Spécialiste des mondes russe et turc, consultante en géopolitique, Ana Pouvreau est docteur ès lettres de l’Université de Paris IV-Sorbonne et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques, elle est l’auteure de plusieurs ouvrages de géostratégie.
Les élections du 22 mai 2016 à Chypre invitent à mettre en perspective la division de l’île et les possibilités d’une réunification. En effet, les négociations ont repris depuis le mois de mai 2015 entre les parties Sud et Nord. Après l’échec de 2004, se dirige-t-on vers un nouveau référendum ?
“The last divided capital in the world” (« La dernière capitale divisée au monde ») indique un panneau en anglais au point de contrôle des passeports de la rue Ledra [1] dans la partie Sud de Nicosie, la capitale chypriote. Plusieurs décennies se sont écoulées depuis l’indépendance (16 août 1960) de Chypre, ancienne colonie britannique, mais au printemps 2016, le pays reste toujours divisé par la « Ligne verte ». Cette ligne de démarcation de 180 kilomètres - appelée « Ligne Attila » par les Turcs - fut tracée d’un trait de crayon vert sur une carte de l’île par le général britannique Peter Young en 1964, au plus fort des violences intercommunautaires entre Chypriotes grecs et turcs. Elle demeure encore sous la surveillance de la Force des Nations Unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP) forte de 888 militaires.
Entre 1960 et 1974, le pays fait l’expérience d’un régime politique fondé sur le partage du pouvoir entre les deux communautés, sous le contrôle de ses trois puissances tutélaires : la Grande-Bretagne, la Grèce et la Turquie. Bien qu’attribuant aux Chypriotes turcs une place, dans les institutions, supérieure à celle que leur conférait en principe leur représentation dans la population (18%), ce régime ne résiste pas aux tensions entre les communautés.
En 1974, un coup d’Etat est mené sous la houlette de la junte militaire au pouvoir en Grèce et des partisans chypriotes grecs de l’union avec la Grèce (Enosis), pour renverser l’Archevêque Makarios, le Président de la république démocratiquement élu, mais soupçonné par les Etats-Unis de sympathies communistes. La Turquie lance alors l’opération Attila (20 juillet 1974). L’armée turque occupe 37% du territoire, provoquant un exode des Chypriotes grecs vers le Sud et un échange de populations entre le Nord et le Sud. La scission du pays est effective et perdure, pour l’heure, en dépit d’un assouplissement concernant les déplacements entre le Nord et le Sud en 2003.
Dans ce contexte géopolitique particulier et en dépit d’obstacles considérables portant essentiellement sur les compensations financières concernant les propriétés spoliées des Chypriotes grecs, chassés de la partie Nord par l’avancée de l’armée turque en 1974, la réunification est à l’ordre du jour. Les négociations ont repris depuis le mois de mai 2015 entre les parties Sud et Nord. Un référendum est prévu après les élections législatives qui se tiendront, le 22 mai 2016, dans la République de Chypre, relançant les espoirs déçus, lors du référendum de 2004, sur le projet de réunification sous l’égide des Nations unies, dit Plan Annan. Selon Aleem Siddique, porte-parole de l’UNFICYP, les conditions dans lesquelles se déroulent les pourparlers sur la réunification n’ont jamais été meilleures qu’en 2016 et une dynamique positive est en cours, en dépit d’incertitudes persistantes [2].
Au Sud, sur un territoire de 9 250 km², la République de Chypre, où 200 000 réfugiés chypriotes grecs ont trouvé refuge en 1974, est membre de l’Union européenne depuis 2004. Cependant, elle n’est toujours pas reconnue par la Turquie comme un Etat souverain. Par ailleurs, la Turquie persiste dans son refus d’ouvrir ses ports et ses aéroports aux navires et aux avions chypriotes, comme elle s’y était pourtant engagée lors de l’ouverture des pourparlers avec l’UE en 2005, d’où le gel partiel des négociations d’adhésion à partir de 2006.
Au Nord, dans la partie sous occupation turque depuis 1974, la République turque de Chypre du Nord (RTCN) ou Kuzey Kıbrıs Türk Cumhuriyeti (KKTC) (3355 km²) a été créée en 1983 en remplacement de l’Etat turc fédéré de Chypre (Kıbrıs Türk Federe Devleti), qui avait été proclamé en 1975 par le leader des Chypriotes turcs, Rauf Denktash. La RTCN est reconnue par la seule Turquie. Y vit une communauté de chypriotes turcs, présents sur l’île depuis le XVIème siècle et dont une grande partie est originaire de la partie sud [3]. A ceux-ci sont venus s’ajouter 250 000 colons anatoliens, dont l’implantation a été favorisée par la Turquie [4]. Enfin, en 2016, 35 000 soldats turcs y sont toujours stationnés en permanence.
La RTCN dépend d’Ankara pour sa survie économique (1 milliard de dollars versés annuellement) et ressemble à s’y méprendre à un morceau de la Turquie continentale. A titre d’exemple, la livre turque y est en vigueur, tandis que la partie Sud est dans la zone euro. Par ailleurs, dans un contexte de pénurie des ressources aquifères sur l’île, le projet intitulé Northern Cyprus Water Supply Project, vise à acheminer de l’eau, par aqueduc sous-marin, à partir de la ville de Mersin sur la côte méditerranéenne de la Turquie, afin d’approvisionner la partie Nord [5]], montrant ainsi l’attachement viscéral de la RTCN à la Mère-Patrie turque.
La RTCN étant considérée par l’ensemble de la communauté internationale - à l’exception de la Turquie - comme étant sous occupation militaire turque, les visiteurs, bien qu’autorisés à se déplacer librement entre les deux parties depuis 2003, n’y jouissent pas de la protection consulaire des Etats dont ils sont les ressortissants. L’aéroport d’Ercan, construit par la Turquie dans la partie Nord, n’est pas reconnu par l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI).
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. Jean-François Drevet, Géopolitique de Chypre. Pourquoi la guerre du gaz ?
Chypre est un Etat membre de l’UE, le seul à subir une occupation étrangère. En effet, la Turquie en occupe la partie nord, tout en étant officiellement candidate à l’UE... Une situation qui en dit beaucoup sur les insuffisances de l’UE quant à la puissance. Est-il possible d’ouvrir les yeux ? Pour cela il faut savoir et comprendre, puis agir.
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En vue de régler définitivement la question lancinante de la scission chypriote, en 2004, peu avant l’entrée de la République de Chypre dans l’UE, le Plan Annan remet à l’ordre du jour le régime politique en vigueur de 1960 à 1974. Il s’agit d’un « projet confédéral composé de deux Etats Constitutifs disposant chacun d’un territoire » avec « des droits et une représentation supérieurs pour les Chypriotes turcs au pourcentage que ceux-ci représentent dans l’ensemble de la société insulaire » [6]. Mais de nombreuses pierres d’achoppement, dont les compensations dans les cas de spoliation, empêchent le plan d’aboutir. Soumis à deux référendums séparés au Sud et au Nord, il est majoritairement rejeté par les Chypriotes grecs tandis que dans la RTCN, le vote de la communauté chypriote turque est, dans l’ensemble, positif.
Onze ans plus tard, le Secrétaire d’Etat américain John Kerry indique, en décembre 2015, que la perspective de la réunification constitue pour le président Obama et pour lui-même, « une priorité », au vu des bonnes dispositions des nouveaux dirigeants chypriotes Nicos Anastasiades, Président de la République de Chypre et Mustafa Akinci, élu Président de la RTCN en avril 2015 [7]. “Chypre réunifiée peut être un signal de paix dans cette région troublée », indique t-il, se disant plus convaincu que jamais qu’une solution est à portée de main. « Cela ne sera pas automatique mais c’est faisable », ajoute-t-il, laissant ainsi transparaître une volonté manifeste de la part des Démocrates américains d’accomplir une avancée majeure dans la région avant l’élection présidentielle de novembre 2016.
En janvier 2016, le chef de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, se dit très confiant concernant la signature d’un accord final sur la réunification de Chypre au cours du premier semestre 2016 [8]], tandis qu’au Forum de Davos, le 21 janvier 2016, le Secrétaire général des Nations-Unies, Ban-Ki Moon, indique qu’une solution est désormais possible [9]]. Enfin, un mois plus tard, le 21 février 2016, le ministre des affaires étrangères turc, Mevlüt Çavuşoğlu, réitère le soutien d’Ankara en faveur d’un règlement de la question chypriote et annonce qu’un accord sera conclu avant juin 2016 [10]].
En conclusion, l’ensemble de ces signaux positifs indiquent que les chances de parvenir à un accord en 2016, sont très fortes, et que les nombreux obstacles sur la voie d’un règlement ne semblent désormais plus insurmontables. Cependant, en cas de nouvel échec - causé, par exemple, par une insistance de la Turquie à percevoir une indemnisation de plusieurs milliards de dollars pour « les progrès apportés par l’occupation militaire à la partie Nord du pays » - le spectre d’une partition définitive du pays pourrait à nouveau ressurgir, selon une source chypriote du milieu des affaires, qui évoque même la construction d’un nouveau « Mur de Berlin ». A ce propos, il est utile de rappeler que, marquée par sa propre expérience de la scission communautaire, la République de Chypre n’a jamais reconnu l’indépendance du Kosovo proclamée en 2008.
Copyright 21 mai 2016-Pouvreau/Diploweb.com
Eléments bibliographiques :
Entretien de l’auteure, en collaboration avec le journaliste britannique Mark Porter, avec M. Aleem Siddique, porte-parole de la Force des Nations Unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP), 18 mars 2016.
Jean-François Drevet : Chypre entre l’Europe et la Turquie, Karthala, 2011.
François Dopffer : « Géopolitique de Chypre », Diploweb, 12 février 2009 [diploweb.com].
François Dopffer : L’imbroglio turc, Lignes de repères, 2008.
[1] Dans les années 1950, cette rue était surnommée « le kilomètre du crime » (“the Murder Mile”) en raison des attaques fréquentes des combattants nationalistes sur les forces de sécurité.
[2] Entretien avec l’auteure, 18 mars 2016.
[3] Cette communauté comptait 80 000 personnes en 1974 mais plusieurs milliers d’entre elles ont émigré en grande partie vers le Royaume-Uni et l’Australie.
[4] Jean-François Drevet, dans son ouvrage évoque le phénomène de « turquification (anatolisation) » du Nord (cf. Chypre entre l’Europe et la Turquie, p.51.
[5] Ömer Bilge : “No resolution in Cyprus water crisis”, Hürriyet Daily News, 15 février 2016.
[hurriyetdailynews.com
[6] François Dopffer : L’imbroglio turc, Lignes de repères, 2008 et « Géopolitique de Chypre », Diploweb, 12 février 2009 [diploweb.com].
[7] Helena Smith : “Cyprus reunification ’within reach’, claims John Kerry”, The Guardian, 4 décembre 2015. [theguardian.com]
[8] “EU ‘very confident’ of Cyprus settlement this year”, Hürriyet Daily News, 15 janvier 2016.
[hurriyetdailynews.com
[9] "UN commends Cypriot leaders for their efforts in peace talks”, Hürriyet Daily News, 22 janvier 2016.
[hurriyetdailynews.com
[10] “Cyprus - Crisis Watch Database”, International Crisis Group (ICG) Bruxelles, 1er mars 2016. [crisisgroup.org
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