C. Revel : l’intelligence économique, c’est quoi ?

Par Claude REVEL , le 14 janvier 2014  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Déléguée interministérielle à l’Intelligence économique

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter l’entretien avec Claude Revel, conduit dans le cadre du premier numéro de DéfIS, la revue du Département sécurité économique de l’INHESJ, sous le titre "Entretien avec Claude Revel, Déléguée interministérielle à l’intelligence économique"…Cinq mois après sa nomination, la déléguée interministérielle à l’Intelligence économique, revient sur le nouveau dispositif de politique publique voulue par le gouvernement. Chargée par le Premier ministre de mettre en place une stratégie innovante en matière d’intelligence économique, la déléguée à la D2IE présente ici sa vision et les leviers essentiels de son action que sont la formation, l’anticipation, la sécurité et l’ingénierie d’influence.

1. Quelles avancées et freins majeurs identifiez-vous dans l’acculturation des services de l’Etat comme des entreprises à l’intelligence économique ?
Après trois mois de présence, je peux vous annoncer une bonne nouvelle : il y a une forte appétence pour l’intelligence économique de la part de très nombreux interlocuteurs au sein de l’Etat et des entreprises. Je suis approchée par de nombreuses personnalités, venant de ministères comme du secteur privé, qui me présentent des dossiers, des propositions, et aussi des cas problématiques pour lesquels nous essayons de proposer des solutions. Cela nous met d’ailleurs une certaine pression, car l’attente est grande vis-à-vis de notre Délégation. J’ai l’impression que la demande territoriale est forte, sans doute parce que, en région particulièrement, les acteurs vivent sur le terrain de la compétition quotidienne. En face de cela, il y a encore dans l’administration, et c’est la mauvaise nouvelle, quelques réticents impénitents dont le caractère minoritaire est parfois inversement proportionnel à la résistance qu’ils peuvent mettre en œuvre : résistance au changement d’état d’esprit, à la vision transversale, au décloisonnement des approches, certitudes inébranlables que ce qu’ils font est bien... Il y a aussi parfois tout simplement de l’indifférence. Plus grave est la démission. Elle se traduit soit par la simple résignation, celle de ceux qui pensent que tout a été fait et, qu’hélas, notre pays va perdre peu à peu, ses savoir-faire et n’a plus aucune capacité à se développer ; soit par une posture idéologique de certains, pour qui la France serait sur le déclin, en tant que culture et modèle économique, et qui sur ces prémisses font plus confiance au soft power d’autres pays, réputés plus forts, qu’au leur.

Eh bien, je crois que les démissionnaires quels qu’ils soient ont tort ! Il y a un renouveau très perceptible. Nous avons toutes les expertises. Il nous faut maintenant les mettre en musique. Et c’est ce à quoi, modestement, la Délégation interministérielle à l’intelligence économique (D2IE) va s’employer dans les domaines qui sont les siens.

C. Revel : l'intelligence économique, c'est quoi ?

Claude Revel, déléguée interministérielle à l’Intelligence économique

2. Quels sont les points forts qui constitueront la politique publique que vous souhaitez mettre en œuvre ?

Nous devrons tout d’abord mieux anticiper les grands défis qui toucheront notre économie et nos entreprises. Ils sont internationaux, et technologiquement la plupart d’entre eux ont le fil conducteur commun du numérique. Mais surtout, il faut penser ces évolutions technologiques, les préparer et inventer de nouveaux modèles pour les mettre en œuvre. Rappelons-nous Al Gore utilisant la métaphore « des autoroutes de l’information », peu avant les années 1980, pour désigner ce qui allait devenir l’Internet d’aujourd’hui. Cette vision s’appuie sur la recherche prospective et la capacité d’influence des think tanks. Il s’agit en fait d’avoir une longueur d’avance afin d’agir en amont, sur notre environnement, en saisissant les opportunités et en structurant autant que possible notre « terrain de jeu » en fonction de nos propres intérêts, c’est-à-dire les règles, normes et bonnes pratiques. Notre deuxième force est celle de notre réseau, que nous devons apprendre à mobiliser et utiliser. Le décret du 22 août 2013 donne nettement des possibilités en ce sens à la D2IE. Cela concerne l’échelon central, en interministériel, comme celui des territoires et de nos représentations à l’étranger.

Je souhaite aussi accroître la lisibilité du dispositif public d’intelligence économique afin que les entreprises et les administrations sachent rapidement à qui s’adresser lorsqu’elles en ressentent le besoin, tant au niveau national que régional. Je pense en particulier à tous ces entrepreneurs qu’il ne faut pas décourager par trop de lourdeur. Parfois le mieux est l’ennemi du bien. Essayons d’abord d’être simples. Revenons aux fondamentaux de l’IE : veille stratégique et anticipation, sécurité économique, notamment immatérielle, influence et pédagogie. Je souhaite une D2IE à la fois stratège et experte en ingénierie d’intelligence économique. Enfin, je souhaite travailler dans l’esprit d’une administration de mission, réactive, en mode projet.

3. De quels leviers disposez-vous pour élever cette politique au rang des priorités de l’Etat et de l’ensemble des acteurs économiques ?

Un premier levier est celui donné par notre texte constitutif, le décret d’août précité, qui rattache directement la D2IE au Premier ministre, ce qui est un progrès important par rapport à la situation antérieure. Le deuxième repose sur la volonté dont je parlais plus haut, et que je sens concrètement sur le terrain, de changer d’état d’esprit. Il faudra que les échelons décisionnels écoutent ces aspirations qui sont le levain de notre succès économique futur. Enfin, il y a une vraie volonté politique, au sens le plus large et le plus noble du terme, d’essayer d’affronter différemment les défis. Ce sera ma tâche de porter cette bonne parole un peu partout auprès des acteurs divers, y compris privés, pour agir.

4. Quels sont selon-vous les cibles prioritaires des formations et sensibilisations à l’intelligence économiques ?

Il y en a plusieurs. D’abord travaillons pour le futur, c’est-à-dire formons les étudiants d’aujourd’hui. Je considère indispensable que chacun sorte de l’enseignement supérieur en ayant reçu un enseignement de base en intelligence économique. Car finalement, l’IE c’est aussi la compréhension du monde, c’est l’analyse face au tout quantitatif, c’est l’anticipation et l’a réflexion active. Il s’agit en fait des « nouvelles humanités », comme l’a dit un jour Eric Delbecque. Une expérience de diffusion de l’IE a déjà été lancée, il y a deux ans, dans une trentaine d’établissements. Nous devons encore l’évaluer mais je souhaite d’ores et déjà, l’étendre à un maximum de lieux de l’enseignement supérieur. Pour cela il nous faut convaincre le monde académique. Tous les étudiants devront, à terme, être formés aux notions de base de l’intelligence économique, quel que soit leur cursus. Mais il faut aussi irriguer les décideurs actuels qui n’ont pas encore adhéré à cette approche. Comme c’est déjà le cas pour la sécurité au travail sur laquelle les salariés sont bien formés, il faut que la sécurité économique de l’entreprise, puis la veille deviennent l’affaire de toutes et de tous. L’influence, démarche proactive et aboutissement de l’IE, viendra naturellement ensuite.

Parallèlement, il est essentiel que les administrations centrales ainsi que les régions et départements forment leurs cadres, puis incitent les entreprises et centres de recherche à faire de même. Il faut apprendre à mutualiser l’information utile à tous, au nom de l’intérêt commun de l’Etat, des entreprises, de la société civile. Finalement, c’est notre intelligence collective qu’il faut éveiller. L’un des objectifs de l’intelligence économique est bien de la stimuler en proposant des outils adéquats, et surtout des intervenants bien formés, car le défi c’est aussi la formation des formateurs. Mon prédécesseur avait lancé le label Euclès avec l’INHESJ en matière de sécurité économique. Nous évaluons actuellement le système qui est intrinsèquement bon. Reste que cette démarche doit être initiée au plus haut niveau dans toutes les organisations, et que la valeur de l’exemple est, dans le domaine de l’IE, particulièrement essentielle. Il faut aussi tordre le cou aux a priori, aux idées toutes faites et aux images déformées de l’IE qui collent à notre domaine d’action. Afin de faire passer ce message et permettre une approche adulte de l’IE, j’ai commencé, et vais continuer, à me déplacer personnellement dans la France entière pour rencontrer les acteurs régionaux des administrations, des collectivités territoriales, des entreprises, les chercheurs ainsi que nos élus. Je suis à leur écoute, cherche à répondre à leurs demandes et leur présente notre expertise, qui est à leur service.

Concernant l’information et la sensibilisation à l’intelligence économique, la D2IE a déjà produit des documents, dont le Guide de l’intelligence économique pour la recherche, et va bientôt mettre en ligne, sur notre site, des fiches de sécurité économique adaptées à chaque cas. Nous élaborons, par ailleurs, des Principes directeurs pour les chercheurs en mobilité, ces derniers étant particulièrement concernés par ces problématiques.

5. Quels sont le principaux axes forts sur lesquels doivent reposer la construction d’une véritable stratégie d’influence à la française ?

Il s’agit d’un côté d’influencer l’environnement économique local pour orienter et soutenir les PME, qui détiennent un savoir-faire stratégique, en alertant sur des investisseurs prédateurs, en suggérant des orientations vers des marchés du futur, en suscitant la réunion, l’échange d’informations et l’action d’acteurs locaux.

Il s’agit aussi de préparer les marchés extérieurs à long terme. Qu’il s’agisse de régulations européennes et internationales ou de réputation, une influence professionnelle nécessite une information fine et en amont. Notamment sur les menées concurrentielles et sur les alliances possibles, sur l’élaboration de positions communes entre acteurs français, ce qui demande au préalable, un travail sur les idées, et sur l’image, ainsi que sur la capacité à animer des réseaux humains au sein et au-dehors des institutions concernées. Le tout sur des sujets liés aux besoins des acteurs économiques, de l’économie et des emplois futurs et en nous appuyant sur les fondamentaux culturels de la France.

Idéalement, la D2IE doit pouvoir exercer des alertes sur les influences extérieures en amont, apporter des informations utiles à la négociation, aider à la mise au point de positions communes entre acteurs, et également améliorer l’image et le suivi des actions.

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Défis

. Défis est la revue trimestrielle du Département sécurité économique de l’INHESJ. Elle rassemble les experts, acteurs privés et publics, invités à s’exprimer sur les enjeux de sûreté des entreprises et d’intelligence économique considérés comme stratégiques.

Le premier numéro de Défis explore la problématique prioritaire de la cybersécurité. Le cybermonde : un enjeu éminemment politique et sociétal. La cybersécurité : quel rôle pour les Etats ? La cybersécurité : un chantier dont on ne peut plus faire l’économie. Cybersécurité : comment lutter contre une menace technologique qui évolue en permanence.

Téléchargeable en ligne sur le site de l’INHESJ, elle est également diffusée auprès de ses abonnés.


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