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www.diploweb.com Histoire de l'Union soviétique et de la Russie post-soviétique

Le coup d'Etat du 8 décembre 1991, acte de naissance de la CEI.

Par Michel Heller, historien, enseignant à la Sorbonne de 1969 à 1990.

Entretien avec Pierre Verluise

 

A l'occasion du dixième anniversaire, voici une interview accordée par l'historien Michel Heller quelques jours après la "fin" de l'Union soviétique, le 8 décembre 1991 (1). M. Gorbatchev occupe alors encore le Kremlin. Michel Heller explique pourquoi cette journée du 8 décembre 1991 est celle d'un coup d'Etat. Puis, il s'interroge sur ce que peut faire B. Eltsine en Russie post-soviétique. Enfin, il revient sur l'échec de M. Gorbatchev (1985-1991) pour le mettre en perspective. Voici donc à la fois un document particulièrement utile pour comprendre les années 1985-1999 et un hommage à la mémoire de l'historien Michel Heller, décédé en 1997.

Biographie et bibliographie de Michel Heller en bas de page.

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Pierre Verluise : Le 8 décembre 1991, que s'est-il passé ?

Michel Heller : Un coup d'Etat a marqué ce jour, du point de vue des lois soviétiques. Pourquoi ? Parce que les leaders de la Russie, de l'Ukraine et de la Biélorussie ont proclamé la dissolution de l'URSS. Ils forment maintenant une communauté d'Etats indépendants. Ce putsch était dirigé contre Mikhaïl Gorbatchev, et il a réussi. Si les "putschistes" du mois d'août 1991 bénéficiaient du consentement de Mikhaïl Gorbatchev, le coup d'Etat de décembre était dirigé contre ce dernier. Ce putsch a été préparé par des négociations secrètes, quelques temps avant l'élection de Kravtchouk au poste de président de l'Ukraine. Son élection a donné le feu vert.

Pourquoi ?

P.V. Comment expliquer ce coup d'Etat ?

M.H. Trois éléments ont joué un rôle déterminant.

Premièrement, Eltsine et Kravtchouk estimaient que Mikhaïl Gorbatchev les empêchait de devenir aux yeux de l'Occident les chefs de leur République.

Deuxièmement, les trois leaders voulaient donner quelque chose à leur peuple. Or, aujourd'hui, ils ne peuvent rien offrir d'autre que le remplacement d'une Union qui a cessé d'exister.

Troisièmement, les trois dirigeants ont voulu en finir avec l'URSS moribonde et déblayer le terrain.

Maintenant, ils commencent la construction d'un nouvel Etat slave. Pour des raisons géopolitiques et économiques, ce qu'on appelle à Moscou "l'axe slave" doit devenir un pôle d'attraction pour les autres Républiques de l'ancienne URSS. La preuve, l'Arménie a déjà manifesté son intention d'entrer dans cette communauté. Le Kazakhstan et les Républiques d'Asie centrale vont suivre. Après avoir créé leurs propres structures, les Républiques baltes elles-mêmes vont établir des relations avec cette nouvelle entité.

La nouvelle coqueluche des Occidentaux

P.V. Quel est le sens des réformes entreprises en Russie par Boris Eltsine ?

M.H. Le président de la République de Russie tente une réforme politique et économique. Cette réforme est nécessaire pour que la Russie devienne le maillon fort du nouveau noyau dur, maintenant composé par la Communauté des Etats slaves. Mikhaïl Gorbatchev, lui, a toujours eu peur de réformer. Ce qui a engendré l'explosion du système. L'audace d'Eltsine ne garantit cependant pas une transition vers la démocratie et une économie de marché. Le président de la République de Russie se présente comme un démocrate, tout en insistant sur la nécessité d'un pouvoir fort pour réformer. En effet, sa réforme politique consiste jusqu'ici à construire un système de pouvoir tout à fait autoritaire. Comment Boris Eltsine a-t-il procédé ? Il a nommé un représentant personnel dans chacune des 65 unités administratives de sa République. Et il peut révoquer ces représentants quand il le veut. Quels atouts économiques possède Boris Eltsine pour essayer une transition vers l'économie de marché ? D'une part, il a pris d'assaut la fabrication du rouble. D'autre part, la Russie rassemble l'essentiel des ressources du pays en or, pétrole et diamant.

21.10.1995. B. Eltsine (Russie), J. Chirac (France).

Crédits: Ministère des Affaires étrangères, F. de la Mure

Pronostic

P.V. Boris Eltsine peut-il réussir ?

M.H. Il semble fort probable qu'il échoue. Pourquoi ?

Premièrement, parce que la réforme politique risque de se heurter aux structures de pouvoir existantes.

Deuxièmement, parce que la réforme économique ne peut pas bénéficier de l'adhésion de la population, à cause de l'inévitable hausse des prix.

Considérons tout d'abord l'aspect politique. Sur quelle structure les représentants personnels d'Eltsine peuvent-il s'appuyer ? Les Soviets constituent les seuls organes législatifs et exécutifs existants ! Cette continuité indique qu'au sens politologique, le système demeure soviétique. Qui siège dans ces instances ? La nomenklatura du Parti communiste ! Dès lors, comment les représentants personnels de Boris Eltsine pourraient-ils mettre en œuvre une transition vers l'économie de marché ? Leur seul instrument est un appareil qui a fait la preuve de son opposition à toute réforme. Il n'existe pas d'élite dirigeante alternative immédiatement disponible. En effet, le parti drainait par le passé tous ceux qui avaient le goût du pouvoir. Nul ne peut affirmer sérieusement que la nomenklatura est devenue aujourd'hui adepte de la démocratie et de l'économie de marché.

Peut-on introduire le capitalisme par décret ?

Considérons maintenant l'aspect économique. Une transition véritable vers l'économie de marché impose une forte augmentation des prix. Or, 75 % de la population vit déjà en dessous du seuil de nécessité, selon des chiffres officiels. Et la multiplication de l'accroissement des prix porterait un coup terrible aux habitants, que les mesures sociales d'accompagnement envisagées par Boris Eltsine ne compenseraient pas. Lui-même a commencé à prendre peur. Aussi, tout en comprenant la nécessité d'une réforme économique, il a déjà fait marche arrière dans plusieurs domaines.

Ainsi, l'augmentation des prix annoncée pour le 16 décembre 1991 a été reportée au 2 janvier 1992. En fait, l'ultime contradiction d'Eltsine est de vouloir introduire le capitalisme par décrets ! Ainsi, le premier pays socialiste du monde essaye de sortir du socialisme avec les méthodes qu'il a utilisées pour passer du capitalisme au socialisme. Les dirigeants actuels veulent passer à l'économie de marché par leur seule volonté, tout comme leurs prédécesseurs espéraient construire le socialisme. Mais si le système socialiste était contre nature, le capitalisme résulte d'un processus naturel qui prend des siècles.

M. Gorbatchev. Crédits: Ministère des Affaires étrangères, F. de la Mure

 

Les contradictions de la perestroïka (1985-1991)

P.V. Comment ce pays en est-il arrivé à un tel désordre ?

M.H. La perestroïka de M. Gorbatchev était d'avance condamnée : il cherchait seulement à améliorer le rendement du système afin de le conserver. Pour trois raisons, ce processus n'avait aucune chance.

Premièrement, parce que le système n'est pas réformable. En effet, ce genre de système rigide fonctionne jusqu'au moment où il essaye de s'améliorer. Prenons une comparaison. Avant la perestroïka, ce système ressemblait à un dinosaure. Mikhaïl Gorbatchev a voulu en faire un centaure. Mais si le dinosaure a été dépassé, il a cependant existé. Alors que jamais le centaure, lui, n'a foulé le sol de la terre. Parce que le centaure reste un mythe, tout comme un système soviétique amélioré.

URSS: défilé du 7 novembre 1986, une filiation idéologique.

Crédits: Pierre Verluise

Deuxièmement, M. Gorbatchev n'a jamais eu l'audace de mener une politique conséquente pendant un an. Tous les trois mois, il changeait de direction. (2)

Troisièmement, sa stratégie de pouvoir a déclenché des mouvement imprévus. Ces derniers ont engendré l'explosion d'un système condamné par sa rigidité. Résultat : l'Union des Républiques socialistes soviétiques a cessé d'exister. La République de Russie aspire maintenant à remplacer le centre de l'Union. Et dans l'esprit de Boris Eltsine, les autres Républiques vont suivre la Russie. A condition que celle-ci réussisse sa normalisation politique et économique.

Une vieille habitude

P.V. Comment jugez-vous l'attitude occidentale ?

M.H. Traditionnellement, l'Occident ne comprend rien à ce qui se passe dans ce pays. Les Occidentaux ne savent pas quoi faire. Ils n'engagent que des actions ponctuelles, sans vouloir dépenser beaucoup d'argent. Pour des raisons politiques, les dirigeants occidentaux déclarent cependant vouloir aider ce pays. Mais pour des raisons économiques, les banques comme les Etats ont pourtant décidé d'attendre. Cela n'aurait aucun sens, il est vrai, d'apporter une aide massive à un système qui s'écroule. D'ailleurs, il n'existe aucune raison d'aider le système soviétique à se sauver. Cette politique occidentale sans imagination est donc peut-être la meilleure. En effet, il revient au peuple russe de montrer lui-même ce qu'il veut et ce qu'il peut.

Interview de Michel Heller par Pierre Verluise, publiée le 13 décembre 1991 dans "Le Quotidien de Paris".

NB: La bibliographie de M. Heller est présentée dans la seconde partie de sa biographie, en bas de page.

Notes :

(1) Publiée en France dans "Le Quotidien de Paris" daté du 13 décembre 1991, n°3 755, page 15, sous le titre: "L'éclatement du système soviétique. Michel Heller : "Il revient au peuple russe de montrer lui-même ce qu'il veut et peut". Propos recueilli par Pierre Verluise. NB: Le titre et les intertitres de cette page internet ne sont pas ceux de la publication papier initiale du 13 décembre 1991.

(2) Lire à ce sujet l'ouvrage de Michel Heller consacré à Mikhaïl Gorbatchev :"Le Septième secrétaire", éd. Orban, 1990.

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Mise en ligne 2001

 

 

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Biographie et bibliographie de Michel Heller, historien, enseignant à la Sorbonne de 1969 à 1990

 

 

 

Biographie

31.8.1922 : Né à Mohylev, Biélorussie.

1941-1945 : Etudes à la Faculté d'histoire de l'Université de Moscou.

1945 : Epouse Eugénie Chigryn.

1945-1946 : Soutient la thèse de doctorat sur l'histoire des relations germano-russes.

1945-1950 : Travaille à Moscou (nombre de publications dans des ouvrages encyclopédiques).

1950-1956 : Est emprisonné et envoyé en camp de travail (Kazakhstan).

1956 : Libéré, émigre en Pologne.

1956-68 : Travaille à la PAP (Agence de presse polonaise, Varsovie).

1968 : Emigration et installation en France.

1969-90 : Enseigne à la Sorbonne (Paris).

1969-97 : Mène une rubrique mensuelle consacré à la presse soviétique dans la revue Kultura (Paris).

1974, 1982 : Soutient les thèses de doctorat du 3e cycle et d'Etat sur "Le monde concentrationnaire et la littérature soviétique" et "Andreï Platyonov à la recherche du bonheur".

1983 : Est déchu par un décret d'Andropov de sa citoyenneté soviétique.

1993 : Reçoit la Médaille d'Argent du CNRS.

31.1.1997 : Décède à Paris suite à une crise cardiaque.

Membre de rédaction des revues et journaux: Kontinent (Paris), Cahiers du monde russe et soviétique (Paris), "La Pensée russe" (Paris); collaborateur permanent des revues Kultura (Paris), Est-Ouest (Paris), Commentaire (Paris), Revue des études slaves (Paris), Le Messager (Paris), Strelec (Paris-New-York), Survey (London), et beaucoup d'autres; a travaillé dans les radios Liberté et Free Europe (Paris et Munich).

Bibliographie

Plus de mille articles consacrés aux questions de l'histoire et de la culture russes et soviétiques. Rubriques et émissions régulières dans divers organes de presse et de radio de l'émigration.

Livres traduits en français:

. Le Monde concentrationaire et la littérature soviétique, L'Age d'Homme, Lausanne, 1974

. L'Utopie au pouvoir, Calmann-Lévy, 1982, 1985

. Sous le regard de Moscou: Pologne 1980-1982, Calmann-Lévy, Paris, 1982

. La Machine et les rouages, Calmann-Lévy, 1985

. 70 ans qui ébranlèrent le monde, Calmann-Lévy, Paris, 1987

. Le Septième Secrétaire. Splendeur et misère de Mikhaïl Gorbatchev, Olivier Orban, Paris, 1990

. Histoire de la Russie et de son empire, Olivier Orban, Paris, 1997, 1999

NB: Cette biographie a été rédigée et communiquée en octobre 2001 par le fils de Michel Heller, Léonid Heller. L'éditeur le remercie.

 

 

 

 

 

 

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