Comment s’organise le champ politique tunisien ? Le Professeur Khalifa Chater nous livre depuis Tunis son analyse des dynamiques en cours. Les élections pour désigner une assemblée chargée de rédiger une nouvelle Constitution, initialement prévues pour le 24 juillet, ont été repoussées au 23 octobre 2011.
PRECAUTION épistémologique préalable, peut-on parler d’une Tunisie post-révolutionnaire ? Déclenchés par le suicide par le feu d’un chômeur à Sidi Bouzid (17 décembre 2010) dans la Tunisie centrale méridionale, les contestations populaires, les sit in et les attaques des institutions gouvernementales locales exprimaient le raz le bol d’une jeunesse désœuvrée et souvent instruite. Ce mouvement fut ensuite relayé par des manifestations urbaines, critiquant le régime de dictature et dénonçant le clientélisme. Les contestataires demandaient au Président de la République de « dégager ». Est-ce que le départ de Zein al-Abidine Ben Ali (le 14 janvier 2011) impliquait un changement de la nature de l’Etat ? Est-ce qu’il mettait à l’ordre du jour une relève de la classe politique et de ses assises sociales ? D’ailleurs, les revendications des contestataires n’avaient pas l’ambition d’une révolution socio-économique ou d’une sédition ethnique ou intégriste. Point de slogans religieux ou idéologique, les contestataires inscrivaient les doléances, dans le cadre de l’idéologie libérale exigeant une réhabilitation du citoyen et une défense de ses droits politiques, économiques et sociaux. Ultime revendication, le rejet du clan prédateur du Président Ben Ali et de sa clientèle familiale. Mais l’ordre social n’est guère contesté. Le remplacement de Ben Ali, par le Premier ministre Mohamed Ganouchi (application de l’article 56 de la Constitution, se référant à une absence provisoire), le 14 janvier 2011, l’investiture de Fouad Mbazza, le Président du Parlement, pour assurer la transition (application de l’article 57, se référant à une destitution de Ben Ali) et le remaniement ministériel [1], en conséquence, devaient assurer un changement dans la continuité et inaugurer une ère de transition démocratique.
La rue devait cependant remettre en cause cet équilibre fragile. Moins de 24 heures après sa formation, plusieurs ministres, dont certains venus de l’opposition, annoncent leur démission, considérant que le cabinet ne respecte pas « la volonté du peuple ». Les sit in de la jeunesse à la Casbah de Tunis (fin janvier 2011) demanda et obtint un remaniement excluant les ministres du RCD, l’ancien parti au pouvoir. Le deuxième sit in (février 2011) demanda le changement du Premier ministre. Mohamed Ganouchi jeta l’éponge le 27 février 2011. Béji Caïd Es-Sebsi le remplaça et adopta la revendication des manifestants, en faveur de l’élection d’une Assemblée constituante. Il s’agirait plutôt d’un changement de régime.
Ces considérations révèlent les ambitions limitées de la contestation. Par commodité, nous adoptons le qualificatif post-révolutionnaire, comme repère de la Tunisie nouvelle qui se dessine dans l’horizon. Elle se construit progressivement par le réveil citoyen, dont les effets d’entraînement peuvent mettre à l’ordre du jour des scénarios d’évolution divers. Dans l’état actuel des choses, l’ouverture de l’horizon exclut tout blocage d’avenir, stratégique, tactique, idéologique ou simplement pragmatique. D’ailleurs, les différentes compositions de la population ont organisé régulièrement des grèves et des sit in. Ils présentent comme urgences, la solution des contentieux professionnels, des révisions de salaires, des mesures de promotion individuelles ou collectives. Ces mouvements ont suscité le blocage des institutions, la fragilisation de l’économie et de graves dérives sécuritaires [2]. Alors que les contestataires estimaient que le pouvoir trahissait la révolution, en défendant le statu quo, les défenseurs de l’ordre souhaitaient qu’on siffle la fin de la recréation.
Un futur inconnu, difficile à cerner ! Face aux multiples variantes possibles, nous ne pouvons qu’évoquer un premier bilan géopolitique, une identification provisoire, qui sera confirmée ou corrigée par les débats de la campagne électorale prochaine et les résultats des élections.
Le nombre élevé de partis reconnus (81) début juin 2011, en attendant l’étude de 131 nouvelles demandes rend difficile l’analyse de l’horizon politique. Ces partis sont difficiles à définir idéologiquement, étant donné leurs programmes généraux, soucieux de présenter des vues consensuelles. On dénombre cependant à la lecture de la première liste, présentant les caractéristiques annoncés par leurs dirigeants plusieurs tendances : 5 partis islamistes, 10 partis nationalistes, 5 partis libéraux, 5 partis du centre, 4 partis de gauche, 6 partis d’extrême gauche, 2 partis écologiques, 14 partis sans déterminations idéologiques affirmées. Les débats et les heurts sur scène permettent d’identifier une démarcation entre les partis islamistes, d’obédience salafite, passéiste et les mouvements libéraux, plus ou moins acquis au projet de société moderniste et à la parité entre hommes et femmes. La célébration de l’anniversaire de la mort de Habib Bourguiba, le fondateur de la Tunisie nouvelle, a révélé un grand attachement au leader charismatique. Des analystes évoquèrent un sentiment de fidélité sinon la recherche d’un père. D’autres font valoir plutôt un choix idéologique en faveur de la défense des acquis. Occulté par l’Establishment Ben Ali, Habib Bourguiba reparait sur la scène politique comme une référence servie par ses nouveaux lieutenants.
L’analyse de l’opinion publique et du débat entre protagonistes semble exclure l’existence d’une majorité monolithique, assurée par un parti influent, soutenu par des satellites. Le parti En-Nahdha, doté d’une grande organisation et - semble-t-il de puissants moyens - est souvent présenté par des observateurs hâtifs comme le grand vainqueur de la compétition électorale. En l’absence de sondages, il serait difficile d’accréditer une telle thèse. Nous notons cependant qu’il suscite une vraie peur de la société civile, qui craint le retour à la charia, une volonté d’inquisition, la mise en échec de la politique d’ouverture et la remise en question de l’option touristique, qui fait vivre le secteur hôtelier et l’artisanat. Soucieux de tranquilliser l’opinion, les islamistes eux-mêmes expliquent qu’ils assument le code du Statut Personnel et des acquis, légitimé par l’Ijtihad, la prise en compte des exigences du contexte. Mais la modération du discours et surtout son adaptation aux différents publics ne relativise point son idéologie salafite (passéiste). Fait certain, le mouvement intégriste international a dû réviser son dogme, en relation avec les effets du 11 septembre 2001, la gravité des dérives radicales et l’échec de l’expérience iranienne. En Tunisie, en-Nahdha ménage l’opinion tunisienne, qui a assumé les acquis de l’ère bourguibienne. Pouvait-elle envisager de remettre en cause les privilèges de l’élite féminine ? Constat d’évidence, les Tunisiennes de leur obédience peuvent mettre le voile mais pas renoncer à leurs droits.
Se détournant des confrontations idéologiques traditionnelles,- leurs inscriptions au centre, à la gauche ou à l’extrême gauche semblent formelles - les partis s’opposent sur la question de la prise en compte ou non de la dimension religieuse. La rédaction d’une nouvelle Constitution donne aux islamistes l’opportunité de défendre une définition musulmane du référentiel tunisien. Des citoyens de la société civile marquent leur préférence pour une société laïque. L’Association des Femmes Démocrates se mobilise pour la défense de l’émancipation féminine. L’Union Nationale des Femmes Tunisiennes, sortie de sa léthargie, depuis le départ de son équipe proche du pouvoir et la re-actualisation de son discours, peut jouer un rôle dynamique dans ce domaine.
Autre parti qui semble appelé à exercer une influence, le Parti Démocrate Progressiste (PDP), né en 1988 mais qui n’a jamais composé avec l’équipe Ben Ali. Il défend, à l’instar de la classe politique tunisienne la séparation des pouvoirs et il s’oppose à la Nahdha en refusant l’instrumentalisation de l’Islam, dans l’arène politique. Des analystes ont cependant mis en valeur le refus de l’un de ses responsables de condamner le nikab, le voile intégral, sans doute par une volonté de ménagement électoral. On relève en effet, que certaines de ses adhérentes ne portent pas le voile. Mais le nikab n’a-t-il pas une autre signification, dépassant la simple pratique religieuse, à savoir le statut de la femme dans la société ?
Le lancement du « Pôle Démocratique Moderniste », un groupement de partis politiques et d’initiatives citoyennes indépendantes, devait faire face au mouvement conservateur et vraisemblablement à En-Nahdha. Peut-on l’expliquer autrement, puisque le regroupement des partis de différentes tendances, centristes, gauchistes ou progressistes atteste que la défense de la modernité l’emporte sur l’option idéologique [3].
Faut-il sous-estimer les partis formés par des anciens dirigeants du parti unique le Rassemblement Constitutionnel Démocrate (RCD). Le parti "Al-Watan", a inauguré son action, sans rencontrer une grande audience. Le parti "l’initiative" ne s’est encore manifesté sur la scène. Un observateur averti relativiserait les ambitions de leurs dirigeants. Mais le RCD, comme appareil installé partout dans le pays, reste un acteur influent, par son alliance recherchée qui peut provoquer un changement de la donne.
La compétition électorale suscitera "un choc des ambitions" entre les personnalités politiques tunisiennes. Quel sera l’horizon géopolitique de la Tunisie post-révolutionnaire ? Un changement dans la continuité, incluant un rééquilibrage et des repositionnements serait plus vraisemblable. La Tunisie ayant assumé son projet moderniste, adopté une politique d’ouverture, ne peut se permettre d’opter pour une politique d’enfermement, d’ostracisme ou de passéisme. Société modèle et exception, dans l’aire arabe, elle maintiendra son discours fondateur. Dépourvue de richesse pétrolière, elle ne peut se permettre d’adopter des révisions déchirantes et des reniements. Sa géopolitique sera nécessairement le produit de son histoire et de sa géographie. On ne peut transgresser les enjeux du pays réel.
La politique de la Tunisie nouvelle traduira nécessairement les résultats électoraux et les programmes des vainqueurs, bien que nous estimons plus probable la formation d’un gouvernement d’union nationale, à la suite de l’échéance électorale. Mais la prudence nous inciterait cependant à rappeler que le corps électoral se détermine souvent par le sentiment du moment, les effets électoraux mais aussi par les états d’âme et les peurs de l’inconnu et des éventuelles dérives. La Tunisie nouvelle transgressera le statu quo mais évitera de traverser le Rubicond. Prudence sinon sagesse oblige.
Copyright Juin 2011-Chater/Diploweb.com
Professeur émérite d’Histoire moderne et contemporaine à la Faculté des Sciences humaines et Sociales, Université Tunis I. Président de l’Association des Etudes Internationales, Tunisie. Directeur de la revue Etudes Internationales, Tunis
[1] Le premier ministre sortant, Mohammed Ghannouchi, annonce le 17 janvier 2011, la composition d’un gouvernement d’union nationale. Trois chefs de l’opposition y font leur entrée tandis que six membres de l’ancien gouvernement, dont Mohammed Ghannouchi, sont reconduits.
[2] Prenons à titre d’exemple les événements du 6-7 mai 2011 déchaînés à la suite d’une interview d’un ancien ministre de l’intérieur, qui a critiqué le gouvernement. La reprise des manifestations fut accompagnée de scènes de pillages.
[3] Les 11 partis signataires du Pole Moderniste Démocratique : 1-Mouvement Ettajdid 2-Parti Socialiste de Gauche 3-Mouvement de la Citoyenneté et de la Justice 4-Parti Taliaa Arabe Démocratique 5-Front Populaire Unioniste 6-Union Populaire Républicaine 7-Parti la Voix du Centre 8-Parti du Travail Patriotique et Démocratique 9-Mouvement Patriotique et Démocratique 10-Tunisie Verte 11-Alliance Républicaine conférence de presse a été organisée le mardi 31 mai 2011).
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Date de publication / Date of publication : 29 juin 2011
Titre de l'article / Article title : La Tunisie post-révolutionnaire. Un premier bilan
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