotte paraît scellé et devoir se poursuivre dans le cadre de l’indépendance de l’archipel des Comores dont elle est la « quatrième patte », l’une des quatre îles principales.
Le 15 juin 1973, des accords sont passés avec la France sur l’accession progressive à l’indépendance des Comores. Mais, pour quelques lettrés mahorais, souvent instituteurs, et qui connaissent bien les spécificités culturelles de chaque île des Comores, c’est inacceptable. Le 22 décembre 1974, lors du référendum d’autodétermination des Comores organisé par la France, ils obtiennent à Mayotte un vote à 63,8 % contre l’indépendance, tandis que les trois autres grandes îles de l’archipel votent oui à près de 100 %. Pour les instances internationales, seul le résultat du référendum pour l’ensemble des Comores compte. Lorsque, le 6 juillet 1975, l’Assemblée des Comores proclame l’indépendance, les Mahorais considèrent que cette décision ne les concerne pas et l’île demeure sous administration française. La France est condamnée à plusieurs reprises car la communauté internationale, qui s’exprime à l’OUA ou à l’ONU, considère que Paris devrait contraindre les Mahorais à devenir indépendants dans le cadre du nouvel État des Comores qui est admis à l’ONU le 12 novembre 1975.
Le 21 novembre 1975, ce nouvel État tente d’imiter la « marche verte » réussie la même année par Hassan II dans l’ex-Sahara espagnol, mais cette « marche rose » échoue. Le 13 décembre 1975, la France entérine l’indépendance des Comores et laisse à Mayotte le choix de son statut : à l’occasion d’un deuxième référendum, le 8 février 1976, les Mahorais optent à plus de 99 % pour le maintien dans la République française, deux jours après que la France ait usé de son droit de veto pour écarter une résolution favorable au nouvel État des Comores au Conseil de sécurité de l’ONU. Le 11 avril 1976, à l’occasion d’un troisième référendum devant déterminer le statut de l’île au sein de la République française, des Mahorais refusent massivement le statut de territoire d’outre-mer, ce qui signifie, a contrario, qu’ils demandent celui de département, solution non proposée au suffrage [10]. Les protestations internationales continuent. Le 21 octobre 1976, l’Assemblée générale de l’ONU vote un texte qui « condamne les référendums du 8 février et du 11 avril à Mayotte », considéré comme « nuls et non avenus » et comme une « violation de l’unité nationale, de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de la république indépendante des Comores ». Ce texte « condamne énergiquement la présence de la France à Mayotte ». 102 États approuvent ce texte, qui fait l’objet de 28 abstentions et d’une seule voix contre (la France, bien entendu). Comme Paris doit trouver une solution institutionnelle, une loi du 24 décembre 1976 érige Mayotte en collectivité territoriale de la République française, au moins temporairement.
La question institutionnelle de Mayotte n’est donc pas définitivement résolue. D’un côté, les Comores maintiennent leur position tout en étant très occupées par de multiples querelles de pouvoir. De l’autre, compte tenu du droit coutumier, imprégné d’un islam entremêlé avec les traditions animistes, des différentes langues parlées, du très bas taux de scolarisation et, plus généralement, du faible niveau de développement, octroyer sans préparation le statut de département au sein de la République française, réclamé d’urgence par certains Mahorais, semble impensable. Mais, dans le même temps, les représentants de l’île confirment régulièrement leur refus du statut de territoire d’outre-mer, car il symbolise selon eux la voie vers l’indépendance, ce dont ils ne veulent pas.
Ensuite, toute occasion est bonne pour Mayotte de s’affirmer française. Le 23 juillet 1982, le Conseil général de Mayotte choisit des armoiries : elles représentent un écu coupé en deux parties, l’une comprenant un croissant (symbolisant la religion musulmane) sur fond bleu, et l’autre deux étoiles d’or (rappelant les fleurs d’ylang-ylang) sur fond rouge, la bordure engrêlée de l’écu symbolisant le récif corallien qui entoure Mayotte. L’écu est supporté par deux hippocampes d’argent se faisant face et rappelant la forme géographique de l’île. Et, surtout, figure sous l’écu la devise « Ra Hachiri », qui peut se traduire du shimaoré [11] par : « Nous sommes vigilants ». Le message est clair, et cette volonté d’être français se retrouve aussi dans la fierté du numéro minéralogique de la collectivité territoriale de Mayotte (976), qui est par exemple utilisé comme titre d’un Journal de petites annonces gratuites (Le 97-6).
La solution juridique temporaire mise en œuvre par Paris fin 1976 repose sur un préfet dont le champ des responsabilités équivaut à celui d’un gouverneur. Ce dernier contribue à développer des infrastructures destinées à poser les bases du développement : construction d’écoles, de collèges et de lycées, de centres de protection maternelle et infantile, équipement routier, aménagement portuaire et aéroportuaire, agencements [12] permettant d’alimenter les logements en eau potable... Un réseau sanitaire et éducatif est mis en place. L’habitat individuel est préservé par un système judicieux, excluant les immeubles en forme de barres et de tours qui ont défiguré certaines banlieues métropolitaines.
Reste que le statut juridique de l’île demeure provisoire, ce qui ne satisfait nullement les Mahorais, qui souhaitent que leur rattachement à la France soit définitivement institutionnalisé. À l’inverse, les différents pouvoirs qui se succèdent dans l’État comorien, marqué par une multiplicité de coups d’État, plaident, en accord avec les positions de l’ONU, pour une Mayotte comorienne. Mais, le 19 octobre 1986, la visite du Premier ministre français Jacques Chirac conforte Mayotte dans son espoir de rester sous la souveraineté de la République française. Cette visite est suivie de la loi du 31 décembre 1986, qui intègre Mayotte dans la loi-programme relative au développement des départements d’outre-mer (Dom). Le 24 novembre 1994, la deuxième visite d’un Premier ministre français, Édouard Balladur, confirme la volonté de la France de préférer l’avis des Mahorais à celui des instances internationales. Paris continue de se fonder sur des traités du XIXe siècle et sur le fait qu’historiquement, il n’a jamais existé un pouvoir politique unitaire dans l’archipel.
Afin de parvenir à une situation institutionnelle durable, des négociations se poursuivent entre l’État français et les représentants de l’île, plus précisément le conseil général, dont le pouvoir est fort limité, à l’instar des conseils généraux d’avant la décentralisation de 1982 [13]. L’idée est de transférer des responsabilités aux Mahorais qui devraient choisir une stratégie territoriale adaptée. Le 27 janvier 2000, un « accord sur l’avenir de Mayotte » et sur son édification en collectivité départementale, statut inventé spécialement pour Mayotte, est signé à Paris par les principaux partis politiques de l’île. Il est publié au Journal officiel de la République française du 8 février 2000, ce qui lui donne une pleine valeur juridique et rassure les Mahorais sur leur avenir institutionnel. Puis l’accord, comprenant un processus d’introduction progressive du droit métropolitain à Mayotte, est approuvé le 2 juillet 2000 par référendum à 72,4 %. Les 27,6 % qui ont voté « non » sont tout aussi favorables à la France que les autres, puisque leur « non » exprime le souhait d’un statut immédiat de département pour Mayotte. Mais cela signifierait notamment l’application à Mayotte du revenu minimum d’insertion, donc une mise en assistanat des Mahorais qui pourrait limiter à jamais la voie du développement. Cela impliquerait également l’entrée rapide de Mayotte dans l’Union européenne, donc l’obligation pour elle de respecter toutes les règles de l’Union, ce à quoi l’île n’est pas prête et ce qui n’est peut-être pas souhaitable car l’on peut penser que la réussite de son développement suppose plutôt des souplesses réglementaires et fiscales.
Le 11 juillet 2001, le Parlement français vote une loi faisant de Mayotte une collectivité départementale. En application de ce texte, en mars 2004, l’exécutif passe du préfet au président du conseil général. Le conseil général de Mayotte devient membre de l’Assemblée des départements de France (ADF), avant même la fin du processus de départementalisation.
Cinq ans après, le 29 mars 2009, la population mahoraise vote à 95% (soit 57% des électeurs) en faveur de l’accession de Mayotte au statut de Département d’outre-mer (Dom), et l’île devient, en mars 2011, le 101e département de la République française. En conséquence, en 2014, elle accède au statut de « région ultrapériphérique » (Rup [14]) de l’Union européenne. Cette décision semble constituer l’étape ultime d’un processus institutionnel commencé en 1974. Est-ce alors à dire qu’une comparaison avec La Réunion, département depuis 1946 et RUP depuis la création de cet Etat par l’Union européenne dans une déclaration annexée au traité de Maastricht de 1992, se justifierait [15] ? La distance kilométrique est de 1 500 km, la physionomie paysagère et socio-économique assez différente. À Mayotte, l’Islam est la religion très majoritaire avec des pratiques coutumières particulières, à l’image de celles de la justice, au moins jusqu’à la départementalisation.
La francisation géopolitique de Mayotte engendre de multiples conséquences, notamment au plan démographique, qui, à leur tour, exercent des effets géopolitiques [16].
L’évolution de Mayotte se caractérise par une croissance démographique remarquable, chiffrée en 2017 comme la plus élevée d’Afrique orientale, avec les Comores, et même d’Afrique tout court [17], à l’exception du Niger. Cela tient directement à une croissance naturelle soutenue, mais indirectement à une forte attractivité migratoire.
En 2018, Mayotte, est le département français le plus densément peuplé hors Île-de-France, avec 690 habitants/km².
Estimée à 9 000 habitants en 1878, la population de Mayotte atteint 23 000 en 1958. Puis, en quarante ans, de 1958 au recensement de 1997, elle se multiplie au-delà du quintuple, avec un taux de croissance démographique annuel dépassant 5 % de 1978 à 1997, plus élevé que celui de la vaste Guyane. Cinq ans plus tard, le recensement de 2002 dénombre 160 000 habitants, soit un léger ralentissement de la croissance, évaluée à 4,1 % par an [18] pour la période intercensitaire 1997-2002. Puis le recensement de 2007 chiffre le nombre d’habitants à 186 000, après une croissance moyenne annuelle 2002-2007 de 3,1%, et celui de 2012 à 212 600, après une croissance annuelle 2007-2012 de 2,7% [19]. Pour la dernière période intercensitaire 2012-2017, le taux d’accroissement démographique total s’est accru, passant à 3,8% et engendrant une population de 257 000 habitants en septembre 2017 [20], chiffre qui prend difficilement en compte les nombreux clandestins qui, par définition, sont difficiles à chiffrer car guère contactés à l’occasion des recensements.
Cela fait de Mayotte, sur un territoire de 374 km2, le département français le plus densément peuplé hors Île-de-France, avec 690 habitants/km². La population vit très majoritairement sur l’île principale, Grande-Terre, bien que le siège administratif se soit historiquement installé sur la Petite-Terre, seul îlot habité parmi les dix-neuf qui entourent la Grande-Terre. Au recensement de 2017, la commune la plus peuplée, Mamoudzou, compte une population municipale de 71 400 habitants contre 45 485 au recensement de 2002. Le reste de la population se répartit principalement dans les différentes communes échelonnées le long du littoral de Grande-Terre.
Une autre exception de Mayotte concerne la faiblesse de l’émigration rurale [21]. Les Mahorais sont très attachés à leurs villages et ne cherchent guère à se rapprocher de la capitale Mamoudzou, en dépit des difficultés de circulation, notamment pour les milliers de travailleurs qui convergent chaque jour de toute l’île vers cette ville qui offre la moitié des emplois salariés et plus d’un tiers des emplois non salariés.
Le mouvement naturel, dont la qualité statistique s’est améliorée au fur et à mesure de la mise en place de relevés d’état civil fiables et systématiques, fait apparaître un taux de natalité très élevé en raison d’un haut niveau de fécondité, supérieur à 4 enfants par femme, et d’une composition par âge très jeune de la population, engendrant une proportion croissante du nombre de femmes en âge de procréer.
Mais, en réalité, environ les deux tiers des naissances sont issus de mères étrangères. Cela s’explique à la fois par leur nombre – il y a presque autant de Comoriennes âgées de 20 à 39 ans que de Françaises – et par leur indice de fécondité plus élevé, estimé à 5 enfants par femme contre 3,5 pour les femmes nées à Mayotte. Certaines Comoriennes qui viennent accoucher à Mayotte ne retournent pas nécessairement dans leur pays. Pour son nombre de naissances, la maternité de Mamoudzou est la plus importante de France. La hausse du nombre de naissances devrait se poursuivre dans les années à venir à cause de la jeunesse de la population et de comportements favorables à la fécondité, même si cette dernière diminuait.
Le haut niveau du taux d’accroissement démographique de Mayotte résulte de deux forts courants, naturel et migratoire. La quasi-totalité des immigrants provient des Comores [22] et, surtout, de l’île la plus proche, Anjouan, d’où ils arrivent en kwassa-kwassa, type de barque dont le nom signifie « rapide-rapide ». Au retour, les passeurs transportent des marchandises et parfois des larcins. Ce type de barque peut, bien entendu, être utilisé pour d’autres usages. Le moteur du mouvement migratoire tient aux différences de situation géopolitique. Les difficultés des Comores à devenir un État structuré et stable, susceptible d’engendrer un bon développement, se traduisent par une répulsion, combinée à l’attraction d’une île qui peut, relativement, offrir de meilleures conditions. En dépit de la forte immigration à Mayotte, le solde migratoire de l’île est nul ou négatif car, de leur côté, nombre de Mahorais émigrent, concourant à accentuer la diversité du peuplement et de la géographie culturelle de La Réunion et des quelques territoires métropolitains. Traditionnellement, l’émigration de Mahorais vers La Réunion et la métropole était le fait d’étudiants, à l’origine surtout de sexe masculin, les femmes étant moins scolarisées. Mais, depuis la fin des années 1990, les départs d’autres Mahorais, le plus souvent vers La Réunion, s’accélèrent,
L’immigration comorienne stimule le taux d’accroissement naturel car il s’agit d’une population jeune, sachant que, comme nous l’avons formulé [23], « l’immigration ne rend pas stérile, heureusement ». Conséquence de l’immigration, le recensement de 1997 dénombre 28 300 étrangers à Mayotte (soit 21,6 % de la population), dont 26 100 Comoriens (19,9 % de la population totale et 90,2 % de la population étrangère). Au recensement de 2002, l’importance des étrangers se trouve accru : 55 000 étrangers sont dénombrés à Mayotte, soit 34 % de la population. Parmi eux, les Comoriens, formant toujours la majeure partie des étrangers, sont au nombre de 53 000, soit le tiers de la population totale de la collectivité départementale. Une partie importante a sans doute l’opportunité d’acquérir la nationalité française, en particulier la plupart des 10 000 mineurs nés à Mayotte et les quelque 6 000 à 7 000 femmes ou hommes mariés avec un Français ou une Française.
Cinq ans plus tard, selon le recensement de 2012, 84 600 étrangers résident à Mayotte, qu’ils y soient nés ou non ; 95 % d’entre eux sont de nationalité comorienne. Les étrangers représentent donc 40 % de la population. 94 % des étrangers recensés en 2012 âgés de cinq ans ou plus résidaient déjà à Mayotte en 2007. Toujours en 2012, 39 % des étrangers sont nés sur le territoire français. Ce sont essentiellement des mineurs qui pourront prétendre accéder à la nationalité française à leur majorité. Les données détaillées du recensement de 2017 sont attendues, mais confirmeront ou accentueront ces ordres de grandeur. Une autre composante de l’immigration liée à l’évolution géopolitique est formée de quelques milliers de métropolitains (appelés les M’Zoungou), notamment pour les besoins de l’Éducation nationale.
Dans ces conditions, Mayotte présente à la fois des risques et des atouts géopolitiques. D’une part, malgré la volonté incontestable et quasi–unanime des Mahorais de rester français ainsi que le « vote avec les kwassa-kwassa » des Comoriens, la pression issue du désir d’intégration à la République et des attentes qui ne veulent pas être déçues comporte des risques d’instabilité. La culture mahoraise traditionnelle comportait de fortes spécificités, bien différentes du modèle républicain, avec, par exemple, un droit de propriété non formalisé en droit coutumier, avec la place de la femme dans la société, ou avec la polygamie [24], dont la disparition devrait avoir juridiquement progressivement disparu à compter du 1er janvier 2005. La marche rapide vers les règles d’une société régie selon les normes de la métropole [25] passe inévitablement par l’étouffement de certaines pratiques culturelles peu acceptables du point de vue d’un Européen, mais qui avaient aussi l’avantage d’organiser des solidarités familiales et collectives.
Des tensions tiennent à ce que les avantages que la société mahoraise tire de l’importation des réglementations françaises ne sont pas toujours évidents, malgré un niveau de vie moyen incomparablement supérieur à celui de ses voisins africains, mais incomparablement inférieur à celui de la métropole. Le taux de chômage est très élevé, ce qui traduit à la fois une réelle pauvreté, mais signifie aussi, comme souvent, une part significative d’économie informelle. Le niveau scolaire, malgré la construction d’un maillage d’établissements scolaires respectant souvent un urbanisme de qualité qui se marie parfois fort bien avec le patrimoine local, demeure insuffisant, en dépit de l’envoi de milliers d’enseignants de métropole : l’alphabétisation reste difficile, d’autant que l’apprentissage de la langue française se trouve contrarié, dès la cour de récréation, ou à l’école coranique, par le shimaoré, voire de l’arabe. La construction et l’organisation des établissements scolaires ne parviennent pas à être aussi rapides que la hausse de la population scolaire. Les retards scolaires restent importants et nombre de jeunes quittent l’école sans aucune qualification.
Donc, d’un côté, des équilibres culturels anciens qui concouraient dans chaque village à la cohésion sociale s’effacent, voire disparaissent, tandis que, de l’autre, le terreau de la culture républicaine se diffuse avec difficulté, sans toujours offrir les éléments dont une société a besoin pour son équilibre. Or, portée notamment par l’immigration, la croissance démographique multiplie les effectifs des générations qui escomptent que le processus achevé de départementalisation fasse des miracles alors que le contexte migratoire participe notamment d’une forte hausse de l’insécurité. Des générations plus nombreuses expriment des exigences et, périodiquement, Mayotte est secouée par des manifestations (1993, 2001, 2018) s’accompagnant parfois de violences, tandis que des puissances étrangères pourraient les utiliser contre la France à des fins géopolitiques [26]. Aussi, quel que soit son sentiment sur la situation politique dans l’État comorien, la France se voit obligée de chercher à contribuer, dans la mesure du possible, à sa stabilisation, puisque sa proximité avec Mayotte en fait un facteur potentiel de déstabilisation, créant notamment une forte pression migratoire. Par exemple, début février 2005, la France a accueilli, pour la première fois depuis 1975, un président comorien, Assoumani Azali, ex-putschiste. Selon lui, les Anjouanais se rendant clandestinement à Mayotte, au risque, parfois, de trouver la mort lors de la traversée, « se rendent dans une partie des Comores [27] » et ne sont donc pas des clandestins. Le sénateur de Mayotte Adrien Giraud a alors réagi avec ce commentaire : « Les responsables comoriens ont proclamé unilatéralement l’indépendance des Comores sans pouvoir entraîner Mayotte dans ce qui nous était apparu comme une aventure sans issue ». Selon lui, l’État comorien est « miné par les conflits internes, la confiscation des libertés, la corruption » [28]. Même si cette formulation mérite d’être discuté, il n’est pas sûr que la situation soit totalement inverse, hier comme aujourd’hui.
Voir aussi. Florentin Brocheton, "Mayotte, les décasages : expulsions d’étrangers proches dans le monde rural"
Ce qui est certain, c’est que la position des autorités comoriennes, qui revendiquent Mayotte depuis des décennies, n’a pas changé. En effet, en mars 2018, à l’occasion du mouvement social mahorais contre l’insécurité et l’immigration clandestine en provenance de l’archipel, le ministre comorien de l’intérieur, Mohamed Daoudou, confirme dans les termes suivants la position de Moroni au sujet des Comoriens présents à Mayotte : « De toutes les façons, ces Comoriens sont en situation régulière, ils sont chez eux » [29]. Alors que la France ne reconnaît la présence que des Comoriens en situation régulière. C’est à se demander si les Comores ne sont en train de l’emporter au plan démographique après avoir perdu en terme de souveraineté.
Outre les risques d’instabilité à Mayotte, dus pour une part importante à l’intensité de l’immigration comorienne, il faut en ajouter un autre avec l’émigration vers La Réunion, qui s’effectue dans des conditions qui n’y améliore guère la situation sociale et, donc, la stabilité politique dans ce département.
Territoire socialement instable et à risques géopolitiques, Mayotte est en même temps un atout géopolitique incontestable. Il assure à la France une présence dans l’océan Indien depuis une position exceptionnelle puisque Mayotte se situe entre l’Afrique continentale (à 400 km) et Madagascar (à 300 km), tout en étant proche à vol d’avion du pays africain le plus développé, l’Afrique du Sud.
Mayotte offre aux armées françaises une précieuse base susceptible d’être utilisée pour des opérations à conduire, soit directement, soit dans le cadre d’une coalition internationale. Y est également installé, depuis 2000, un centre d’écoute militaire sur l’île de Petite-Terre. Avec Mayotte, la France dispose également, tout près de l’Afrique continentale, d’un lieu pouvant abriter telle ou telle négociation géopolitique, officielle ou secrète.
En outre, Mayotte pourrait, en s’inspirant des réussites de Maurice, de Singapour [30] ou de Taïwan, devenir un pôle de développement remarquable dans une région qui a besoin de locomotives économiques. Sa croissance démographique, en particulier, pourrait être une chance parce qu’elle pourrait conduire à créer un marché relativement important susceptible d’intéresser entreprises et investisseurs, même si le coût de la vie et celui de la main-d’œuvre sont incomparablement plus élevés que dans les pays voisins.
En s’appuyant sur son appartenance à l’ensemble français, en prenant en compte le fait qu’avec 257 000 habitants, elle n’est plus un marché marginal, en valorisant ses considérables atouts touristiques, en profitant de son positionnement géographique près de l’Afrique orientale et australe, Mayotte pourrait, à condition de déployer de bonnes stratégies, réussir son futur, ce qui augmenterait le poids géopolitique de la France. Mais la voie institutionnelle choisie, consistant à mettre en œuvre à Mayotte des réglementations semblables à celle d’un département de métropole, et donc aussi complexes, n’est pas nécessairement la bonne alors que le développement de l’île supposerait de l’agilité économique.
Enfin, il faut souligner combien cette petite île volcanique met en évidence certaines constantes géopolitiques. En effet, à l’origine de son histoire française, en 1841, se trouvent les rancœurs des Mahorais contre les anciens sultans d’Anjouan, et notamment le fait que le sultan Andriantsouli, qui régnait alors sur l’île, était lassé des querelles entre les sultans des Comores et cherchait l’appui d’une puissance extérieure. De son côté, la France, qui avait perdu l’île de France (Maurice) sous Napoléon au profit de l’Angleterre, cherchait un abri maritime sûr dans l’océan Indien. C’est pourquoi, le 25 avril 1841, Andriantsouli co-signa avec le Commandant Pierre Passot, le traité de cession de Mayotte à la France (contre la somme de 1 000 piastres), traité qui fut ratifié par Louis-Philippe, roi des Français, le 13 juin 1843.
Dans les années 2010, la situation est semblable. Les Mahorais désirent demeurer au sein d’une puissance et ne veulent en aucun cas rejoindre l’État des Comores ou être indépendants. Quant à la France, à condition de concourir intelligemment au développement de l’île et de parvenir, s’il en est encore temps, à réguler ses évolutions démographiques, elle a des intérêts géopolitiques à conserver Mayotte dans son giron.
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[1] Cf. Montenay, Yves, « L’océan Indien : Un « lac francophone » au Sud-Ouest ? », Population & Avenir, n° 708, mai-juin 2012 ; Gachet, Éric, « La Réunion, un relais de la présence française dans le monde », Population & Avenir, n° 710, novembre-décembre 2012.
[2] Plus tard, le visiteur apprend qu’il faut tout particulièrement admirer le M’Koma, palmier à dattes de petite taille (rarement plus de 6 mètres) répandu dans le Sud de Mayotte et près du cratère de Dziani en Petite Terre. Ses feuilles sont notamment utilisées pour fabriquer des nappes.
[3] Il faut souligner les efforts conduits pour protéger le lagon avec, notamment, le Dispositif de concentration de poissons (DCP), permettant à des bateaux de s’arrimer sans jeter l’ancre, ce qui permet de préserver la barrière corallienne. Il existe une dizaine de ces dispositifs autour de l’île.
[4] Longtemps encouragée par Guerlain.
[5] Et surtout du salouva, double pagne, très coloré, très vif, qui se porte sur la robe, sur la tête ou autour du cou.
[6] Mais la taille de Mayotte paraît plus grande que la réalité en raison du contour de l’île en forme d’hippocampe inversé qui présente 185,2 km de côtes.
[7] Un des premiers plaisirs du voyageur qui se rend de l’aéroport à la grande île est, selon l’expression locale, de « barger », de prendre la barge qui relie Petite Terre à Grande Terre, et qui est en sorte le « RER », dans un lagon de rêve, de l’agglomération formée par la capitale Mamoudzou et Petite Terre.
[8] Remplacée par l’Union africaine en 2001.
[9] Donc, il est arrivé et il arrive à la France de ne pas suivre les résolutions de l’ONU.
[10] La question est : la question : « Souhaitez-vous que Mayotte conserve le statut de territoire d’outre-mer ».
[11] Langue des Mahorais, appartenant à la grande famille des parlers bantous : elle est pratiquée dans tous les villages sauf dans les villages « malgaches », à l’ouest de l’île, qui pratiquent le Shibouski.
[12] Avec notamment un lac de retenu collinaire au centre de l’île et une usine de déssalinition de l’eau de mer.
[13] Dumont, Gérard-François et Wackermann, Gabriel, Géographie de la France, Paris, Éditions Ellipses, 2002.
[14] Territoire de l’Union européenne mais situé en dehors du continent européen ; cf. Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, "Géopolitique de l’Europe : de l’Atlantique à l’Oural", Paris, PUF, 2016.
[15] Dans cette région sud-ouest de l’océan Indien, pour analyser la différence entre Maurice et La Réunion, cf. Paris, Frank, « La Réunion et l’île Maurice, jumelles, sœurs ou cousines de l’Océan Indien ? », Population & Avenir, n° 704, septembre-octobre 2011.
[16] Conformément à la théorie générale ; cf. Dumont, Gérard-François, "Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations", Paris, Ellipses, 2007.
[17] Cf. Sardon, Jean-Paul, « La population des continents et des États en 2017 », Population et Avenir, n° 735, novembre-décembre 2017.
[18] Insee résultats, n° 28, avril 2004.
[19] Insee première, n° 1488, février 2014.
[20] Insee Analyses, Mayotte, n° 15, décembre 2017.
[21] D’où la formulation de son ambition par le Président du Conseil général de Mayotte : “Concilier ruralité et densité pour un développement social maîtrisé”, Départements, octobre 2004, hors-série n° 79-80.
[22] Avec une population estimée à 800 000 habitants en 2017, sur 1 862 km2, soit une densité inférieure à celle de Mayotte.
[23] Dumont, Gérard-François, « Épistémologie de la science de la migration internationale », dans : Moriniaux, Vincent (direction), Les mobilités, Paris, Sedes, 2010.
[24] La polygamie, autre particularité, demeure une tradition encore présente, à raison d’un polygame pour dix hommes mariés dans les années 1990. Selon le recensement de 1997, une certaine évolution s’opérait dans les esprits avec un nombre de femmes se déclarant épouses de polygames inférieur au double des hommes se déclarant polygames. Il est clair que nombre de femmes, épouses de polygames, rechignaient à se déclarer comme telles.
[25] Par exemple, il a fallu que chacun choisît un prénom et un nom, ce qui n’existait pas dans la tradition, ou remplacer la justice coutumière, les “cadi”, par une justice conforme aux règles de la métropole. Toutefois, les cadis ont conservé un rôle quasi-officiel.
[26] Par exemple, il est clair qu’il y a eu utilisation de la situation géopolitique mondiale dans le conflit ivoirien en 2004.
[27] Entretien au quotidien Le Figaro, 2 février 2005, page 2.
[28] Le Figaro, 12 et 13 février 2005.
[29] « Moroni refuse « la stigmatisation des Comoriens » de Mayotte », Le Monde, 15 mars 2018.
[30] Qui exerce des effets bénéfiques sur les territoires environnants ; cf. Laurent Dricot, Gérard-François Dumont, « Singapour et les îles voisines d’Indonésie : les effets de la proximité d’un « dragon », Population & Avenir, n° 736, janvier-février 2018.
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