www.diploweb.com Histoire de l'URSS Moscou, août 1991 : un "putsch" très médiatique, par Pierre Verluise, spécialiste de géopolitique
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Que s'est-il - vraiment - passé en Union soviétique du 19 au 21 août 1991 ? Un putsch ou un coup de théâtre ? Certains manuels scolaires présentent ces jours comme un coup d'Etat. Pourtant, ces heures riches en émotions comptent de nombreuses zones d'ombre. Dix ans après, Pierre Verluise revient sur les mystères du dernier été soviétique. |
Biographie
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Le 19
août 1991 apparaît à Moscou un "Comité d'Etat
pour l'état d'urgence". Le Secrétaire général du
Parti communiste et Président de l'Union soviétique -
Mikhaïl Gorbatchev - est alors loin de la capitale, dans
une confortable datcha (1). Angoisses à répétition Ce n'est pas la première fois que son départ en vacances est marqué par une atmosphère d'angoisse. Déjà en 1987, il n'a pas donné signe de vie pendant dix jours, suscitant bien des rumeurs alarmistes. Cette fois, l'affaire paraît gravissime. Pourtant, ceux que l'on présente comme des "putschistes" sont des proches collaborateurs de M. Gorbatchev, par exemple le Premier ministre Pavlov, le ministre de la Défense et celui du KGB. Ces hommes d'expérience font cependant preuve d'un comportement contradictoire. Ils n'utilisent pas les moyens qu'ils possèdent pour prendre réellement le pouvoir. Pas même l'ABC des techniques du coup d'Etat. Dans son livre "Techniques du coup d'Etat", C. Malaparte a pourtant écrit que Lénine et Trotski ont inventé le modèle du coup d'Etat moderne. Pour renverser un gouvernement, il faut occuper les points stratégiques de la capitale, couper les lignes de communication, arrêter les adversaires actifs et potentiels. Etranges putschistes En ces journées chaudes de l'été 1991, le "Comité d'Etat pour l'état d'urgence" reste muet, enfermé au Kremlin. Ces "comploteurs" qui n'osent pas utiliser la force n'ont pas davantage recours à la structure de pouvoir : le Parti communiste. Pis, ils font comme si le Parti n'existait pas. A. Baklamov, signataire de l'Appel, cache même sa véritable fonction : secrétaire du comité central. Le Parti essaie de se cacher derrière l'Etat, entrant dans la clandestinité, participant de manière occulte à un "complot". Les "comploteurs" destituent le président M. Gorbatchev en le prétendant malade, mais ils lui laissent le poste de Secrétaire général du Parti communiste... D'ailleurs, la lecture de leur "Appel" montre qu'ils répètent ce que M. Gorbatchev a déjà dit de multiples fois depuis 1985, alternant sans cesse un discours "libéral" et "conservateur", ou faisant un curieux mélange de ces deux thématiques, s'appuyant sur la "droite" ou sur la "gauche" ou sur le "centre" contre la première ou la seconde. En fait, leur programme se caractérise surtout par un grand vide idéologique, avec pour seule singularité l'absence de référence au Parti et au socialisme. De manière tout à fait surprenante, ceux que les médias du monde entier présentent comme des "putschistes" laissent Boris Eltsine leur "résister" et se forger une carrure de héros de la démocratie. Deux méthodes Ces trois journées du 19 au 21 août 1991 voient un conflit entre les anciennes et les nouvelles techniques médiatiques soviétiques. Le "Comité d'Etat pour l'état d'urgence" utilise les anciennes méthodes fondées sur l'interdiction et la censure. La loi sur la presse rentrée en vigueur depuis le 1er août 1990 avait suspendu la censure. Au mois de janvier 1991, Mikhaïl Gorbatchev avait proposé de l'instaurer à nouveau, mais il s'était heurté à un refus. Le 19 août 1991, le "Comité" remet à l'honneur la censure. Il interdit également les journaux et les revues politiques des partis non communistes. Dans le même mouvement, il ferme les agences d'information soviétiques, sauf l'agence TASS. Seule la première chaîne de télévision, diffusée sur tout le territoire de l'URSS et en Occident, reste autorisée. Elle présente un programme de circonstance composé de musique, de dessins animés et de déclarations officielles. 21.10.1995, B. Eltsine (Russie), J. Chirac (France). Crédits: Ministère des Affaires étrangères, F. de la Mure A l'inverse, Boris Eltsine tient compte des techniques de la "glasnost". Il alimente un courant d'information à jet continu, de manière ininterrompue. Les journalistes soviétiques placés à ses côtés au Soviet de Russie - dont les communications téléphoniques n'ont curieusement pas été coupées - communiquent avec les Occidentaux. Par un effet de retour en boucle - notamment grâce aux radios occidentales en langue russe dirigées vers l'URSS - ces journalistes peuvent savoir instantanément ce qui est diffusé dans le monde entier, y compris en URSS. En effet, il faut remarquer que la réception des radios occidentales en Union soviétique n'est même pas brouillée par les "putschistes". Spécialiste des mass media soviétiques, Nora Buhks analyse ainsi la situation : "Ce mouvement d'information a monté comme une spirale. L'information arrivant à l'Ouest était régulière. Il ne se passait pratiquement pas deux heures sans que l'on reçoive une information considérable. Par exemple l'approche des tanks du centre de Moscou, les arrestations de Iakovlev, Chevarnadze et Elena Bonner, le départ en avion des "putschistes" qui n'ont pas quitté la capitale. A travers ces pulsations régulières et bouleversantes, la tension montait constamment. Dans ces conditions, l'information devenait très difficile à vérifier. Même les éléments contradictoires étaient noyés dans le flux dramatique provenant du Soviet de Russie" (2) La technique utilisée se fonde sur la réception psycho-émotionnelle. Elle choque et bouleverse chaque fois davantage le récepteur. Cela bloque sa capacité de raisonnement. Ce qui empêche le récepteur de sélectionner et de vérifier l'information. En effet, cette stratégie communicative bloque le raisonnement du récepteur. Quand l'information devient spectaculaire, il existe toujours une dose de spéculation. Dès lors, le message peut se décaler par rapport aux faits. Il devient difficile de mesurer la part des faits et la part de l'émotion. Trois exemples Le 20 août 1991, alors qu'on vient de voir E. Chevarnadze à la télévision, un soviétique appelé Riachenzev déclare à la 5e chaîne de télévision française que celui-ci a été arrêté. La contradiction saute aux yeux, pourtant l'information est reprise sans la moindre vérification par de nombreux médias. Elle s'avère, effectivement, par la suite inexacte. Toujours le 20 août 1991, la station France-Info diffuse l'interview de deux Français de retour de Moscou. Ils déclarent que la capitale soviétique demeure relativement calme, sans char à chaque coin de rue, contrairement aux images - nécessairement partielles - diffusées depuis l'URSS. Leur témoignage est cependant noyé dans le flux d'informations dramatiques en provenance du Soviet de Russie. Quelques heures plus tard, dans la nuit du 20 au 21 août 1991, la radio du Soviet de Russie déclare que les tanks se dirigent vers ce bâtiment. Pourtant, l'itinéraire annoncé conduit les blindés hors de Moscou ! Connaissant leur ville, les Moscovites possèdent tous les éléments pour relever cette évidente contradiction. Cependant, la tension émotionnelle suscitée par les techniques de communication utilisées a généralement empêché cette prise de conscience. Non seulement l'information communiquée par le Soviet de Russie où se trouve Boris Eltsine n'est pas toujours exacte, mais elle circule de manière remarquablement organisée. Des professionnels de l'information - et l'URSS en compte d'excellents - uvrent au Soviet suprême de Russie. Ils entretiennent des contacts réguliers avec les militaires. Ces journalistes soviétiques savent donc pertinemment que l'armée n'a pas l'intention d'attaquer le Soviet de Russie. Cela ne les empêche pas de faire craindre au monde entier un bain de sang. Il suffit de faire une recherche aux archives de l'Institut National de l'Audiovisuel ou du Centre d'Information et de Documentation Internationale Contemporaine pour s'en rendre compte. Par le fonctionnement en boucle instauré entre les spécialistes du Soviet de Russie, les médias occidentaux et la diffusion dans le monde entier - y compris en Union soviétique - il semble possible que les médias aient pu contribuer à gonfler les faits. Voire "créer l'événement", selon la formule classique. Par exemple, le nombre initial des manifestants sur la place du Manège de Moscou a pu être gonflé pour - effectivement - susciter un rassemblement de plus en plus nombreux, via l'émotion. Il subsiste au moins quatre zones d'ombre. Quatre incohérences majeures
Iakovlev a dit avoir été informé du projet de ce "Comité d'Etat pour l'état d'urgence". Comme l'a observé dès le 24 août 1991 l'historien Michel Heller :"Si Iakovlev savait, Mikhaïl Gorbatchev ne pouvait l'ignorer. Pourtant, il n'a rien fait pour l'empêcher. D'une manière ou d'une autre, Mikhaïl Gorbatchev est impliqué" (2). M. Gorbatchev. Crédits: Ministère des Affaires étrangères, F. de la Mure
Selon le journal soviétique "L'Indépendant", les tanks ont en fait servi de décor à un média-drame, comme au théâtre (12 septembre 1991). Quoi qu'il en soit, grâce à la "glasnost" mise en uvre depuis 1985 par M. Gorbatchev, les Soviétiques ont su impliquer les médias occidentaux dans cette affaire. "Ce fut un "putsch" très médiatique", selon l'expression de N. Buhks. Ces jours constituent, en fait, un cas d'école pour étudier le fonctionnement réel de la "glasnost", un concept complexe. Une seule certitude Dans ce théâtre d'ombre, il existe une seule information vérifiable: l'aide occidentale à l'Union soviétique est encore augmentée dans les mois suivants. Le 15 octobre 1991, le "Financial Times" révèle même qu'un accord secret a été conclu par le G7 pour aider l'Union soviétique à faire face au paiement de sa dette extérieure. Le 21 novembre 1991, le G7 accorde un report de paiement des intérêts de la dette publique soviétique et octroie de nouveaux crédits. Après avoir réclamé son retour à cor et à cri, comment refuser quoi que ce soit à M. Gorbatchev ? Pourtant, le 4 décembre 1991, après avoir fait fuir à l'étranger près de 100 milliards de dollars depuis 1985, l'Union soviétique se déclare en suspension de paiement. Depuis, la fuite des capitaux continue. Le 8 décembre 1991, un véritable "coup d'Etat" a mis fin à l'Union soviétique - mais il est rarement présenté comme tel. M. Gorbatchev, lui, a tiré sa révérence le 25 décembre 1991, en laissant le Kremlin aux mains du "héros démocrate" : Boris Eltsine. Après l'avoir longtemps soutenu, les Occidentaux s'en lassent à la fin des années 1990. Ils accueillent alors parfois avec un certain contentement son dauphin désigné, présenté comme un homme d'ordre : Vladimir Poutine. Notes: (1) Cet article reprend des informations et des analyses publiées par l'auteur dès 1991 dans le "Quotidien de Paris", dirigé à l'époque par Philippe Tesson.
(2) "Le Quotidien de Paris", 27 août 1991. Copyright juin 2001-Verluise/www.diploweb.com |
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Biographie de Pierre Verluise |
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Spécialiste de
géopolitique, Pierre Verluise a publié dans "Le
Quotidien de Paris" dès août 1991 une série
d'articles mettant le doigt sur les contradictions du
"putsch" contre M. Gorbatchev.
Il a publié dans ce même journal le 17 mai 1993 la première enquête dans le monde à propos de l'articulation stratégique entre l'endettement délibéré du Kremlin et la fuite des capitaux soviétiques et post-soviétiques. Il a ensuite développé ce thème dans l'ouvrage suivant Pierre Verluise: "Le nouvel emprunt russe", éd. O. Média, 1996. Ce livre est disponible sur http://www.alapage.com/ Review by John Laugland, in English |
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