Dans notre monde multipolaire, quelle sera non seulement la place de l’Inde mais aussi son image de marque ? Pour l’heure, elle bouge sans se renier. La crispation du nationalisme hindou l’a marquée, mais sans l’emporter face aux ajustements d’une tradition qui garde beaucoup des valeurs des pères fondateurs, de Nehru en particulier. Parmi toutes les « idées » de l’Inde qui sont en jeu, le paradigme nehruvien reste pour l’essentiel le plus pertinent. Adapté aux temps nouveaux, il cherche à combiner souci de l’indépendance nationale et ouverture au monde. A l’heure de la libéralisation de l’économie, il rappelle la nécessité d’une régulation étatique. Adepte de la démocratie politique, il peine toutefois à mettre en place la démocratie sociale, voire une social-démocratie.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter un article de Jean-Luc Racine, "L’inde : émergence ou renaissance ?", publié en décembre 2010 dans la revue Agir dans son n°44 consacré à l’Inde.
L’ASIE monte en puissance. Elle le fait par étapes, puisque le Japon amorce sa transformation dès 1868 en entrant dans l’ère Meiji avant de vaincre la Russie en 1905, et d’afficher son expansionnisme dans les années trente. Après 1945, il se relève de ses ruines, et devient une puissance économique majeure en une trentaine d’années, en jouant la carte de l’innovation. La Chine communiste entame après 1978 sa mue économique avec les « quatre modernisations » de Deng Xiao Ping. Suivent les « quatre dragons », baptisés alors « nouveaux pays industrialisés » : Corée du Sud, Taiwan, Singapour et Hong Kong. Une autre vague suivit, celle des « tigres asiatiques », nouveaux pays exportateurs, eux aussi maritimes : Indonésie, Thaïlande, Malaisie, Philippines, Brunei. Avec l’entrée en lice de l’Inde après l’inflexion de sa politique économique en 1991, c’est un double mouvement qui prend forme. D’une part l’Inde retrouve l’Asie : entendons par là qu’elle cesse d’être un entre-deux, un monde en soi, pour être prise en compte désormais tant pour elle-même que pour la place croissante qu’elle tient sur l’échiquier asiatique. Quand on pensait « Asie » il y a quinze ans dans les cercles économiques voire stratégiques, on pensait en fait Asie Pacifique. Désormais l’Inde est également prise en compte, et si la Chine tient sans conteste le devant de la scène, il est désormais banal d’entendre dire « la Chine et l’Inde… ». D’autre part, l’Inde commence à peser sur le système mondial. Son gouvernement appelle à des réformes du multilatéralisme mis en place au lendemain de la seconde guerre mondiale, tandis que ses entreprises les plus actives deviennent des multinationales.
L’Inde n’est pas encore une grande puissance, mais elle devient un acteur sur le grand théâtre du monde [1]. Le pays a changé son regard sur soi et son regard sur le monde. Le monde commence à changer sa vision de l’Inde. Cette perception est nouvelle. Elle est devenue commune depuis quelques années, quand le taux de croissance indien a dépassé les 8 % en 2003, puis les 9 % en 2005, trois ans de suite. Même après la crise, qui ralentit sa croissance en 2008, l’Inde en transition est bien un pays émergent. La dimension économique du mouvement n’est toutefois pas la seule, même si elle définit les fondations de l’Inde nouvelle. La montée en puissance s’appuie évidemment sur une dimension diplomatique et stratégique. Elle résulte aussi d’un mouvement des idées qu’il importe de replacer dans l’histoire de l’Inde du XX° siècle.
L’Inde indépendante s’est construite sur deux fondements. Le premier fut élaboré par le mouvement nationalisme indien en lutte contre l’Empire britannique. Porteuse d’une des plus brillantes civilisations de l’histoire, qui vit naître l’hindouisme et le bouddhisme, l’Inde fut aussi le haut lieu d’un islam bâtisseur, celui des grands Moghols, avant d’entrer dans un déclin relatif accéléré par l’essor des puissances maritimes européennes à compter du XVII° siècle. Passée sous la férule britannique, l’Inde du XIX° siècle se trouve assujettie, mais les ferments du renouveau commencent à agir. De grands réformateurs apparaissent. Ils s’efforcent de passer l’héritage de l’Inde au crible des Lumières, ou ils réaffirment, contre l’esprit missionnaire, la grandeur d’un hindouisme en mouvement. Colonisation oblige, l’Inde manque pour l’essentiel la révolution industrielle, mais pour autant des banquiers et des entrepreneurs s’ajustent aux nouveaux modes de production des richesses : la Compagnie Tata est fondée en 1868, la Bank of India en 1906, après une première tentative en 1864. Les premières universités, créées en 1857 à Calcutta, Bombay et Madras, contribuent à l’émergence d’une nouvelle élite moderniste anglophone, largement issue des castes traditionnellement dominantes. Une génération plus tard, cette élite manifeste la volonté d’être mieux reconnue par les autorités britanniques, et mieux associée aux cercles du pouvoir : le Congrès National Indien est fondé avec cet objectif en 1885. Cette posture élitiste et modérée prendra un tour nouveau avec le retour en Inde de Mohandas Karamchand Gandhi, dont le charisme et les stratégies de mobilisation donneront au mouvement une base populaire essentielle, en faveur de l’indépendance. Au fil des années 1920-1940, le mouvement nationaliste cherche à transcender les diversités linguistiques et religieuses de l’Inde. Il échoue en partie avec la partition de 1947 et la création du Pakistan. Il réussit pour l’essentiel avec la promulgation de la Constitution de 1950 qui demeure soixante ans plus tard, fût-ce avec quelques amendements, le texte fondateur de la République indienne.
Avec l’Indépendance, le second pilier de l’émergence de l’Inde est posé. Jawaharlal Nehru, premier ministre de 1947 à 1964, en est le bâtisseur en chef. L’Inde post-coloniale s’appuie, sous son impulsion, sur un quadruple paradigme : - politiquement, la démocratie parlementaire est de règle, - économiquement, l’Inde entend se construire derrière des barrières protectionnistes et donner à l’Etat un poids considérable dans la production de produits clés et de services décisifs, sans détruire pour autant le secteur privé, - diplomatiquement, le non-alignement récuse la logique de guerre froide, - la science et la technologie sont mobilisées au service de la nation. Il est de bon ton de critiquer aujourd’hui l’Inde « socialiste » d’avant les réformes - le mot entre dans la définition de la République par un amendement constitutionnel de 1976. En vérité, l’Inde n’a jamais été socialiste au sens que donnèrent à ce mot les pays de l’Est ou divers régimes du Tiers monde. Hormis vingt et un mois d’état d’urgence imposé par Indira Gandhi en 1975-77, le pays a toujours été gouverné par le libre jeu d’élections conduites en régime multipartis, et l’économie fut plus bureaucratisée que socialisée, les grandes firmes privées n’étant pas toujours mécontentes des boucliers protectionnistes les abritant de la concurrence étrangère. Il est vrai qu’au fil du temps la voie économique choisie montra ses limites. Face au parcours des « tigres asiatiques » et de la Chine, la croissance indienne restait médiocre et la pauvreté reculait peu. Pourtant, les années Nehru ont jeté les bases d’un potentiel dont on voit aujourd’hui les effets : la Commission pour l’énergie atomique est créée dès 1948. Les cinq premiers Indian Institutes of Technology sont établis de 1951 à 1963. Le premier des Indian Institutes of Management voit le jour à Calcutta en 1961. Ce sont aujourd’hui des institutions mondialement reconnues.
La troisième étape fut la grande transition des années 1990. La crise financière de 1991 conduit le parti du Congrès, qui retrouve le pouvoir cette année-là, à sauter le pas. Mais l’esprit de la réforme était dans l’air depuis longtemps. Sous l’impulsion de Manmohan Singh, alors ministre des Finances, une nouvelle politique économique est mise en œuvre avec prudence. Année après année, le protectionnisme d’antan est démantelé, les règles d’entrée des capitaux étrangers assouplies. Les effets de cette politique mesurée tardent cependant à se faire sentir. Le taux de croissance annuel moyen du dernier quinquennat avant la crise (1985-90) était de 5,5 %. Il monte à 6,6 % pour 1992-97, et revient à 5,5 % pour 1997-2002. Il faut attendre 2002 pour que le décollage s’opère : les taux annuels grimpent ensuite à 8,5 ; 7,5 ; 9,5 ; 9,7 ; 9,6 %. La crise de 2008 laisse des traces, mais limitées : la croissance tombe à 6,7 % en 2008-2009 [2], pour remonter à 7,4 % selon les estimations pour 2009-10. Avec un PIB 2009 évalué à 1235 milliards de dollars, l’Inde se tenait au dixième rang mondial, si l’on dissocie les Etats membres de l’Union européenne, qui raflent cinq des dix premières places mondiales (par comparaison le PIB français était de 2656 milliards en 2009, selon le FMI). Ce dixième rang indien est relativement stable sur le moyen terme, alors que la Chine avance plus vite. Le PNB chinois pesait un peu plus de deux fois le PNB indien en 2002, il est en 2009 quatre fois plus important, et équivaut désormais à celui de Japon. En parité de pouvoir d’achat, l’Inde se hausse au quatrième rang mondial, derrière les Etats-Unis, la Chine et le Japon, devant l’Allemagne. Quel que soit l emode de calcul, l’Inde est bien la troisième économie asiatique. Malgré les difficultés qu’affronte le pays, son dynamisme est indéniable. Une Inde nouvelle est en train de naître.
Cette Inde nouvelle s’affirme aussi sur le plan stratégique. Si 1991 connaît le début d’un processus de libéralisation économique calibrée, 1998 marque un tournant décisif dans la posture stratégique. Trois mois après son arrivée au pouvoir, le nouveau gouvernement d’Atal Behari Vajpayee, leader du Bharatiya Janata Party (BJP), bras politique de ce qu’il est convenu d’appeler le nationalisme hindou, procède à cinq essais nucléaires, rompant ainsi un quart de siècle de retenue, l’Inde ayant conduit sous Indira Gandhi, en 1974, un premier essai baptisé « explosion nucléaire pacifique ». Cette fois, pas de maquillage rhétorique : il s’agit bien d’essais militaires, dont Vajpayee expose la logique dans une lettre au Président Clinton : « Nous avons un Etat nucléaire déclaré à nos frontières, un Etat qui nous a agressé en 1962. […] Ce pays a en outre aidé un de nos voisins à devenir un Etat nucléaire masqué. Nous avons subi trois agressions de cet Etat en cinquante ans, et depuis une dizaine d’années nous avons été victimes d’un terrorisme récurrent et de milices sponsorisés par cet Etat, en particulier au Cachemire… ». Sans citer leur nom, la Chine et le Pakistan sont ainsi évoqués pour justifier la posture nouvelle. Le Pakistan réplique quinze jours plus tard avec, pour faire bonne mesure, six essais.
La nouvelle politique économique mise en œuvre par le parti du Congrès était en consonance avec les évolutions mondiales. A l’inverse, les essais nucléaires décidés par le BJP dès son arrivée au pouvoir allaient à l’encontre du mouvement général : le Traité de Non Prolifération avait été prorogé en 1995, et le Traité d’Interdiction Complète des Essais nucléaires (TICE) avait été signé en 1996 par quelques 180 Etats. L’Inde, bien sûr, s’était refusée à signer le TNP, puisque le traité ne reconnaît que cinq Etats nucléaires « légitimes », ceux qui ont procédé à des essais nucléaires avant le 1er janvier 1967. Ces cinq Etats se trouvent être du reste les cinq membres permanents du Conseil de sécurité.
En s’ajustant à sa façon aux évolutions économiques mondiales, et en récusant à l’inverse un ordre stratégique jugé discriminatoire (New Delhi parle alors d’ « apartheid nucléaire »), l’Inde entre de plein pied dans une nouvelle phase de son histoire. Les temps post coloniaux sont clos pour l’essentiel. L’Inde devient post-post coloniale. Le temps de la construction nationale fait place à celui de l’émergence.
Cette Inde post-post coloniale dont les prémices sont jetées dans les années 1990 s’affirme dans les années 2000. En 2005, dans un discours à Oxford, le Premier ministre Manmohan Singh en donne une parfaite image, quand il affirme que la légitimité de la lutte anticoloniale n’empêche pas de reconnaître ce que l’Inde doit à l’héritage britannique. Cette posture, qui lui vaut à la fois des critiques de la gauche communiste et de la droite nationaliste, exprime en réalité une posture idéologique décisive pour comprendre la nouvelle Inde. L’expérience de la colonisation est intégrée, « digérée » en quelque sorte, et le pays peut se tourner vers l’avenir plutôt que de ruminer son passé : « En tant qu’Indien », souligne le Premier ministre, « je constate une nouvelle détermination, une nouvelle espérance. Ce nouvel optimisme nous donne, à nous Indiens, une nouvelle confiance en nous-mêmes qui façonne notre vision du monde ». [3]
Sur quoi est donc fondée cette nouvelle image de soi ? De multiples facteurs y contribuent. La croissance économique est à l’évidence un paramètre essentiel, qui ira en s’accentuant après 2005, quand l’Inde connaîtra, on l’a vu, trois années successives de croissance supérieure à 9 %. Au-delà de ces données macro-économiques, les évolutions sectorielles sont aussi à prendre en compte. Le fer de lance le plus visible de la modernisation de l’Inde est sans doute l’entrée en force, sur le marché international, des grandes entreprises informatiques élaborant des technologies de l’information qui leur ouvrent le marché des économies avancées : les grandes multinationales font traiter à distance nombre de leurs données par ces firmes indiennes emblématiques que sont Infosys (crée en 1981 avec un capital de 250 dollars), Wipro et Tata Consultancy Services (TCS). Puis elles délocalisent une part de leur recherche en Inde, où elles s’implantent, tandis qu’en sens inverse, les entreprises indiennes investissent à l’étranger : TCS, par exemple, dispose de 142 bureaux dans 42 pays, et rachète nombre d’entreprises du secteur aux Etats-Unis ou en Europe. L’Inde avait manqué la révolution industrielle : elle est partie prenante de la révolution informatique et numérique. Dans d’autres secteurs du tertiaire, l’Inde est aussi active : c’est le cas pour les médicaments génériques, dont une part des bénéfices sont réinvestis dans la recherche en biotechnologie. Mieux, le secteur manufacturier lui-même se transforme, et c’est essentiel en terme de création d’emplois. Nombre d’entreprises automobiles mondiales investissent en Inde, soit pour un marché intérieur en forte croissance, soit pour l’exportation. Dans le même temps, les firmes indiennes comme Tata Motors lancent la Nano, voiture low cost, et investissent en parallèle dans les véhicules électriques… tout en rachetant Jaguar et Land Rover. Mieux encore, le secteur public, jadis dépeint comme inefficace, devient un acteur mondial : l’Oil and Natural Gas Corporation (ONGC), classée désormais au 18ème rang mondial dans le domaine de l’énergie, est active en Asie (Birmanie, Vietnam, côte Pacifique russe), au Moyen-Orient (Iran, Irak, Syrie), en Afrique (Egypte, Libye, Nigeria, Soudan), en Amérique latine (Brésil, Colombie, Cuba, Venezuela). Une liste intéressante, où l’on compte nombre de pays portés sur les listes noires des Etats-Unis, alors même que l’Inde se rapproche de Washington…
Un deuxième volet du nouveau dynamisme indien relève davantage du soft power. Fort d’une parfaite maîtrise de la langue anglaise, les élites indiennes ont construit leurs réseaux aux Etats-Unis, après avoir longtemps privilégié la Grande Bretagne. La diaspora des « indo-américains », forte de plus de deux millions de membres, dont beaucoup sont devenus citoyens américains, est active dans le monde des affaires, dans celui de l’innovation (elle est très présente dans la Silicon Valley californienne) comme dans celui des universités et de la recherche. Elle entre désormais dans les cercles du pouvoir, tant au niveau des Etats que dans l’administration fédérale. [4] Après avoir créé l’US-India Business Council dès 1975, cette diaspora a mis sur pied en 2003 une association de lobbying au Congrès, l’US India Political Action Committee (USINPAC), qui travaille à la fois pour ses intérêts communautaires et pour le renforcement des relations indo-américaines. L’Inde n’a pas manqué de mesurer l’intérêt de ses expatriés, qu’ils aient ou non conservé la nationalité indienne. Depuis 2003, elle organise une réunion de haut vol, chaque 9 janvier, pour honorer la diaspora. Ce soft power indien se marque aussi dans la littérature et dans la réflexion intellectuelle : il n’est que de voir combien d’auteurs indiens, résidant au pays ou en diaspora, sont aujourd’hui traduits en français pour s’en convaincre, ou de mettre en avant une figure aussi prestigieuse qu’Amartya Sen, prix Nobel d’économie 1998, mais beaucoup plus qu’un économiste classique : un penseur du développement, de la justice, de l’identité. Moins connus du grand public que Sen, nombre d’universitaires indiens sont aujourd’hui recrutés dans les prestigieuses institutions de la Ivy League : Yale, Princeton, Cornell, Harvard, Columbia, sans couper les ponts avec l’Inde.
Ce nouveau dynamisme indien se manifeste naturellement sur le plan diplomatique et sur le plan stratégique. La géopolitique indienne, depuis le tournant des années 1990/2000, a subi des inflexions notables, mais pas de retournement structurel. Peu de choses ont bougé dans l’environnement régional immédiat, faute d’avancer vers une normalisation des relations avec le Pakistan, en dépit d’un dialogue engagé avec Islamabad à compter de 2004. La question du Cachemire, insoluble pour l’heure, le restera tant que les militaires pakistanais refuseront d’entériner les hypothèses discutées sous la présidence du général Musharraf, celles d’un statu quo territorial non nécessairement reconnu par traité. La radicalisation des groupes jihadistes instrumentalisés au départ par Islamabad, et leurs opérations terroristes conduites dans les grandes villes indiennes (Delhi en 2002, Mumbai en 2008 entre autres) font que le minimum de confiance nécessaire à une avancée n’est pas acquis. La gestion malhabile du Cachemire indien par New Delhi ne fait du reste que compliquer les choses : lourde présence militaire, répression disproportionnée et tentatives infructueuses de dialogue avec les séparatistes ne permettent pas non plus de disposer de la confiance d’une majorité de Cachemiris. Du moins, la dissuasion nucléaire a-t-elle fonctionné, tant en 1999 lors de la « guerre de Kargil », sur la ligne de contrôle tranchant le Cachemire en deux, que lors des attentats contre le Parlement indien en 2001. L’hypothèse d’une guerre limitée sous parapluie nucléaire, testée par deux fois, est finalement jugée trop risquée. Ayant fait preuve de retenue après les attentats de Mumbai par des terroristes pakistanais, l’Inde n’en renforce pas moins sa nouvelle doctrine militaire dite de « démarrage à froid » (Cold start) permettant de réagir rapidement vis-à-vis du Pakistan en engageant les trois armes pour d’éventuelles frappes ciblées de rétorsion. Sur le plan militaire, le pays renforce ses capacités avec un programme balistique de courte, moyenne et longue portée, et fait monter en puissance sa marine. Un dialogue a été engagé avec l’Administration Bush pour un programme de défense anti-missile, sans que des décisions soient prises, l’Inde s’engageant dans cette voie de façon autonome. Sur le plan nucléaire, New Delhi reste sur la ligne énoncée dès 1998 : recherche d’une « dissuasion crédible minimale », moratoire sur les essais, pas de frappe en premier. Le pays disposerait d’environ 70 têtes nucléaires (pas de chiffres officiels), gérés par un nouveau commandement stratégique interarmes mis en place en 2003, les décisions d’emploi relevant évidemment du pouvoir civil.
Après la guerre froide et l’effondrement de l’Union soviétique, il a fallu repenser la posture diplomatique du pays, d’autant que la bipolarité de jadis disparaissait à un moment où la Chine montait en puissance. Le nouvel ordre du monde imposait un rapprochement avec les Etats-Unis, mais aussi une normalisation des relations avec Pékin. New Delhi veilla en même temps à garder de bonnes relations avec la Russie qui reste un important fournisseur d’armes et de technologies, et à renforcer sa présence dans ce qui est appelé le « voisinage étendu », un espace allant du Moyen-Orient à l’Asie du Sud-Est, de l’Asie centrale à l’océan Indien. La « politique du regard vers l’Est », formulée dès 1992 en direction de l’Asie du Sud-Est, a mis du temps à porter ses fruits, au-delà de l’essor des relations commerciales. Après les relations accrues avec l’ASEAN au fil des années 1990, le vrai signal d’un changement de statut vint en 2005, quand l’Inde fut invitée à rejoindre le premier « Sommet Est Asiatique », forum annuel de dialogue regroupant l’essentiel des pays de la région Asie Pacifique, Australie et Nouvelle Zélande incluses. Côté Moyen-Orient, les progrès restent mesurés, en raison des tensions propres à la région et des enjeux mondiaux qu’elle représente. C’est pourtant une zone d’importance pour l’Inde, par le poids de sa diaspora (surtout dans le Golfe) et en raison de son approvisionnement en pétrole.
Les relations avec la Chine restent complexes. Les échanges commerciaux sont en pleine expansion (3 milliards de dollars en 2000, 60 milliards attendus en 2010) et les deux pays, longtemps après la guerre de 1962, ont repris la voie de rencontres régulières à haut niveau, depuis le voyage en Chine de Rajiv Gandhi en 1988. Les différents accords signés en 1993 « pour le maintien de la paix et de la tranquillité » le long de la frontière contestée, puis en 1996 pour « les mesures de confiance en matière militaire » le long de la frontière ; la déclaration de 2003 « sur les principes de coopération » bilatérale ; l’établissement en 2005 d’un « partenariat stratégique et de coopération pour la paix et la prospérité », sont autant d’étapes d’un dialogue qui reste entaché de suspicions réciproques, suscitées en Inde par la poussée chinoise dans l’océan Indien, par la montée en puissance militaire de la Chine, par le raidissement actuel de Pékin sur le contentieux frontalier, tant à l’est le long de la ligne Mac Mahon qu’à l’ouest au Cachemire. La Chine, de son côté, reste perturbée par la présence du dalaï lama en Inde, et se méfie de ce qui renforce les liens entre les Etats-Unis et les démocraties asiatiques, et de l’intensification des relations bilatérales entre l’Inde et le Japon. [5]
Ce grand jeu indien sur l’échiquier asiatique doit se comprendre aussi à la lumière de ce qui est sans doute l’évolution diplomatique la plus marquée des vingt dernières années : le rapprochement inédit entre l’Inde et les Etats-Unis. L’incompréhension américaine de la politique de non-alignement avait limité la portée du potentiel de convergence entre New Delhi et Washington. La fin de la guerre froide redistribue en partie les cartes à cet égard. Si les essais nucléaires de 1998 jettent un froid (Bill Clinton impose des sanctions contre l’Inde et le Pakistan), ils suscitent aussi un dialogue qui permettra, rapidement, un rapprochement entre les deux pays. La visite d’Etat du président Clinton en Inde, dès mars 2000, est un succès. Mais c’est sous la présidence Bush que les avancées seront les plus spectaculaires, les néoconservateurs de son entourage entendant jouer la carte de la démocratie indienne pour contenir la montée en puissance de la Chine, ou du moins pour tenter de l’équilibrer. Sous le deuxième mandat Bush, la Maison Blanche confirme vouloir « aider l’Inde à devenir une puissance mondiale au XXI° siècle ». En 2004, New Delhi et Washington signent un accord de coopération baptisé « Next Steps in Strategic Partnership » (NSSP), qui porte sur trois domaines : les activités nucléaires civiles, les programmes spatiaux, civils eux aussi, et le commerce de hautes technologies. Dès 2005, les négociations s’engagent entre les deux pays, pour parvenir à un accord sur le nucléaire civil. C’est chose faite après une véritable course d’obstacles. Obstacles intérieurs aux Etats-Unis, pour modifier la loi américaine régissant depuis 1954 le commerce du nucléaire civil. Obstacles en Inde où la gauche communiste, qui soutenait le gouvernement de Manmohan Singh sans y participer, finit par lui retirer son appui, en arguant d’un rapprochement trop étroit avec Washington. Obstacles extérieurs, puisque le projet d’accord doit être entériné par les pays membres de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (dont la Chine et le Pakistan) et par les pays membres du Groupe des Fournisseurs Nucléaires, l’Inde s’engageant pour sa part à séparer son programme civil et son programme militaire, et à mettre le premier sous le contrôle de l’AIEA. L’accord est obtenu en 2008, et consacre le statut dérogatoire de l’Inde, qui va pouvoir bénéficier, après d’autres négociations avec divers pays fournisseurs de centrales nucléaires, d’un transfert de technologies jusque là interdit aux pays non signataires du TNP. [6] Au-delà des implications énergétiques de l’accord, cette posture américaine, appuyée par Paris, Londres et Moscou, consacre le nouveau statut de l’Inde pour laquelle, fût-ce sous garanties, un contournement du TNP est de facto mis en place.
Pour autant, le rapprochement entre New Delhi et Washington ne vaut pas alliance. On parle au mieux de partenariat, sous réserve, côté indien, que l’Inde ne soit pas définie comme « partenaire junior ». New Delhi se refuse à être instrumentalisée dans une politique d’endiguement de la Chine. Elle se refuse aussi à accepter toutes les propositions de coopérations militaires offertes par Washington. En d’autres termes, l’Inde émergente entend profiter de l’intérêt qu’elle suscite aux Etats-Unis pour des raisons économiques, idéologiques et stratégiques, mais pas au prix d’un affaiblissement de l’autonomie nationale. Historique, le rapprochement avec Washington n’empêche pas l’Inde de continuer à mener une diplomatie tous azimuts qui, d’une certaine façon, traduit dans les temps nouveaux l’héritage de l’esprit du non alignement.
On le voit bien dans la façon dont la dialectique entre multipolarité et multilatéralisme est mise en œuvre. [7] Puissance montante, l’Inde entend être, à moyen terme, l’un des pôles du monde nouveau. Mais dans le même temps, elle cherche à redéfinir, avec d’autres pays du Sud, les structures multilatérales de l’ordre mondial. Limitons-nous à quatre exemples. Au cœur du système onusien : le Conseil de sécurité et ses cinq membres permanents. L’Inde dénonce de longue date cette hégémonie datant de 1945, et demande un élargissement du cercle des membres permanents. En 2004, avec le Japon, le Brésil et l’Allemagne, elle pose plus directement que jamais cette question à la tribune de l’ONU. France, Grande Bretagne et Russie approuvent. La Chine tergiverse, comme le font les Etats-Unis jusqu’à ce que, dans un discours devant le Parlement indien le 8 novembre 2010, Barack Obama n’apporte aussi son soutien à cette perspective d’élargissement. La question du rééquilibrage du sanctum sanctorum du multilatéralisme reste posée en Inde et apparaît de façon récurrente dans toutes les déclarations de politique étrangère. Deuxième front : au FMI le rééquilibrage est désormais engagé. Au détriment de pays européens surreprésentés, l’Inde et d’autres émergents (dont la Chine) commencent à voir leur part augmenter. Troisième front : à l’OMC, l’Inde est en pointe depuis 2003 pour demander, avec beaucoup d’autres pays du Sud, à ce que les subventions massives accordées par l’Union européenne et les Etats-Unis à leurs agriculteurs soient revues à la baisse, car elles perturbent, au détriment des paysanneries pauvres du Sud, les règles de la concurrence. Quatrième front : la lutte contre les effets du changement climatique. Au Sommet de Copenhague de 2009, l’Inde et la Chine refusent de définir des politiques environnementales sous la contrainte internationale, estimant que les pays avancés, industrialisés dès le XIX° siècle, sont les principaux responsables de l’émission de gaz à effet de serre, et qu’ils ne sauraient bloquer les pays en développement dans leur course nécessaire à la croissance. Les deux pays, dans le même temps, définissent des programmes visant à favoriser une « économie verte ».
Entre multipolarité et multilatéralisme, l’Inde, engagée dans des actions Sud-Nord pour la réforme du Conseil de sécurité, joue la carte des convergences Sud-Sud autant que de besoin, à l’OMC ou à Copenhague. Dans le même temps, elle renforce des réseaux Sud-Sud plus focalisés. De plus en plus présente en Afrique, elle organise, après la Chine, des rencontres systématiques avec les pays africains : le premier Forum Inde- Afrique se tient en 2008 à New Delhi. Elle contribue, avec l’Afrique du Sud et le Brésil, à la création d’un axe transcontinental entre grands émergents : l’IBSA (India, Brazil, South Africa) fondée en 2003. Depuis 2007 un sommet annuel les réunit, pour un agenda de plus en plus large, de la défense à l’éducation, de l’agriculture à la santé, du changement climatique aux investissements et à la société de la connaissance. Après Copenhague, c’est le groupe BASIC (Brazil, Africa South, India, China) qui voit le jour, pour une coordination sur les politiques climatiques.
Par définition, dans la grande transition engagée, l’Inde émergente reste encore en partie « immergée ». Si en termes de PIB, le pays arrive désormais dans les dix premiers rangs mondiaux, voire dans les cinq premiers, son statut est tout autre en ce qui concerne l’Indice de Développement Humain (IDH). Son piètre 119ème rang la place entre le Cap Vert et Timor Leste, dans un peloton où l’on retrouve ses voisins, le Pakistan (125ème rang) et le Bangladesh (129ème rang) loin derrière la Chine (89ème), le Brésil (73ème) et la Russie (65ème). Au sein des fameux BRIC (Brésil Russie Inde Chine) identifiés par Goldman Sachs en 2003 comme les grands émergents appelés à rattraper les pays leaders d’ici à vingt ou trente ans, l’Inde reste à traîne. Avec un revenu par tête de 3015 dollars en PPA, l’Inde se classe au 127ème rang mondial. L’évaluation de la pauvreté dans le pays est objet de débat : 27 % de pauvres selon les critères du gouvernement, 42 % si l’on accepte le seuil fixé par la Banque mondiale de l’équivalent d’un dollar et demi par personne et par jour. Si l’Inde voit naître une classe moyenne raisonnablement prospère (et quelques milliardaires en dollars), entre 300 millions et 400 millions de personnes restent sous le seuil de pauvreté. On comprend que le gouvernement de Manmohan Singh ait retenu comme mot d’ordre la recherche de la « croissance inclusive », susceptible de mieux distribuer les fruits des avancées économiques.
L’exercice n’est pas facile à l’heure où s’accroissent les inégalités sociales et régionales. En gros, l’Inde du Sud et de l’Ouest sont plus dynamiques (Tamil Nadu, Andhra Pradesh, Karnataka, Maharashtra, Gujarat). Le sud du pays est en train de sortir de la transition démographique qui a vu pendant des décennies la population augmenter, le taux de natalité restant élevé alors que le taux de mortalité baisse. Désormais, le taux de fécondité diminue, et la natalité baisse également. Dans une Inde d’1,1 milliard d’habitants, la croissance démographique en moyenne nationale est tombée à 1,37 %, mais le taux reste plus fort dans les Etats du Nord, encore à la traîne : Bihar, Madhya Pradesh, Rajasthan, Uttar Pradesh. Cette baisse de la natalité n’empêchera pas l’Inde de devenir, devant la Chine, le pays le plus peuplé du monde après 2030. Les optimistes veulent y voir une chance pour l’Inde, qui comptera alors la population en âge de travailler la plus nombreuse du monde (l’âge moyen est de 26 ans, les 15-64 ans représentant 64 % de la population). Mais l’on peut à l’inverse s’inquiéter de ce qui se passera si, comme aujourd’hui, trop d’Indiens peinent à trouver du travail. La réponse à ce défi de l’emploi passe à la fois par une modernisation des infrastructures, goulot d’étranglement de l’économie, mais aussi par de plus lourds investissements dans l’éducation et la santé. L’Etat ne peut ici, comme il tend à le faire, laisser au secteur privé un rôle croissant, dont on sait qu’il bénéficie avant tout à la population en voie de mobilité ascendante, alors que trop de handicaps frappent encore ceux qui sont au bas de l’échelle.
Certes, l’Inde connaît une « révolution silencieuse », celle qui voit le système des castes s’affaiblir par rapport aux rigidités du passé, mais qui voit en parallèle la caste devenir un outil de mobilisation essentiel. [8] Mobilisation au service de la chasse aux emplois, par le biais de la discrimination positive, qui s’étend depuis les années 1990 en créant dans la fonction publique des millions d’emplois sur quotas, au bénéfice des dalits (les ex-intouchables), des tribus et des « classes défavorisées » (en réalité, castes de statut traditionnel médiocre). Mobilisation politique, par la montée en puissance de partis représentant les défavorisés. Cette multiplication des « partis de caste », de partis d’idéologie régionaliste, et de partis d’implantation régionale focalisés autour d’un leader plus ou moins charismatique, a contribué à faire entrer l’Inde dans des temps politiques nouveaux : ceux des gouvernements de coalition. Aucun des grands partis nationaux, le Parti du Congrès, centriste, et le Bharatiya Janata Party, droite nationaliste, ne peut gouverner seul. Le BJP l’a appris à ses dépends. Chantre du nationalisme hindou, parvenu au pouvoir après avoir instrumentalisé dans les années 1980-1990 les identités religieuses et joué la carte de l’affrontement avec la destruction de la Mosquée d’Ayodhya en 1992, le parti, alors au pouvoir à New Delhi, a laissé le gouvernement de l’Etat du Gujarat, lui aussi BJP, encourager un meurtrier pogrom antimusulman en 2002. Ses alliés ne l’ont pas suivi, et le BJP a perdu le pouvoir aux élections de 2004, tout en ayant fait campagne sur le thème de « l’Inde qui brille ».
Les problèmes internes ne se traduisent pas seulement dans le jeu de la démocratie parlementaire. Certes, certains hommes politiques ont payé le prix de la disparité entre l’Inde émergente et l’Inde profonde. Ainsi, en 2004, du chef du gouvernement de l’Etat d’Andhra Pradesh (75 millions d’habitants en 2001), l’emblématique Chandra Babu Naidu, encensé dans les magazines pour son approche entrepreneuriale de la croissance, a perdu les élections : l’Andhra Pradesh est l’un des Etats les plus touchés par les suicides de paysans surendettés : pas les plus pauvres ou les sans terres, mais de petits paysans essayant de moderniser leurs pratiques en adoptant des cultures commerciales souvent irriguées. Des dizaines de milliers de paysans auraient ainsi mis fin à leurs jours à travers le pays depuis une décennie.
Une autre réponse aux problèmes des défavorisés récuse le parlementarisme : le mouvement révolutionnaire naxalite (qui naquit dans les années 1960 dans le village bengali de Naxalbari) est aujourd’hui très actif dans toute une « zone rouge », prenant en écharpe, pour l’essentiel, les zones de collines et de forêts s’étendant des marges du Bihar à l’Andhra Pradesh. Pour beaucoup, ces terres sont occupées par des populations tribales pauvres. L’intensification des mouvements révolutionnaires, qualifiés par le Premier ministre comme étant « la première des menaces sécuritaires », traduit de façon exacerbée un mal développement qui ne se cantonne pas à ces zones. D’une façon plus générale, la question posée est bien celle des stratégies de croissance. Comment libéraliser sans pénaliser les moins équipés, les moins instruits ? Comment faire face aux difficultés de l’agriculture, si le transfert vers l’industrie et les services ne peut résoudre la question de l’emploi ? C’est ici que joue la fonction régulatrice de la démocratie parlementaire : elle décourage les réformes trop radicales ou imposées « à la chinoise », elle permet parfois à des populistes de se construire des bastions électoraux, mais elles assurent tant bien que mal, sur le long terme, un minimum de consensus. Les investisseurs étrangers aimeraient que la libéralisation s’accélère. Une part des observateurs considère de son côté que, face à la Chine combinant réforme libérale et parti unique, la recherche d’une majorité démocratique assure peut-être, sur le long terme, la pérennité de l’émergence de l’Inde.
Le vieux cliché peignant l’Inde comme une terre de contrastes survit donc aux transformations en cours. Le pays où des milliers de paysans se suicident est aussi celui qui conduit pendant plusieurs mois, dans le cadre de son programme spatial, une première mission orbitale lunaire en 2008. Alors que les nappes phréatiques baissent et que certains sols s’épuisent, en raison même des succès de la « révolution verte » lancée dans les années 1970 dans les terres irriguées, l’Inde cherche des stratégies pour une « révolution toujours verte », plus écologique, tout en cherchant à maîtriser, pour son programme nucléaire, le thorium qui abonde dans le pays, plutôt que l’uranium qui y est rare. En définitive, le contraste entre le classement du PIB et celui de l’IDH est sans doute le plus significatif des défis à surmonter.
Doit-on pour autant valider pour l’Inde le concept de « puissance pauvre » que George Sokoloff avait appliqué à la Russie voici une quinzaine d’années ? On ne peut encore trancher. Assurément, l’Inde monte en puissance avant d’avoir vraiment surmonté le défi de la pauvreté. L’enjeu de cette dynamique est d’une importance qu’on ne saurait minimiser. Si l’Inde gagnait son pari, elle prouverait que la démocratie politique peut assurer le décollage d’un pays comptant près d’un sixième de la population mondiale : une expérience incomparable avec celle des « tigres asiatiques », de taille bien plus modeste. Nous n’en sommes pas encore là, mais déjà le réveil de l’Inde contribue aux nouvelles dynamiques qui réinsèrent les grandes masses asiatiques dans le jeu mondial.
L’émergence de la Chine - que d’aucuns considère déjà comme un pays émergé - et celle plus modeste de l’Inde invitent en tout cas à replacer les évolutions en cours dans les temps longs de l’histoire. La domination européenne puisant ses sources dans la Renaissance, dans les grandes découvertes, dans la philosophie des Lumières, dans la révolution industrielle, puis dans la colonisation, a finalement laissé place à la domination américaine, l’Europe s’étant épuisée dans deux guerres mondiales. Aujourd’hui, alors que les Etats-Unis restent de loin la première puissance au monde, mais aussi le pays le plus endetté, de nouvelles configurations se préparent, à l’heure où cette longue page de suprématie occidentale se tourne. La Chine et l’Inde comptaient pour une bonne part du PIB mondial au début du XVIII° siècle. En ce sens, leur émergence est aussi une renaissance, et elle appelle à repenser l’ordre existant. Quand Fareed Zakaria (né à Bombay d’une famille indienne), éditorialiste à Newsweek et directeur de la revue Foreign Affairs parle d’un « monde post-américain » [9], c’est précisément ce qu’il annonce. Pas l’effondrement des Etats-Unis, mais la mise en place, peu à peu, d’un monde partagé. Les effets de la crise financière de 2008 ne font qu’accentuer cette évolution, puisque les pays d’Asie ont rebondi bien plus vite que l’Europe ou les Etats-Unis qui peinent à transformer l’après- récession en véritable croissance. [10]
Dans ce monde multipolaire, quelle sera non seulement la place de l’Inde mais aussi son image de marque ? Pour l’heure, elle bouge sans se renier. La crispation du nationalisme hindou l’a marquée, mais sans l’emporter face aux ajustements d’une tradition qui garde beaucoup des valeurs des pères fondateurs, de Nehru en particulier. Parmi toutes les « idées » de l’Inde qui sont en jeu [11], le paradigme nehruvien reste pour l’essentiel le plus pertinent. Adapté aux temps nouveaux, il cherche à combiner souci de l’indépendance nationale et ouverture au monde. A l’heure de la libéralisation de l’économie, il rappelle la nécessité d’une régulation étatique. Adepte de la démocratie politique, il peine toutefois à mettre en place la démocratie sociale, voire une social-démocratie.
Vu de l’hexagone, on peut se dire que la France de 62 millions d’habitants - l’équivalent d’un des 27 Etats de l’Union indienne - continue de peser deux fois plus lourd, en dollars, que le PIB indien. Mais ce calcul risque d’être à courte vue, car la montée en puissance des grands émergents, Chine, Inde, Brésil en particulier, pose aussi le problème de la réponse européenne à cette dynamique globale. L’Union européenne, première puissance économique du monde devant les Etats-Unis, premier partenaire commercial de l’Inde, n’est pas encore, en dépit du Traité de Lisbonne, un acteur stratégique à la mesure de son poids économique et de son héritage intellectuel. Face au « rêve indien », le « rêve européen » paraît bien affadi. Jeremy Rifkin l’avait célébré en 2004, affirmant même que « la vision européenne du futur éclipsait tranquillement le rêve américain ». [12] On peut penser aujourd’hui que la compétition entre les perceptions de l’avenir ne se borne plus au duo transatlantique. C’est à ce monde où de nouveaux acteurs entrent en scène qu’il faut se préparer. Ce numéro d’AGIR y aide, en donnant la parole, de façon remarquable, à une pléiade d’auteurs indiens. Il faut les lire, pour mieux comprendre ce que sera l’Inde de demain.
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Agir, n°44, La renaissance de l’Inde, décembre 2010
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Directeur de recherche CNRS au Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du Sud de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, et directeur scientifique de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme, Paris
[1] Jean-Luc Racine : « Post-post Colonial India : from Regional Power to Global Player », Politique étrangère, numéro spécial, First World Policy Conference, 2008, pp. 65-78
[2] L’année fiscale indienne commence le 1er avril et se termine le 31 mars de l’année calendaire suivante.
[3] Discours à l’Université d’Oxford, 8 juillet 2005
[4] Par exemple, parmi les citoyens américains d’origine indienne : Bobby Jindal, gouverneur de la Louisiane depuis 2008 ; Nikki Healey, gouverneure de la Caroline du Sud élue en 2010 ; Vivek Kundra, responsable fédéral des systèmes d’information depuis 2009 ; Aneesh Chopra, responsable fédéral pour la technologie depuis 2009 ; Raj Shah, administrateur de l’USAID depuis 2009. La liste serait beaucoup plus longue dans le monde des affaires, à commencer par la PDG de Pepsi Cola Indra Nooyi.
[5] Sur ces questions, voir Jean-Luc Racine (dir.) : L’Inde et l’Asie. Nouveaux équilibres, nouvel ordre mondial. CNRS Editions, 2009
[6] Jean-Luc Racine : « L’accord nucléaire entre l’Inde et les Etats-Unis. Genèse et questions pour l’avenir », in Sophie Boisseau du Rocher (dir.) : Asie 2009. Crise économique, incertitudes politiques. La documentation française, 2009, pp. 83-103
[7] Jean-Luc Racine : « Quête de puissance, multipolarité et multilatéralisme », in C. Jaffrelot (dir.) : New Delhi et le monde. Une puissance émergente entre realpolitik et soft power. Autrement, 2008, pp. 32-53.
[8] Voir Christophe Jaffrelot : L’Inde, la démocratie par la caste, Fayard, 2005.
[9] Fareed Zakaria : The Post-American World, W. W. Norton Company, New York, 2008
[10] Jean-Luc Racine : « L’Inde : la crise comme opportunité stratégique ? », in F. Heisbourg : Les conséquences stratégiques de la crise, Odile Jacob, 2010, pp. 87-104
[11] Sunil Khilnani : L’idée de l’Inde, Fayard, 2005
[12] Jeremy Rifkin : The European dream. How Europe’s vision is quietly eclipsing the American dream , Penguin, New York, 2004
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Date de publication / Date of publication : 18 avril 2011
Titre de l'article / Article title : L’Inde : émergence ou renaissance ?
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Dans notre monde multipolaire, quelle sera non seulement la place de l’Inde mais aussi son image de marque ? Pour l’heure, elle bouge sans se renier. La crispation du nationalisme hindou l’a marquée, mais sans l’emporter face aux ajustements d’une tradition qui garde beaucoup des valeurs des pères fondateurs, de Nehru en particulier. Parmi toutes les « idées » de l’Inde qui sont en jeu, le paradigme nehruvien reste pour l’essentiel le plus pertinent. Adapté aux temps nouveaux, il cherche à combiner souci de l’indépendance nationale et ouverture au monde. A l’heure de la libéralisation de l’économie, il rappelle la nécessité d’une régulation étatique. Adepte de la démocratie politique, il peine toutefois à mettre en place la démocratie sociale, voire une social-démocratie.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter un article de Jean-Luc Racine, "L’inde : émergence ou renaissance ?", publié en décembre 2010 dans la revue Agir dans son n°44 consacré à l’Inde.
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