Géopolitique de la Syrie. Face à la crise syrienne, l’Occident apparait affaibli, divisé, déstabilisé dans ses stratégies de résolution de ses propres crises internes et en repli sur ses stratégies de projection de puissance face à un Orient qui se « poutinise » dans ses postures aussi bien à Ankara, qu’à Téhéran ou à Jérusalem, explique X. Guilhou.
DEPUIS la mort de Kadhafi, toutes les chancelleries sont désormais « sur le chemin de Damas ». Nous assistons au même matraquage médiatique et aux mêmes gesticulations diplomatiques que pour l’affaire libyenne avec une mise en scène quotidienne des horreurs perpétrées par le régime syrien. Il est évident que Bachar el Assad et le premier cercle de la communauté alaouite qu’il représente [1] ne sont pas des démocrates et que la défense de leurs intérêts passe par une démonstration de force impitoyable, comme cela l’a toujours été au Levant. Pour autant ce serait un leurre que de prendre ses opposants pour des démocrates et leurs pratiques sur le terrain laissent augurer les mêmes chaos politiques qu’en Libye [2]. Une fois de plus la saturation médiatique autour des gesticulations de nos émissaires empêche toute réflexion approfondie alors qu’une multitude de zones d’ombres et d’agendas cachés interpellent les praticiens de ce terrain complexe et sensible qu’est le Proche-Orient.
A priori il est entendu dans toutes les chancelleries occidentales que cette affaire syrienne devrait être réglée rapidement, que les jours du « dictateur » Bachar el Assad sont comptés et qu’un changement de gouvernance est imminent. Les relais du CNS (Conseil national syrien) à Istanbul ne cessent d’abonder en ce sens en mettant en scène avec Al Jazeera les victoires de l’ASL [3] sur le terrain à Alep ainsi que les défections de dirigeants (la plupart du temps sunnites) à Damas. Une fois de plus, personne n’évoque l’environnement de ces quelques dirigeants du CNS, très proches des frères musulmans, qui sont sponsorisés par des financements du Qatar et des pétromonarchies, cela avec la bénédiction de nos chancelleries... Le dossier syrien n’échappe pas à la règle des opérations géopolitiques et cristallise toutes les formes possibles de désinformation et de manipulation. Etant donné que les jeux d’acteurs sont denses et complexes, autant dire que ces formes de guerre psychologique se jouent à plusieurs degrés souvent indéchiffrables pour un observateur non averti aux subtilités orientales.
Pour ceux qui se situent dans l’alignement de la diplomatie américaine, il n’y a plus l’ombre d’un doute : au nom de la démocratie, la dynastie alaouite qui règne à Damas doit subir le même sort que celui réservé depuis quelques années aux despotes et tyrans qui sévissent depuis 30 ans au sein du monde arabo-musulman. Rappelons discrètement que l’Occident a soutenu ou entretenu des relations très ambigües avec tous ces régimes qui garantissaient d’une certaine façon nos intérêts stratégiques aux lendemains de la Guerre froide (1947-1990). Dans ce contexte, nous n’avons pas été très regardants sur les pratiques des partis baas irakiens et syriens face à l’Iran et au Liban dans les années 1980… A présent il est clair que nous sommes entrés dans un autre jeu de rôles et qu’il faut faire évoluer les castings politiques face à des sociétés qui aspirent à la fois à une certaine modernité, à plus de décence et à d’autres modes de gouvernance. De Saddam Hussein jusqu’à Mouammar Kadhafi, en passant par tous les népotismes locaux en Tunisie, en Egypte, nous assistons au même processus de destitution des pouvoirs en place avec une délégation de maitrise d’œuvre ambigüe aux pétromonarchies, dont tout le monde connait l’appétence démocratique, notamment l’Arabie saoudite avec le wahhabisme … L’islamisation en cours de tous ces régimes est loin d’être rassurante et parait de plus en plus éloignée des souhaits schizophrènes de nos chantres des droits de l’homme, qui verrouillent les plateaux de télévision, ou des discours pontifiants de nos ministres des Affaires étrangères qui se complaisent dans des litanies humanitaires que nous connaissons trop bien face aux drames humains qui se jouent sur le terrain.
Pour autant le « chemin de Damas » semble plus difficile à conquérir qu’il n’y parait, et la résistance de Bachar el Assad ne surprend guère les experts de la région. Ces derniers n’ont cessé de rappeler à tous nos dirigeants pressés, voire naïfs, et souvent incultes que la Syrie n’était pas la Libye et qu’il ne fallait pas s’imaginer qu’il suffirait de faire un copier-coller diplomatico-militaire pour régler la question en quelques semaines dans la perspective des échéances électorales des uns et des autres [4]. La politique de la canonnière a ses limites. Nous ne sommes plus à l’époque du général Sarrail, lorsqu’en 1920 Haut Commissaire au Levant, il envoya un corps expéditionnaire français, commandé par Gouraud, pour disperser les troupes de Fayçal sur la route de Damas… Bien que le contexte soit différent, une étude de cette campagne de Syrie, de la révolte des druzes, du mandat français et de ses conséquences encore très présentes dans le fonctionnement des communautarismes locaux, pourrait nous inciter à beaucoup plus d’humilité et de prudence dans les planifications en cours…
Rappelons que la Syrie constitue un verrou géographique stratégique qui a toujours été convoité par les puissances impériales ottomane, perse, russe, et qui n’est pas inconnu de la Chine [5] . Ces puissances régionales s’efforcent de retrouver un rôle de premier plan sur le plan géostratégique et nul ne peux plus sous-estimer leurs ambitions et leur volontarisme face aux puissances occidentales. Ce dossier syrien constitue une opportunité pour ouvrir des pages d’histoires fermées depuis un siècle. En effet, la vieille Europe impériale, au travers des accords Sykes-Picot [6] en 1916, puis les Etats-Unis au travers du pacte de Quincy [7] en 1945, ont administré le Proche et Moyen-Orient au cours du XXème siècle en démantelant l’empire ottoman, en canalisant les nationalismes arabes, en divisant pour régner, en installant l’Etat d’Israël et en imposant au monde entier un contrôle sans concession de l’accès aux ressources énergétiques. Il est clair que l’Occident peut encore s’abriter derrière une certaine suffisance militaire avec la surpuissance américaine, elle-même garantie par l’efficience des technologies israéliennes [8] et la complaisance européenne. Mais pour Ankara, Téhéran et Moscou il s’est passé beaucoup de choses depuis les Balkans, surtout avec le Kosovo, puis avec la Géorgie et depuis un an avec les révoltes arabes. Tous ont compris qu’il y a avait de nouvelles fenêtres de tir à exploiter juridiquement et diplomatiquement. D’autant que l’autorité de nos diplomaties s’est érodée au fil du temps avec des opinions publiques et des gouvernants qui ne sont plus prêts à mourir pour des idées d’un autre siècle. Par ailleurs, nos alliances de circonstances avec le monde sunnite, notamment avec des pétromonarchies vieillissantes, pour garantir la sécurité de nos approvisionnements énergétiques, sont de plus en plus fragiles. Enfin, l’intensité de la crise financière actuelle obère durablement nos capacités de projection de puissance avec des politiques qui sont de plus en plus engluées dans une crise de modèle sans précédent doublée d’un repli identitaire qui alimentent des populismes sans issues.
Pour Vladimir Poutine, qui administre désormais la première puissance pétrolière et gazière mondiale [9], les règles du jeu issues de Yalta ne sont plus d’actualité. La remontée du barycentre du management de l’énergie fossile au nord de la Mésopotamie avec la concurrence des gisements de l’Asie centrale, du Kurdistan, du Caucase et aussi de la méditerranée orientale avec les récentes découvertes au large de la Syrie, de Chypre, du Liban et d’Israël modifient considérablement la donne… Pour les chinois qui sont discrètement en arrière plan il en est de même. Fin connaisseur de ce terminal de la route de la soie, qui est devenu en quelques années le réservoir stratégique de leurs approvisionnements en pétrole et gaz, Pékin a de plus en plus de mal à admettre cette prétention occidentale à vouloir contrôler un « grand Moyen-Orient » dont il redéfinirait une fois de plus, avec comme sponsors l’Arabie saoudite et le Qatar, les contours et les conditions d’accessibilité au travers de quelques révolutions de palais. Il suffit de regarder une carte des tracés des pipe-lines pour comprendre les enjeux du « chemin de Damas ». La bascule de notre sécurité énergétique de la péninsule arabique vers l’Asie centrale, et demain vers l’Arctique, modifie considérablement les jeux d’alliance pour les 30 prochaines années, surtout en pleine transition énergétique avec une Chine et une Europe (surtout l’Allemagne avec sa sortie du nucléaire) qui sont très dépendantes des énergies fossiles. Moscou, Istanbul et Téhéran connaissent parfaitement cet agenda et nul ne doit oublier qu’ils contrôlent physiquement ce verrou géostratégique. Rien ne pourra se faire sans eux ou en les ignorant !
De fait, les discours sur la démocratie et les errements de la gouvernance de la minorité alaouite ne constituent que des prétextes qui masquent d’autres calendriers plus déterminants sur le moyen-terme. Dans cette perspective les vétos russe et chinois prennent une autre dimension. L’arrivée très médiatique de la flotte russe à Tartous et la montée en puissance régionale d’une militarisation conséquente sur les flancs turcs et perses sont à prendre très au sérieux. L’instrumentalisation des kurdes, des composantes libanaises dont le Hezbollah, les minorités chrétiennes et druzes ne sont pas marginales. La mobilisation de la population et de l’armée israélienne sont suffisamment éloquentes pour arrêter de considérer la situation au même niveau que l’affaire libyenne… Nous sommes sur d’autres paradigmes qui peuvent nous emmener sur des conséquences infiniment plus graves en termes de conflictualité. L’occurrence d’un risque de nouvelle guerre mondiale n’est plus à écarter compte tenu de la radicalisation de certains acteurs, notamment d’Israël.
Sur ce dossier, la géographie commande, l’histoire dimensionne les jeux d’acteurs, l’énergie est l’une des clés des affrontements à venir, mais la résolution de cette crise ne peut passer que par la maîtrise des subtilités culturelles de la région. Le piège serait d’aborder le contexte syrien avec une approche trop rationnelle et dialectique : les grandes puissances contre les communautarismes locaux, les bons contre les méchants, les sunnites contre les chiites, les grandes composantes religieuses contre les minorités. Au Levant, tout est à la fois simple et compliqué. Tout est à la fois précis et enchevêtré. Tout est à la fois formalisé et dissimulé. Tout est à la fois limpide et paradoxal. Tous les acteurs locaux usent et abusent de cette complexité en utilisant tous les stratagèmes que le monde sémitique connait bien, à commencer par les israéliens pour qui c’est une question de survivance… De la main tendue au mensonge, de l’alliance à la trahison, de la force à la ruse, tout est bon pour garantir et sauvegarder sa zone de pouvoir tribale, clanique, territoriale, confessionnelle. La démocratie, dans ces jeux d’acteurs très denses, mouvants et indéchiffrables, ne constitue qu’une illusion occidentale, un tigre de papier pour les chinois, qui n’intéresse personne localement, sinon quelques exilés syriens à Londres, à Paris, à Washington qui plastronnent sur les plateaux TV et qui ont abandonné depuis longtemps les rues de Damas.
Pour le moment le jeu est bloqué stratégiquement au Conseil de sécurité par la Chine et la Russie qui exigent que de nouvelles règles du jeu soient mises en œuvre autour de l’équilibre des puissances et surtout de la gestion de la sécurité énergétique mondiale. Pour cela, elles disposent d’un premier niveau de confrontation locale que le régime alaouite sait très bien manipuler avec sa proximité culturelle avec Téhéran mais aussi historique et géographique avec Istanbul. Pour les Etats-Unis, ses alliés soumis de l’OTAN et ses partenaires sunnites de la péninsule arabique, une redéfinition des règles n’est absolument pas envisageable, ni même imaginable. « Le Grand Moyen-Orient n’est pas négociable ! » telle est la position des responsables américains. De fait, les lobbies à Washington se battent sur les postures à privilégier pour tenir coûte que coûte le terrain. La posture de la guerre subversive tend à étendre la démocratie au sein du monde arabo-musulman au travers de la stratégie du « smart power ». Elle est portée de façon emblématique par les réseaux sociaux mais aussi par le Département d’Etat et plus discrètement par la CIA… La posture de la guerre préventive, dans le sillages des opérations en Irak et en Afghanistan, tend à défendre le monde « judéo-chrétien » contre les « dangers civilisationnels » portés par un « mal » incarné au sein de l’Islam par des dirigeants tel Mahmoud Ahmadinejad en Iran ou par les réseaux Al Qaida au Yémen, les talibans en Afghanistan, AQMI au Sahel etc.… Elle est soutenue par les réseaux très complexes du complexe militaro-industriel.
Les premiers, plutôt proches d’Obama privilégient des approches en souplesse, avec le concours des Nations unies même si elles essuient des échecs notoires. Ils jouent le temps, que ce soit dans leurs négociations avec Téhéran autour du dossier nucléaire, ou avec Ankara sur la maîtrise des jeux communautaires en essayant de doser les équilibres entre les minorités, les frères musulmans et les acteurs locaux. Les seconds plus proches des néoconservateurs américains, européens et surtout israéliens, privilégient une intervention armée immédiate en focalisant la stigmatisation de la menace sur le nucléaire iranien via la promotion d’une économie de guerre basée sur la planche à billets. Ils privilégient sur le plan tactique l’installation de situations chaotiques qui justifient l’imposition de nouvelles formes de « mandats », plutôt privatifs, tels qu’on les voit désormais à Bagdad, à Kaboul mais aussi en Afrique subsaharienne derrière les opérations de l’Africa Command [10].
Tout ceci se joue dans un contexte très instable sur le plan de la gouvernance mondiale : les américains entrent en pleine campagne présidentielle dont l’échéance est en novembre 2012 ; les chinois entament leur XVIIIème congrès du Parti communiste qui doit entériner en octobre 2012 le choix d’une nouvelle équipe ; l’Allemagne est engagée dans un processus électoral pour l’automne 2013 avec des tensions déjà très fortes sur l’avenir de l’Euro face à la crise bancaire et à l’insolvabilité des dettes souveraines des pays du sud de l’Europe ; l’Iran entre également en campagne pour des élections présidentielles décisives en juin 2013, de même qu’Israël où Netanyahu a annoncé des élections législatives anticipées en septembre prochain pour une législature qui s’achève en octobre 2013, élections qui devraient conforter le Likoud. En arrière plan, l’Otan organise son départ d’Afghanistan avec un bilan mitigé et l’Occident se trouve confronté suite à l’affaire libyenne à une implosion du Sahel. Seuls Poutine et Erdogan restent sereins dans cet agenda assez exceptionnel. Ils ont désormais toute latitude pour affirmer davantage leur autorité. Les monarchies du Golfe sont également libres de leurs mouvements, puisqu’elles ne sont pas contraintes par des échéances démocratiques… Seules les tensions actuelles sur le prix du pétrole et sur les logiques de production pourraient les contrarier.
Tout se joue aussi avec des jeux locaux et régionaux très ambigus : Israël, qui fustige le danger iranien, n’a paradoxalement aucun intérêt au départ de Bachar el Assad (qui entrainerait un chaos en Syrie avec la mise en place d’un gouvernement composite islamiste piloté par les frères musulmans et les sunnites, émules du wahhabisme du Golfe). Cela provoquerait une radicalisation des postures des composantes hezbollah sur le sud Liban (qui ne pourraient que s’allier avec les minorités chrétiennes et druzes contre les sunnites, générant une nouvelle guerre civile au Liban) et légitimerait une radicalisation encore plus forte des mouvances islamistes au sein du Hamas en Cisjordanie et à Gaza. Que dire des conséquences au Caire dont personne ne peut augurer la stratégie à terme vis-à-vis d’Israël dans un tel contexte… A Tel-Aviv, on admet volontiers qu’ un adversaire que l’on connait bien, comme la dynastie alaouite à Damas ou la menace nucléaire à Téhéran, vaut mieux qu’une multitude de dangers protéiformes avec des guerres civiles anarchiques entre composantes islamiques sur le pourtour d’Israël : de Beyrouth au Caire en passant par Damas, Aman, Bagdad.… Le risque majeur pour Israël n’est pas l’installation par le Département d’Etat d’un grand Moyen-Orient sunnite qui servirait de glacis face à un Iran Chiite, dont on voit bien actuellement les limites à Bagdad…, mais bien d’un chapelet de guerres civiles sur toutes ses frontières avec un risque de contagion à l’intérieur même d’Israël. Au regard de la menace de destruction massive, pour le moment très maîtrisée, que représente le risque nucléaire iranien, on perçoit bien au-delà l’affaire syrienne un risque de destruction rampante et insidieuse bien plus dangereux pour la survie d’Israël à terme sur son propre territoire.
Si Bachar el Assad représentait un danger majeur pour Israël, il est évident que son aviation et ses chars auraient été cloués au sol en 48 h. par Tsahal. Or, ce n’est pas le cas, le régime syrien détient toujours la maîtrise du ciel et de ses armements lourds, malgré les agitations de Madame H. Clinton et les pressions du Qatar pour qu’une exclusion arienne soit décidée par le Conseil de sécurité. La rencontre Netanyahu-Poutine en juin 2012 est dans ce contexte très intéressante à décrypter [11], lorsque le président russe précise au Premier ministre israélien : « Regardez ce qui est arrivé aux Américains en Afghanistan et en Irak. … L’Irak a un régime pro-iranien, après tout ce qui s’est passé là-bas. Les choses doivent être pensées à l’avance avant de faire quelque chose qu’on regrettera plus tard… Il ne faut pas agir prématurément. [12] ». Là aussi, il est clair que Vladimir Poutine n’a pas intérêt à voir s’installer une multitude de guerres civiles avec des chaos tribaux et religieux (comme celui engendré en Libye) au Caucase et en Asie centrale. Il semble évident qu’Israël, comme la Russie, ont intérêt à faire bouger subtilement et rapidement le jeu interne iranien pour rééquilibrer la montée en puissance turque afin de contenir les prétentions des sunnites au travers des frères musulmans, des mouvances d’Al Qaida et de l’activisme qatari sur la zone.
C’est sûrement la conclusion qu’en ont tiré le Mossad, le FSB et d’autres services occidentaux conscients de l’urgence de savoir composer avec le temps mais aussi avec toutes les subtilités culturelles sur le terrain en évitant de tomber dans le piège d’une intervention militaire intempestive. Tout cela ne va pas forcément dans le sens des planifications de Washington. Pour autant, force est de constater que depuis le 11 septembre 2001 rien n’a été vraiment dans le sens des planifications de Washington. Il suffit de regarder les résultats en Irak avec un pouvoir chiite à Bagdad, et un retour évident des talibans à Kaboul après le départ de l’Otan… Telle n’est pas nécessairement la conviction d’autres cénacles qui ont d’autres agendas et qui privilégient toujours l’option militaire depuis une quinzaine d’années. Certains sont prêts à forcer la main à Obama et à l’OTAN, comme ce fut le cas pour la Libye, afin d’ouvrir de nouvelles boites de Pandore où le religieux sera de nouveau instrumentalisé avec des résultats désastreux que nous connaissons, tant pour les populations concernées que pour la sécurité mondiale. En stigmatisant actuellement le sunnisme contre le chiisme, l’islamisme radical contre toutes ces minorités qui façonnent la longue histoire du Proche-Orient en jouant sur la question civilisationnelle [13], ces cénacles jusqu’au-boutistes peuvent déclencher autre chose qu’une guerre régionale…
Bachar el Assad sait tout cela. Le roi Abdallah II de Jordanie, héritier des Hachémites, comme le roi Mohammed VI au Maroc aussi. N’oublions pas que le roi du Maroc a des racines alaouites, qui n’ont rien à voir avec les syriennes [14], et qu’il est la cible des mouvances islamiques, notamment d’AQMI (qui remettent en cause sa légitimité sur le rite malékite sahélien). Les deux monarques savent qu’ils peuvent être les prochains à essuyer les conséquences collatérales de ces déstabilisations géostratégiques au sein du monde arabo-musulman. Ouvrir une nouvelle fois la boîte de Pandore islamique, avec une nouvelle intervention armée, sous prétexte qu’elle nous garantirait momentanément notre sécurité énergétique, alors même qu’en Occident nous traversons une crise considérable dont nous n’avons pas l’antidote, pourrait s’avérer très grave. La vraie question qui est sous-jacente derrière l’éviction de Bachar el Assad, et demain derrière l’éventuelle déstabilisation par effets collatéraux des monarchies jordaniennes et marocaines, est celle de l’émergence d’un conflit religieux institutionnalisé entre sunnites et chiites qui pourrait mettre l’économie mondiale à genoux en bloquant les approvisionnements pétroliers et gaziers sur Ormuz et sur le Caucase et déclencher dans la foulée une nouvelle guerre mondiale, dont l’Occident ne sortira pas forcément gagnant face aux nouveaux empires émergents russe, perse, chinois… mais aussi indien, lesquels n’admettront pas d’être pris en otage.
C’est pour cela que beaucoup conseillent aux chancelleries de renouer avec les vieilles techniques de la Guerre froide et ainsi geler la situation en « pourrissant » les jeux d’acteurs afin de tenir le terrain avec le minimum d’énergie. Diviser pour régner, ce que l’Occident a fait pendant tout le XXème siècle… Ce n’est clairement pas dans l’idée de manœuvre d’Erdogan, de Poutine ou de Netanyahu, comme de la nouvelle équipe chinoise qui émergera en octobre 2012. Tous ont une autre éducation plus offensive avec une vision plus affirmée de leur avenir géostratégique. Il suffit de comparer les cursus très militarisés de Poutine, Netanyahu, Barak, Ahmadinejad et très militant d’Erdogan à celui de nos dirigeants européens très policés et peu charismatiques pour se rendre compte que nous sommes sur un risque majeur de casting politique. Ces « durs » dans le jeu syrien n’ont pas peur des faiblesses occidentales, elles sont au contraires dimensionnantes pour justifier leurs décisions de faire bouger les lignes en prenant des risques inconcevables pour les démocraties occidentales. Ils placent désormais leur survie mais aussi l’avenir de leurs pays à un autre niveau que celui de l’Europe impuissante ou de l’Amérique affaiblie. Ils savent jouer l’effet de surprise et Poutine en Géorgie en a fait une démonstration implacable en pleine inauguration des jeux olympiques à Pékin (2008). Dans ce contexte nous devrions réfléchir un peu plus au sort de la Grèce, et entre autre à celui de Chypre, dans un scénario d’exclusion de l’Euro et de radicalisation des positions de ces jeux d’acteurs locaux sur la Méditerranée orientale…
Au milieu de tout cet imbroglio régional, l’avenir d’Israël et le destin de Jérusalem, lieu saint pour tous les monothéismes, constituent sûrement la clé stratégique de cette boîte noire que constitue l’énigme syrienne. Dans tout cela, le sort de Bachar el Assad et toute sa confrérie ne serait qu’anecdotique s’il n’y avait les massacres dont sa famille et proches sont responsables depuis des décennies. Mais qu’en sera-t-il demain lors de l’avènement de groupes armés salafistes qui auront pris le pouvoir au travers d’une guerre civile avec son lot de liquidations confessionnelles et d’épuration ethnique ? C’est l’argument qui prévaut à Tel-Aviv, l’expérience des laboratoires de Beyrouth, puis de Gaza et de Cisjordanie, se passent de tous commentaires pour ceux qui connaissent ces terrains.
Face à cette équation syrienne, les grandes puissances occidentales sont face à une impasse stratégique, politique et juridique et laissent leurs services secrets et forces spéciales œuvrer discrètement sur le terrain aux côtés des « insurgés » pour gérer une prise de Damas en souplesse…. L’ONU va d’échec en échec, la situation lui échappant à tous niveaux. Il en est de même pour la Ligue arabe ou pour l’OCI. Seuls les grands acteurs régionaux et locaux maîtrisent pour le moment leurs intérêts immédiats et à moyen terme qui ne sont pas forcément convergents avec ceux de Washington, de Bruxelles, de Londres ou de Paris. Le furent-ils dans le passé ? Uniquement parce que les contraintes militaires et politiques les ont obligés à se soumettre à des règles du jeu que l’Occident a maîtrisées fermement. Pour autant est ce toujours le cas aujourd’hui ? L’illusion des victoires américaines en Irak, en Afghanistan, la pagaille en Libye, les inconnues sur l’ensemble du monde arabo-musulman, l’extrême faiblesse institutionnelle et sécuritaire des pétromonarchies laissent penser que nous entrons dans d’autres scénarios. Seuls les israéliens ont parfaitement identifié les vrais enjeux sur le moyen terme : ceux où l’empire ottoman pourrait reprendre toute sa place, où la Perse s’affirmerait de nouveau, où la Russie redeviendrait incontournable face à une Chine et une Inde qui vont dominer la géopolitique du XXIème siècle. La route de Damas n’est qu’un prétexte pour ouvrir de nouvelles pages d’histoire que les monothéismes issus de l’ancien testament connaissent bien. Mais pour cela il faut accepter de se plonger un peu plus dans cette histoire du Levant et du Proche-Orient et d’arrêter de se laisser désinformer quotidiennement par des officines, tels l’OSDH [15], dont les intérêts et la finalité ne sont pas des plus pacifiques.
Entre d’un côté le retour d’une nouvelle forme de Guerre froide que certains préconisent entre Etats-Unis et Chine, avec une instrumentalisation d’acteurs régionaux autour de points de fixation comme le fut et pourrait encore l’être la Syrie pour les turcs, les russes et les iraniens, et d’un autre côté des coups d’éclats spectaculaires qui surprendraient nos chancelleries en pleines périodes électorales, en plein crash de l’Euro, que peut-il se passer ? Il est évident que la période entre le 15 septembre 2012 et le Thanksgiving (22 novembre 2012) [16] est celle de tous les dangers. L’Occident apparait affaibli, divisé, déstabilisé dans ses stratégies de résolution de ses propres crises internes et en repli sur ses stratégies de projection de puissance face à un Orient qui se « poutinise » dans ses postures aussi bien à Ankara, qu’à Téhéran ou à Jérusalem. Face à cet échiquier très déséquilibré dans ses postures, la Chine silencieuse compte les points et attend le moment opportun pour convier tout le monde à de nouvelles règles du jeu qu’elle imposera. Il suffit d’observer comment elle manœuvre depuis 5 ans autour de la crise de liquidités que traverse notamment l’Europe pour voir comment elle pourrait se positionner demain (avec ses compagnies pétrolières et ses fonds souverains) sur de nouveaux jeux géostratégiques aux côtés des turcs, des russes et des iraniens, notamment autour de la question énergétique qui se situe au cœur de cette énigme syrienne. Maintenant cette conclusion reste encore trop rationnelle et pour rester fidèles à Aristote n’oublions jamais sur cette énigme syrienne que : « la surprise est l’épreuve du vrai courage [17] ». Le Levant peut en effet nous réserver encore des rebondissements.
Manuscrit clos le 24 août 2012
Copyright Août 2012-Guilhou/Diploweb.com
Plus
. Voir le site de Xavier Guilhou Voir
. Voir un article de Gérard Chaliand, "Syrie. Guérilla urbaine" Voir
. Voir l’entretien de Romain Aby avec Isabelle Feuerstoss, "Syrie : relecture de la crise" Voir
Spécialiste de la prévention des risques, du pilotage des crises et de l’aide à la décision stratégique. CEO XAG Conseil
[1] La communauté alaouite en Syrie représente 2 millions de personnes sur les 22 millions de syriens. Le pays compte 74 % de musulmans sunnites, 16 % de musulmans chiites (dont 11 % d’alaouites et 3 % de Druzes), et 10 % de chrétiens.
[2] Rappelons qu’en 1980 un commando de Frères musulmans a massacré 80 cadets alaouites à l’arme blanche en application d’une fatwa d’Ibn Taymiyya et qu’en 1982, la population de Hama, à majorité sunnite, menée par 150 officiers, s’est insurgé contre le pouvoir en place suite à l’arrestation d’imams fondamentalistes. Les forces armées syriennes conduites par Rifaat el Assad ont bombardé la ville 27 jours durant. Un tiers de la ville a été détruite et l’on a compté entre 10 et 20 000 morts. Ces événements ont été occultés par la guerre du Liban. Le massacre de Hama a signé l’échec de l’insurrection des Frères musulmans en Syrie, qui furent condamnés à l’exil.
[3] ASL : Armée syrienne libre
[4] Cf. l’excellente conférence d’Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité de la DGSE, le 27 juin 2012 auprès de l’AR 29 de l’IHEDN. islamisation.fr/archive/2012/08/07/conerence-d-alain-chouet-ex-directeur-de-la-dgse-sur-les-rev.html
[5] Lire José Frèches, « L’impératrice de la soie », éd. Pocket, 2004.
[6] Les accords Sykes-Picot, sont des accords secrets signés le 16 mai 1916, entre la France et la Grande-Bretagne (avec l’aval des Russes et des Italiens), prévoyant le partage du Moyen-Orient à la fin de la guerre (espace compris entre la mer Noire, la mer Méditerranée, la mer Rouge, l’océan Indien et la mer Caspienne) en zones d’influence entre ces puissances, dans le but de contrer des revendications ottoman.
[7] Le Pacte de Quincy a été scellé en février 1945 sur le croiseur USS Quincy (en) entre le roi Ibn Séoud, fondateur du royaume d’Arabie saoudite, et le président américain Franklin Roosevelt, de retour de la conférence de Yalta. Voir aussi de Christian Destremau « le Moyen orient pendant la seconde guerre mondiale », éd. Perrin, 2011.
[8] Le secteur israélien des communications est reconnu comme le deuxième pôle mondial de communication le plus important après la Silicon Valley aux États-Unis (avec des entreprises de technologie multinationales comme Cisco, IBM, HP, Intel, Microsoft et Google, qui investissent massivement dans la R-D en Israël). Les technologies de l’information et des communications très sensibles, notamment pour les systèmes d’armes américains dont les drones– qui ont crû à un rythme de près de 11 % par année depuis 10 ans – représentent près de 20 % de la valeur ajoutée produite par Israël.
[9] Au terme du premier semestre de 2012, la Russie arrive toujours en tête du classement des pays producteurs de pétrole, suivie de près par l’Arabie saoudite et les Etats-Unis. Le top 10 comprend également la Chine, le Canada, l’Iran, le Mexique, l’Irak, le Koweït et le Brésil.
[10] africom.mil
[11] N’oublions pas que les Russes conseillent les iraniens pour la centrale nucléaire de Bushehr et que les israéliens ont admis avoir mené des opérations de guerre cybernétique sans précédent pour neutraliser les centrifugeuses des centrales nucléaires iraniennes.
[12] israel-flash.com/2012/06/vladimir-poutine-en-israel-declarations-photos/#axzz23ywrXy2X
[13] Voir de Georges Corm : « la question religieuse au XXIe siècle » Coll. La Découverte/poche et « la Guerre des Dieux » géopolitique de la spiritualité de Ardavan Amir-Aslani, éd. Nouveau monde, 2011
[14] Les Alaouites du royaume chérifien, comme sa Majesté Mohammed VI, sont des descendants du Prophète Mahomet par sa fille Fatima et son cousin et gendre Ali Ibn Abi Talib. Originaire de Yanbo’ (littéralement, « la source ») en Arabie Saoudite, leur ancêtre, Hassan al-Dakhil, arrive à Tafilalet au début du XIIIe siècle, sous le règne du sultan mérinide Abou Yaqoub Youssef (1236-1307). Sa famille, vu son illustre ascendance, y jouit dès lors des égards dignes de son rang. C’est Moulay Chérif (1631-1636) qui, dans un Maroc secoué par les troubles que l’autorité saâdienne avait du mal à éradiquer, fut le premier Alaouite à tenir tête au pouvoir en place. Porté au pouvoir en 1631 par les habitants de Tafilalet eux-mêmes, notamment sous la menace de la zaouïa de Dila, il fut le fondateur de l’actuelle dynastie alaouite qui, depuis, règne sur le royaume chérifien. Quant aux Alaouites comme Bachar el-Assad, leurs origines remontent à Mouhammad Ibn Nouçeyr al-Namîri al-’Abdi (mort en 884), qui profita du déclin du califat chiite de l’époque pour fonder une nouvelle religion, le babisme, dont la doctrine reposerait sur une révélation du onzième imam chiite Hassan al-Askari (mort en 874). Les Alaouites de Syrie sont aussi connus sous le nom de Nousseyris, ceux-là mêmes qui devaient au XIIIe siècle, annexer les Nizariens du Jabal Bahra (massif montagneux au nord de la Syrie) dont ils confisquent le territoire à l’arrivée des Mongols.
[15] ODSH : Office Syrien des Droits de l’Homme.
[16] L’agenda est très contraint avec le 12 septembre 2012 la décision de la cour constitutionnelle allemande sur La légalité du FESF, le 15 septembre l’émission d’un nouveau QE2 aux Etats-Unis, le 15 octobre 2012 l’élection lors du 18eme Congrès du Parti communiste chinois du nouveau Comité Central et du nouveau Secrétaire Général, le 6 novembre l’élection du nouveau président des Etats-Unis.
[17] Aristote, « Ethique à Nicomaque »
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Date de publication / Date of publication : 25 août 2012
Titre de l'article / Article title : L’énigme syrienne
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Géopolitique de la Syrie. Face à la crise syrienne, l’Occident apparait affaibli, divisé, déstabilisé dans ses stratégies de résolution de ses propres crises internes et en repli sur ses stratégies de projection de puissance face à un Orient qui se « poutinise » dans ses postures aussi bien à Ankara, qu’à Téhéran ou à Jérusalem, explique X. Guilhou.
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