Comment caractériser les relations entre la Chine et l’Inde ? Un partenariat entre l’Inde et les États-Unis est-il inévitable ? Le Quad deviendra-t-il une forme d’OTAN asiatique ? L’Inde peut-elle être leader de l’océan Indien ? Le commerce peut-il favoriser un apaisement des tensions, voire faciliter un rapprochement sino-indien ? Voici quelques-unes des questions posées à Kanti Bajpai par Noé Montel pour Diploweb.com.
Publication initiale sur le Diploweb.com le 10 octobre 2021.
Noé Montel (N.M.) : Considérez-vous la Chine et l’Inde comme étant des puissances rivales ? Si non, comment qualifieriez-vous leurs relations ?
Kanti Bajpai (K.B.) : Oui, la Chine et l’Inde sont des puissances rivales. Cette rivalité se fonde premièrement, à l’échelle bilatérale, sur des aspects territoriaux, dont la dispute frontalière est la principale origine. Des pays voisins tendent presque structurellement à être rivaux dans le domaine territorial du fait de frontières mal ou non-définies. Dans le cas de la Chine et de l’Inde, cette rivalité débute avant l’arrivée au pouvoir des communistes en 1949. En effet, le Guomindang dirigé par Tchang Kaï-chek ou même les autorités tibétaines précédant l’annexion chinoise revendiquaient déjà des parties de ce que l’Inde pensait être son territoire. Ainsi, la rivalité territoriale aurait probablement existé même si Mao n’était pas arrivé au pouvoir. Le deuxième niveau de rivalité réside dans le fait que deux grandes puissances tendent naturellement à être rivales. La proximité territoriale n’a fait qu’accentuer cette rivalité de puissance. Le troisième niveau est en réalité corrélé au deuxième : du fait de leur puissance, la Chine et l’Inde sont très vite rentrées en compétition d’influence dans des pays tiers. En effet, chacune craignait l’influence que l’autre pouvait avoir en Asie du Sud et en Asie du Sud-Est.
Ces trois niveaux de rivalité font partie intégrante de la dyade sino-indienne depuis le début de leur relation. Si leurs importances respectives ont varié dans le temps, aucun n’a jamais pleinement disparu. Sont-elles des « ennemies jurées » [1] ? Probablement pas. La rivalité n’ayant que récemment émergée, les deux pays n’ont pas une histoire de guerres s’étalant sur des centaines d’années. Cela est partiellement dû à leur géographie : la chaîne Himalayenne, l’océan Indien et la mer de Chine Méridionale ont permis à ces derniers de développer quelques liens commerciaux, mais pas de relations diplomatiques majeures d’empire à empire. Le statut « d’ennemies jurées » est souvent associé à de longues périodes de compétitions et de conflits, impliquant des souvenirs de victoires, de défaites et de trahisons. La Chine et l’Inde en sont dépourvues. Elles ont néanmoins développé des perceptions péjoratives l’une de l’autre, mais ces dernières sont plus caractérisées par du snobisme et de la condescendance plus que par d’autres choses.
N.M. : Dans votre livre « India versus China : Why They Are Not Friends » (« L’Inde contre la Chine : pourquoi elle ne sont pas amies »), vous mentionnez l’asymétrie de pouvoir comme étant un facteur-clé de la rivalité sino-indienne. Pourriez-vous expliquer cette idée ? La faiblesse des capacités de l’Inde ne devrait-elle pas l’empêcher de rivaliser avec la Chine ?
K.B. : Actuellement, la Chine dispose d’un PIB 5 fois supérieur à celui de l’Inde, et cet écart va probablement augmenter en valeur absolue. Il est actuellement de 12 000 milliards de dollars, la Chine disposant d’un PIB de 15 000 milliards et l’Inde de 3 000 milliards. Considérant que les deux pays ont une croissance annuelle proche des 6%, cet écart pourrait atteindre 24000 milliards d’ici 12 ans. C’est gigantesque. Des années 1960 aux années 1980, leurs PIB étaient relativement égaux, la Chine étant légèrement en avance. Les années qui suivirent ont vu l’expansion continuelle de cet écart, et ce dernier n’est pas prêt de se réduire. Cette asymétrie pourrait pousser l’Inde à adopter une stratégie dite de « bandwagoning », dans laquelle elle deviendrait un partenaire de second-rang donnant à la Chine ce qu’elle souhaite. D’un point de vue civilisationnel, c’est impossible pour l’Inde. Celle-ci se considère comme une civilisation égale à la Chine, si ce n’est supérieure. Si cela est vrai ou non est un autre débat. L’Inde ne peut psychologiquement ou politiquement pas devenir un partenaire de second rang.
La véritable conséquence de l’asymétrie de pouvoir est que la Chine est tellement plus puissante que l’Inde qu’elle ne comprend pas pourquoi elle devrait tenir compte des sensibilités de l’Inde. Cette dernière, du fait de sa faiblesse par rapport à la Chine, n’a pas le courage ou la capacité politique de faire des concessions, car cela renverrait l’image d’une capitulation face à la Chine. Tout gouvernement indien qui le ferait serait probablement renversé.
N.M. : Vous mentionnez la réticence de l’Inde à devenir une puissance de second rang ou d’accepter de se rallier à autre puissance. Pourtant, C. Raja Mohan a récemment écrit que l’Inde a abandonné sa tradition de non-alignement et a commencé à tendre la main aux puissances occidentales. Êtes-vous d’accord avec cette idée ? Un partenariat entre l’Inde et les États-Unis est-il inévitable ?
K.B. : Il est probablement vrai que l’Inde a abandonné sa tradition de non-alignement. Cette dernière impliquait un rejet de s’engager de façon permanente dans une relation d’alliance. La nuance réside dans cette idée de permanence : Nehru (1889-1964) et les autres leaders indiens ont clairement affirmé que si l’Inde avait besoin d’entrer dans une alliance pour sa sécurité, alors elle le ferait, mais pas de façon permanente. Pendant la Guerre froide, l’Inde ne s’est engagé avec aucun des deux camps. En effet, le non-alignement impliquait également pour l’Inde de jouer un rôle d’intermédiaire, de trouver un terrain d’entente pour les deux camps. Nehru affirmait clairement que les pays non-alignés n’étaient pas neutres. Ils pouvaient pencher d’un côté ou de l’autre, mais leur but premier était de jouer un rôle actif dans la promotion de la paix, afin d’empêcher une Troisième Guerre mondiale. Le non-alignement était également un signe de solidarité vis-à-vis des pays du « Sud », l’Inde essayant de se regrouper avec ces derniers sur les notions économiques, de discrimination raciale, et avant tout pour leur permettre d’avoir une voix dans les institutions internationales.
À ces trois niveaux, le temps du non-alignement est probablement révolu. Depuis la fin de la Guerre froide (1990-91), l’Inde ne joue plus une fonction active d’intermédiaire. Avec la chute de l’Union soviétique, cette fonction a en partie perdu son importance. Le système d’alliance s’est effondré, et l’Inde n’était pas prête à rejoindre un ordre mondial mené par l’Occident. Le conflit économique Nord-Sud, avec le Sud demandant des accords commerciaux plus justes, s’est estompé avec la mondialisation. L’Inde est en réalité l’une des dernières nations à avoir rejoint le nouveau régime commercial, en 1991. Face à la montée en puissance de la Chine, l’Inde commença progressivement à se tourner vers un partenariat stratégique avec les Etats-Unis : un partenariat stratégique, pas une alliance. Le temps des alliances est révolu : plus aucun pays n’a de puissances alliées, hormis les Etats-Unis, ses trois partenaires asiatiques – la Corée du Sud, le Japon et Taïwan – et l’Europe de l’Ouest. Un partenariat stratégique est un type de relation beaucoup plus vague. L’Inde s’est tournée vers les Etats-Unis pour un partenariat stratégique dans l’optique de se coordonner dans les domaines diplomatiques et militaires, principalement face à la Chine. Elle souhaite également gagner un accès aux équipements militaires et aux ressources américaines, dans sa quête de construire sa propre industrie de défense. Si, dans ce sens, l’Inde est un partenaire stratégique des Etats-Unis, elle n’a pas pour autant pleinement abandonné son autonomie stratégique.
Encore une fois, il y a une raison civilisationnelle à cela. L’Inde se considère comme une grande civilisation, égale à l’Occident et à la Chine, et ne souhaite pas se subordonner à qui que ce soit. De plus, l’idée que les Etats-Unis ne sont pas fiables persiste. Ces derniers ont entretenu une relation très spéciale avec la Chine, remontant au temps de l’immigration de travailleurs chinois aux Etats-Unis et aux missionnaires chrétiens envoyés en Chine. Il y a eu une fascination américaine pour la Chine qui n’a jamais existé pour l’Inde. C’est une réalité avec laquelle l’Inde doit compter. De plus, cette faible fiabilité repose sur l’idée que les Etats-Unis pourraient, pour des raisons stratégiques, changer soudainement de position. Ils ont par le passé montré qu’ils étaient capables de trahir leurs partenaires : ils ont notamment abandonné le Japon et Taïwan en 1971-72 lorsque Kissinger visita la Chine. Ils peuvent refaire quelque chose de similaire à nouveau. Il est déjà possible d’observer que Joe Biden (2021- ) est plus doux avec la Chine que ne l’était Donald Trump (2017-2021), sur le plan rhétorique au moins. En plus de cela, il y a de nombreuses querelles bilatérales entre l’Inde et les Etats-Unis : sur le commerce, l’immigration, l’Iran, la Russie, l’Afghanistan…
Même au niveau du Quad [2] et de la doctrine d’un « Indo-Pacifique libre et ouvert » [3], il y a des différends. L’Inde n’est pas réellement intéressée par la partie pacifique de l’Indo-Pacifique. Elle ne souhaite pas s’entraîner ou patrouiller dans la région, et n’est pas intéressée de coopérer avec les Australiens, les Japonais et les Américains sur des projets liés à l’environnement, à l’économie de marché, ou à la connectivité en Asie du Sud-Est. L’Inde est principalement intéressée par la partie portant sur l’océan Indien, sur la dimension militaire de l’Indo-Pacifique, incarnée par le Quad.
En somme, l’Inde et les Etats-Unis ne sont pas toujours en phase l’une avec l’autre. Je dirais que l’Inde n’a jamais été aussi proche des Etats-Unis, mais que des obstacles, des hésitations et des suspicions persistent du côté indien.
N.M. : Donc vous ne pensez pas que le Quad deviendra une forme d’OTAN asiatique ?
K.B. : J’en doute. Une partie du Quad peut être une sorte d’OTAN asiatique, mais ce ne serait pas une partie que l’Inde rejoindrait. Si vous parlez du « Quad Plus », que certaines personnes soutiennent et qui inclurait la Corée du Sud, la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, cela ressemblerait effectivement à une OTAN orientale. Mais même dans ce cas, la Corée du Sud serait réticente à rejoindre un tel groupe, cette dernière ayant besoin de la Chine pour traiter avec la Corée du Nord. L’Inde ne ferait certainement pas partie d’un tel groupe, à moins que les Chinois lancent une guerre à grande échelle contre l’Inde, ce qui pourrait la faire changer d’opinion. Autrement, comme je l’ai dit, pour des raisons civilisationnelles, de manque de confiance vis-à-vis des Américains, de la conception indienne d’autonomie stratégique et de son désir de maintenir un degré de dialogue avec la Chine, je ne vois pas l’Inde s’enfermer dans un groupe d’alliance permanente.
N. M. : Justement, parlons de l’océan Indien. Beaucoup d’analystes affirment que l’Inde profite d’un avantage géographique dans cette zone, dû à sa proximité et à sa domination historique de la région. Pensez-vous que c’est toujours le cas, l’Inde faisant face à des incursions croissantes de la marine chinoise et à l’émergence de ports construits par la Chine au Sri Lanka et au Pakistan ? L’Inde est-elle toujours le leader de l’océan Indien ?
K. B. : Je ne suis pas sûr qu’elle en ait déjà été le leader, mais elle a évidemment eu une présence assez importante qui n’a pas été contestée par la Chine pendant une très longue période. Mais avant cela, il y avait déjà des présences russe, américaine et britannique. L’idée que l’Inde a été une puissance dominante dans l’océan Indien n’a jamais été vraiment fondée. Bien que les Indiens aient eu une sorte de prédominance dans la région quand ils ont accru leurs forces maritimes dans les années 1980, la Chine a commencé à pénétrer dans l’océan Indien, et il est impossible d’arrêter son expansion – chose que l’Inde a reconnu publiquement. Je pense que les Chinois vont accroître leur présence navale, qu’ils vont acquérir plus de bases, comme ils l’ont déjà fait à Djibouti. Je pense que l’importance de Djibouti a été surestimée, car le pays accueille de nombreuses marines : les Français, les Américains, les Japonais… La Chine n’a toujours pas de présence à Gwadar (Pakistan), même c’est une possibilité à l’avenir.
Le problème pour la Chine est que le trajet depuis son littoral est très long, et que ses forces doivent passer par des détroits. Le détroit de Malacca est le meilleur point d’entrée pour la Chine dans l’Océan Indien, car il dispose d’eaux profondes et est le détroit réduisant le plus le temps de voyage. Arrêter les forces chinoises, même à Malacca, est complexe pour l’Inde. L’idée que cette dernière pourrait fermer le détroit de Malacca est surestimée par les analystes. La marine indienne devrait bloquer les forces chinoises mais, puisque d’autres navires circulent par le détroit, elle devrait faire attention à ne pas bloquer tout le monde sous peine de créer du mécontentement. Cela signifie que l’Inde devrait être en mesure d’inspecter chaque navire passant par le détroit. Ce serait un défi conséquent. Ceci dit, la Chine doit bel et bien passer par les détroits et aller jusqu’à Djibouti ou d’autres lieux dans le sud de l’Océan Indien. Il est bien plus simple pour la marine indienne de se déployer depuis ses ports péninsulaires à l’ouest et à l’est de l’Inde ainsi que d’envoyer ses avions pour intercepter les flottes chinoises. De plus, si la Chine développe ses bases, elle aura à les renforcer périodiquement, ainsi que d’y affréter du carburant et d’autres provisions, et ceux-ci peuvent être interceptés. La marine indienne est bien plus proche de Djibouti ou de Gwadar.
Soyons prudents lorsque nous analysons les bases chinoises : ces dernières vont être vulnérables très longtemps, et pas juste vis-à-vis de l’Inde. La Chine a trois principaux défis : passer les détroits en temps de guerre ; échapper aux forces indiennes, et potentiellement américaines ; la vulnérabilité de ses bases. L’Inde ne domine pas l’océan Indien, et n’y arrivera probablement pas à un horizon prévisible, mais la Chine a d’importantes vulnérabilités.
N. M. : L’Inde a été sévèrement touchée par la crise du COVID-19 et en août 2021 moins de 10% de sa population est pleinement vaccinée. Au début de la crise, lorsque l’Inde était moins en difficulté, Narendra Modi avait promis à ses voisins que l’Inde allait les aider en leur fournissant une assistance sanitaire. Quelle est la situation ? L’Inde a-t-elle réussi à jouer ce rôle sanitaire et si non, la Chine en a-t-elle tiré profit ?
K. B. : La Chine se serait engagée en Asie du Sud dans tous les cas, du fait de ses énormes capacités. La diplomatie vaccinale indienne n’était pas restreinte à l’Asie du Sud, et l’Inde était supposée fournir des vaccins à l’Asie du Sud-Est et à des parties de l’Afrique également. L’effondrement de sa diplomatie était donc bien plus étendu qu’à son voisinage. Ce fut irréfutablement un revers majeur pour son image et sa réputation, tout comme son incapacité à gérer le rebond de la pandémie. Les médias indiens ont malheureusement camouflé ce fait. En Asie du Sud et du Sud-Est, si ce n’est autre part, l’Inde n’est pas perçue comme allant se remettre rapidement des dégâts de la pandémie. Son taux de vaccination, comme vous l’avez mentionné, est très faible. Narendra Modi a la fâcheuse habitude de faire trop de promesses publiques, et l’Inde est ensuite embarrassée. La diplomatie vaccinale était un désastre évitable.
L’Inde peut-elle se reprendre en main ? Elle détient, en effet, les capacités pour accélérer sa production de vaccin à long terme. Elle a commencé à inviter des fabricants étrangers à venir produire en Inde. S’ils construisent des infrastructures en Inde, ses capacités vaccinales seront largement accrues, et elle pourrait redevenir un centre d’approvisionnement mondial. Il y a de plus des vaccins indiens en cours de développement. Je pense que l’Inde va graduellement se remettre, mais que ce sera une longue rémission, et, dans l’attente, la Chine a intensifié ses investissements.
Le problème de la Chine est que ses vaccins sont peu efficaces, Sinovac n’étant efficace qu’à 50%. Même les pays qui ont accueilli à bras ouvert les vaccins de la Chine peinent aujourd’hui à gérer ce faible niveau d’efficacité. La Chine a été contrainte d’admettre que ses vaccins sont peu efficaces. De plus, la Chine fait durant l’été 2021 face à une montée du variant Delta, et sa capacité à gérer et à se remettre de la pandémie qui avait été tant admirée – après les débordements de Wuhan, qui furent un désastre diplomatique pour la Chine – est maintenant sous pression. Les confinements en Asie de l’Est et en Chine, bien que réussis, ont empêché le développement du type d’immunité collective au COVID-19 qui existe dans certains pays occidentaux. La faiblesse des taux de vaccination et d’immunité collective sont en train de devenir des problèmes : en ce sens, les capacités chinoises à maîtriser le virus pourraient devenir des faiblesses à long-terme. La question se pose donc de savoir si la Chine a réussi à enrayer cette pandémie. Nous le verrons dans les prochains mois. De plus, aux dernières nouvelles, la Chine n’accepte toujours pas les vaccins produits par l’Occident. Et si elle le fait, ce serait admettre que ses propres vaccins ne fonctionnent pas très bien. Alors que tout le monde parle de la montée en puissance du pouvoir technologique chinois, ce serait un revers majeur. En attendant, l’Inde peine à se remettre de la pandémie, et son économie est en train de ralentir.
Eléments de contexte : les affrontements de la vallée de Galwan, 2020
Les affrontements de la vallée de Galwan prirent place le 15 et 16 juin 2020, dans un contexte d’escalade des tensions frontalières entre la Chine et l’Inde. Opposant près de 300 soldats à plus de 4000 mètres d’altitude, ces affrontements, se déroulant en trois temps, ont marqué les esprits de par leur violence et par leurs répercussions. En effet, ces derniers aboutirent à la mort d’une quarantaine de soldats, soit les premières victimes des tensions frontalières sino-indiennes depuis 1975. Quatorze mois après, l’Inde et la Chine se font toujours face dans trois zones de friction : Depsang, Gogra et Hot Springs.
N.M. : En parlant de l’économie, la Chine est devenue en 2021 la deuxième destination d’exportations pour l’Inde, tout en restant sa première source d’importation. Croyez-vous en l’idée libérale que le commerce va favoriser un apaisement des tensions, voire faciliter un rapprochement sino-indien ?
K.B. : C’était un grand espoir que la normalisation des relations, particulièrement économiques, après la visite de Rajiv Gandhi en Chine, allait mener à une relation plus stable et pacifique. C’était la fondation de la politique indienne jusqu’à très récemment. Le commerce demeure robuste, et ce malgré les problèmes à Galwan (NDLR : Cf Ci-dessus, encadré) et au Ladakh de 2020. Evidemment, la relation économique avec la Chine n’a pas mené à une solution frontalière, et n’a pas empêché des confrontations : en 2013, 2014, 2015, 2017 et 2020. Elle n’a pas permis l’émergence d’une relation amicale ou de confiance, et n’a pas poussé les deux pays dans un partenariat. Je pense que le problème est que, pour la Chine, l’Inde n’est pas son marché principal. Si le marché indien est entravé, la Chine peut trouver des alternatives pour le compenser. Pour l’Inde, ce n’est pas le cas, et il existe de nombreux domaines dans lesquels l’Inde dépend des produits chinois. C’est une interdépendance asymétrique. Heureusement pour l’Inde, cette asymétrie n’a pas mené à un apaisement, dans le sens où il ne l’a pas rendu si dépendante qu’elle soit obligée de concéder à la Chine.
À nouveau, le facteur civilisationnel joue un rôle majeur. Cela étant dit, je dirais que l’Inde a été prudente durant les vingt dernières années de ne pas contrarier la Chine jusqu’à un certain point. Elle a respecté certaines lignes rouges vis-à-vis du Tibet, de Taïwan, et de la frontière en ne dramatisant pas les incursions chinoises. Même pendant les cinq différends frontaliers précédemment mentionnés, l’Inde est restée mesurée. La vérité est que les deux camps ont gagné à échanger. De plus, la Chine a investi en Inde ces dix dernières années, principalement dans ses start-ups. Malgré les affrontements à Galwan, la Chine demeure le principal partenaire commercial de l’Inde, plus que les Etats-Unis ou les Emirats Arabes Unis. Ce fait est structurel : il y a des choses dont l’Inde a besoin que seule la Chine peut lui fournir en terme de quantité et de prix. Ainsi, les représailles économiques contre la Chine suite à Galwan ne furent pas commerciales, mais portèrent sur des applications chinoises, ce qui n’a pas particulièrement blessé la Chine, excepté symboliquement.
Tout porte à penser qu’il est complexe pour l’Inde de jouer la carte économique contre la Chine. De plus, la Chine n’a pas utilisé la carte économique contre l’Inde non plus : elle n’en a probablement pas besoin du fait de son avantage militaire et diplomatique sur l’Inde. L’Inde va devoir maintenir une relation économique équilibrée avec la Chine, et je n’anticipe pas de changement drastique à l’avenir. Dans un sens, l’Inde fait ce qu’a fait la Chine avec les Américains après 1979 : ne pas franchir les lignes rouges pour pouvoir continuer d’accéder au marché. L’Inde importe de nombreux matériaux qui pourraient améliorer ses capacités de production à long terme. Elle va probablement maintenir cette approche, n’ayant pas réellement d’autre choix.
N.M. : Vous avez mentionné le consensus post-1988 stipulant que la dispute frontalière entre la Chine et l’Inde devait être déliée de la relation diplomatique sino-indienne. Pensez-vous qu’il soit possible pour la Chine et l’Inde d’entretenir des relations amicales, ou au moins non-contentieuses, sans accord frontalier avant ?
K.B. : Depuis 1988, la consensus était que l’Inde devait négocier un accord frontalier tout en normalisant ses relations avec la Chine le plus possible. Cette stratégie fonctionna relativement bien jusqu’en 2010. Mais depuis les années 2010, il est possible d’observer une hausse des incursions par les Chinois. Les troupes indiennes franchissent également la Ligne de contrôle réel (LAC) [4] mais la Chine ne fournit pas de données sur ces incursions, il est donc difficile de savoir qui ne respecte pas le plus la LAC.
Le paradigme de 1988 impliquait des négociations sur la frontière tout en développant une relation normale, avec l’espoir que ces deux éléments influent l’un sur l’autre. Les négociations frontalières permettraient une meilleure normalisation tandis que cette dernière, par le commerce et des accords de confiance [5], aiderait à trouver une solution pour la frontière. Et cela fonctionnait : en 2005, l’Inde et la Chine sont arrivés à un accord par la signature de directives et paramètres pour un accord frontalier [6]. Mais, presque immédiatement après cela, les relations empirèrent. La Chine rejeta certaines parties de l’accord de 2005 malgré sa signature, et commença à réclamer l’entièreté de l’Etat d’Arunachal Pradesh. En 2010, l’Inde arrêta de mentionner la souveraineté de l’Inde sur le Tibet au sein de leurs déclarations communes. Jusque-là, n’importe quelle déclaration mentionnait la reconnaissance de l’Inde sur la souveraineté chinoise au Tibet. Ce changement de politique de l’Inde fut en partie une réponse aux prétentions chinoises sur l’Arunachal Pradesh, cette dernière refusant d’octroyer des visas aux habitants de cet Etat. Il est possible que les critiques de la Chine sur l’accord de 2005 ou ses déclarations sur l’Arunachal Pradesh furent émises en réponse au « deal » nucléaire signé par l’Inde et les Etats-Unis la même année. Dans tous les cas, l’approche de 1988 fonctionnait de moins en moins.
La détérioration des relations fut peu perçue jusqu’à ce qu’elle mène aux confrontations débutant en 2013. Les analystes indiens appelaient l’Inde à revenir à sa position antérieure, impliquant que tant que la frontière ne serait pas stabilisée, aucune normalisation ne pourrait être obtenue. Cette position émergea notamment après la guerre de 1962. En 2014 et 2015, Modi essaya de convaincre les Chinois de progresser au moins sur la délimitation de la LAC, d’indiquer là où les deux armées sont sur la LAC, sans influence sur un accord frontalier. Les Chinois rejetèrent cette proposition. À ce moment, Modi comprit que, sans clarification de la LAC, il serait complexe pour l’Inde et la Chine de normaliser davantage leur relation. À la suite de Galwan, le ministre des Affaires étrangères indien, S. Jaishankar, annonça qu’aucune normalisation ne serait faite tant que les Chinois ne se désengageraient pas des lieux qu’ils ont occupé au Ladakh. Nous sommes arrivés à un point où il est difficile d’imaginer les deux camps résoudre leurs différends. La Chine souhaite que l’Inde perçoive la relation dans sa totalité, autrement dit sous le prisme de 1988, et qu’elle arrête de se focaliser sur la frontière. Mais l’Inde reste focalisée. La Chine et l’Inde n’ont jamais été aussi éloignées l’une de l’autre.
Dans le même temps, l’Inde est en train de construire des infrastructures, qui furent probablement la raison des affrontements de 2020. Les Chinois continuent d’en construire également. Xi Jinping est récemment allé à Lhassa et Nyingchi (Tibet), à proximité de la frontière avec l’Arunachal Pradesh, pour inaugurer des lignes ferroviaires et d’autres infrastructures. Il y a de plus des indications que les Chinois ont récemment construit des villages en Arunachal Pradesh, ce qui serait provocateur. En d’autres mots, des tensions pourraient monter dans le secteur oriental. Les bases militaires de Lhassa, Nyingchi et Chengdu en sont très proches. Durant la guerre de 1962, Mao avait appelé à focaliser les troupes en Arunachal Pradesh, où son armée est plus forte. Xi Jinping a souligné l’intérêt chinois pour l’Arunachal Pradesh : il est le premier leader chinois à visiter le Tibet depuis plus de 30 ans. Il faut ainsi être particulièrement attentif à ce qu’il se passe dans le secteur oriental : l’Inde en est bien consciente désormais.
Cela démontre que lorsque les relations sino-indiennes sont fragiles et agressives, il faut toujours penser au Tibet. Les Chinois y sont particulièrement sensibles. Leur peur n’est pas que l’Inde construise des infrastructures la menant au Tibet. Il y a une transition à venir au Tibet, le Dalaï-lama ayant 86 ans. Les Chinois vont certainement choisir leur propre Dalaï-lama. La diaspora tibétaine va probablement faire de même. Et si celle-ci venait à choisir quelqu’un né en Inde ? Que ferait Delhi ? Beijing souhaiterait que l’Inde reconnaisse le Dalaï-lama qu’elle a choisi. L’Inde serait également sous pression de ses citoyens, des Tibétains, et des Bouddhistes d’accepter leur Dalaï-lama. Ces derniers mois, la Chine a été plus active au Tibet, en essayant de déplacer sa population de la campagne aux villes où elle peut mieux les contrôler. Le Tibet bout, et nul leader en Chine ne peut se permettre de laisser la situation s’empirer. Si le Tibet et le Xinjiang ne pourraient mener à une chute du Parti communiste chinois (PCC), du fait de leur faibles populations, une mauvaise gestion de ces territoires mènerait à des problèmes dans le cœur de la Chine, parmi les Han. La sensibilité de la Chine vis-à-vis du Tibet n’est pas liée à un risque que l’Inde envahisse le Tibet pour le libérer – elle ne peut ni veut le faire. Mais toute action indienne pouvant encourager des défections susciterait des questions de la part de la grande majorité des Chinois, qui se demanderont pourquoi le Tibet est instable et pourquoi des pays comme l’Inde sont "autorisés" à "interférer" alors que la Chine est si puissante.
N. M. :Vous ne semblez pas très optimiste quant à l’avenir des relations sino-indiennes. Les deux armées ne se sont pas désengagées dans le secteur occidental et vous semblez affirmer qu’elles peuvent même intervenir dans le secteur oriental. Les affrontements qui ont débuté en 2020 vont-ils se poursuivre ?
K. B. : À l’heure actuelle, rien ne permet d’imaginer l’Inde et la Chine faire des compromis, désamorcer leur dispute et revenir à une situation de normalité. Nous n’avons même pas mentionné les plaines de Depsang, qui sont probablement le lieu de dispute le plus important au Ladakh. Des conflits pourraient survenir à Depsang, ainsi qu’au secteur oriental. Il est également important de mentionner le secteur central : les premières plaintes chinoises portant sur un comportement frontalier indien remontent à 1954 et portaient sur Bara Hoti, dans le secteur central. Quatre années furent nécessaires pour régler ce problème, et d’autres problèmes émergèrent entre temps. Il serait imprudent de ne pas mentionner ce secteur. Le Sikkim est également une zone contentieuse, car il est proche de la zone où les affrontements de Doklam eurent lieu en 2017. La Chine y a désormais plus de troupes qu’elle n’en avait en 2017. Il y a ainsi quatre secteurs où il pourrait y avoir des problèmes, sans même prendre en considération le secteur maritime, avec l’océan Indien.
Dans mon livre, « India versus China », j’essaye de montrer qu’il y a quatre catégories de différends dans la relation sino-indienne. Nous avons déjà mentionné les problèmes d’asymétrie de pouvoir et de périmètre (incluant la frontière et le Tibet), mais il y a également un problème vis-à-vis de leurs partenariats stratégiques. L’Inde et la Chine n’ont jamais eu les même partenaires, et ne l’ont jamais été l’une avec l’autre. La Chine était brièvement « partenaire » avec l’Union soviétique dans les années 1950, puis avec les Etats-Unis après 1971, tandis que l’Inde était avec les Soviétiques après 1971, et très brièvement avec les Américains pendant la guerre de 1962. Après la Guerre froide, les Chinois sont proches des Russes et les Indiens sont proches des Américains. Cette absence de partenariat commun fait que leurs leaderships, politique, militaire ou bureaucratique, n’ont jamais travaillé ensemble, ne se connaissent pas et ne se font pas confiance. Leurs pratiques opérationnelles militaires et diplomatiques n’ont jamais été imbriquées.
La quatrième catégorie de différend porte sur les perceptions mutuelles. Depuis la fin du XIXe siècle, une partie de l’opinion chinoise est plutôt méprisante vis-à-vis de l’Inde, la percevant comme une civilisation jadis puissante mais qui a succombé au colonialisme britannique. Les intellectuels chinois considèrent que le contrôle des Britanniques fut facilité par la désunion et la désorganisation de l’Inde. Depuis les années 1940, la Chine a une mauvaise perception de l’Inde, de ses instabilités et de sa pauvreté notamment. De façon plus large, la Chine ne considère pas l’Inde comme un égal. Son analyse s’arrête aux grandes puissances, et le seul pair que la Chine reconnaît est les Etats-Unis, l’Inde n’étant pas selon la Chine une grande puissance. Du côté indien, il y également des perceptions négatives de la Chine : si vous allez sur les réseaux sociaux, vous y trouverez un mélange de jingoïsme [7], de racisme et de mépris culturel des deux côtés. Les Chinois ont adopté une version occidentalisée du racisme, codé par la couleur et par un sentiment de supériorité civilisationnelle. Les Indiens également, mentionnant les Chinois comme un peuple mongoloïde et affirmant la supériorité de la civilisation indienne. Je ne prétends pas que tout le monde est raciste et super-nationaliste des deux côtés, mais il y a néanmoins beaucoup d’ignorance et de séparation civilisationnelle dans les deux sociétés.
En regardant ces « quatre-P » – perception, partenariat, pouvoir et périmètre – il est possible d’observer que l’Inde et la Chine ne se perçoivent pas de façon positive, qu’elles n’ont jamais été partenaires et qu’elles ne le seront probablement pas, que leur asymétrie de pouvoir est large et grandissante, et qu’elles ne s’entendent pas sur leur périmètre. Et tout cela peut être dit tout en ignorant d’autres sujets de tensions : la dispute sur les eaux de leurs rivières, leurs relations avec le Pakistan, leur compétition d’influence en Asie du Sud-Est et en Afrique. Donc, non, je ne suis pas optimiste : il y a une grande fracture. Est-ce que cela escaladera en un conflit total ? Probablement pas, car la géographie les en empêche. À 3000-4000 mètres d’altitude dans les montagnes, il est complexe de combattre. Et aucun camp n’a les capacités de lancer des batailles de grande-échelle dans le domaine maritime. Dans ce sens, la géographie les aide. Pour faire simple : pas de guerre en perspective, mais pas de paix non plus.
Copyright septembre 2021-Bajpai-Montel/Diploweb.com
Publication initiale sur le Diploweb.com le 10 octobre 2021
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Kanti Bajpai « India versus China : Why They Are Not Friends » , ed. Juggernaut, 2021. Via Amazon
Why have relations between India and China, which comprise nearly forty per cent of the world’s population, been troubled for over sixty years ? A war in 1962 was followed by decades of uneasy peace, but in recent years A rising number of serious military confrontations has underlined their huge and growing differences. This book examines these differences in four crucial areas : their perceptions and prejudices about each other ; their continuing disagreements over the border ; their changing partnerships with America and Russia ; and the growing power asymmetry between them, which affects all aspects of their relationship. China demands deference as a great power and the dominant country in Asia, while India wants recognition and respect as an equal. With such a deep divide separating the two neighbours, what does the future hold ? In this lucid, informative, and insightful book, a leading expert on the subject decodes the complex history of India–China relations and argues that the path ahead is a difficult one that could see more military confrontations, including violent border clashes. Crucial to the relationship will be India’s ability to reduce the enormous gap with China in economic, military, and even soft power.
Kanti Bajpai est un chercheur indien, enseignant actuellement à l’Université nationale de Singapour. Spécialiste reconnu des relations sino-indiennes, il est l’auteur de plusieurs ouvrages portant sur leurs points de tensions et sur leurs perspectives d’apaisement. Son nouveau livre, « India versus China : Why They Are Not Friends », a été chez Juggernaut en juin 2021, un an après les affrontements de Galwan. Propos recueillis en anglais et traduits en français pour Diploweb.com par Noé Montel, étudiant en Master de Relations Internationales Contemporaines à Sciences Po Lyon et auteur d’un mémoire portant sur les implications stratégiques des mutations de la rivalité sino-indienne.
[1] NDLR : « Bitter rivals » en anglais.
[2] NDLR : Quad, une alliance militaire informelle regroupant l’Australie, les États-Unis, l’Inde et le Japon.
[3] NDLR : « Free and Open Indo-Pacific »
[4] NDLR : « Line of Actual Control », ou LAC en anglais.
[5] NDLR : « confidence-building measures » en anglais.
[6] NDLR : « guidelines and parameters for a border settlement » en anglais.
[7] NDLR : Terme anglais synonyme de chauvinisme patriotique.
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,Date de publication / Date of publication : 10 août 2024
Titre de l'article / Article title : Quel est l’ADN des relations sino-indiennes ? Entretien avec Kanti Bajpai
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Comment caractériser les relations entre la Chine et l’Inde ? Un partenariat entre l’Inde et les États-Unis est-il inévitable ? Le Quad deviendra-t-il une forme d’OTAN asiatique ? L’Inde peut-elle être leader de l’océan Indien ? Le commerce peut-il favoriser un apaisement des tensions, voire faciliter un rapprochement sino-indien ? Voici quelques-unes des questions posées à Kanti Bajpai par Noé Montel pour Diploweb.com.
Publication initiale sur le Diploweb.com le 10 octobre 2021.
Adresse internet / URL : https://www.diploweb.com/spip.php?article2309
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