Un espace politique s’ouvre aujourd’hui pour que l’Europe puisse donner la pleine mesure de son « soft power », en mobilisant les ressources d’une culture entendue dans une acception large, qui embrasse, au-delà du répertoire du patrimoine et de la création, tout le champ des savoirs, des idées, du débat et de l’éducation.
Dans le cadre de ses synergies, le Diploweb.com est heureux de publier avec l’accord de l’auteur cette réflexion de Pierre Buhler, initialement publiée le titre « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture », au sein d’un dossier consacré à « La souveraineté nationale dans le contexte européen » de la revue « L’Ena hors les murs », n° 498, 2020, pp. 67-68. aaena.fr
« SI c’était à refaire, je commencerais par la culture » Cette citation, qui émaille nombre de discours, est attribuée à Jean Monnet. Censée qualifier le projet européen, la formule est élégante, certes, mais il ne l’a jamais prononcée. Un autre père fondateur, Robert Schuman, a, en revanche, bien énoncé la même idée lorsqu’il écrivait que « L’Europe, avant d’être une alliance militaire ou une entité économique, doit être une communauté culturelle dans le sens le plus élevé de ce terme ».
La « déclaration de Rome » du 25 mars 2017, adoptée conjointement par le Conseil européen, le Parlement et la Commission lors de la célébration du 60ème anniversaire du traité éponyme, salue une Europe sûre, prospère, sociale, forte sur la scène mondiale. Mais la culture n’apparaît guère que sous la forme de références au patrimoine, à la diversité et au « développement culturel » des citoyens. Loin de l’objectif que Schuman appelait de ses vœux.
Si la culture est une clef de l’émancipation des individus, elle est aussi un ciment de la cohésion des nations, et à ce titre un outil politique, aux mains des Etats. Parce qu’elle relève, en dernière analyse, d’une logique de souveraineté, elle n’a, pas davantage que la diplomatie ou la force armée, fait l’objet d’un transfert de compétence à l’entité européenne.
Les traités successifs ont toujours réservé, à titre principal, à la compétence des Etats membres la culture, dont la mention n’est apparue qu’en 1992, dans le Traité de Maastricht, mais en cantonnant l’Union européenne dans un rôle subsidiaire.
Pour autant, un certain nombre d’initiatives louables ont été prises au fil des décennies : les journées européennes du patrimoine, les capitales européennes de la culture, le label du patrimoine européen, etc. La Commission a, en 2014, lancé le programme « Europe créative » [1] , qui a permis de produire des dispositifs d’appui à la diffusion et à la coproduction européenne de films et œuvres audiovisuelles, d’éducation à l’image par le cinéma, des projets de coopération transnationale, de mobilité des créateurs et d’aide à la traduction, des prix culturels.
Mais au-delà de ces programmes ponctuels, les Etats ont vu dans l’action au niveau européen un levier et un rempart pour soustraire la culture à la marchandisation au nom du libre commerce. Les coulisses desinstitutions européennes ont ainsi été souvent agitées de débats musclés sur la protection de la création. La directive « Télévision sans frontières » a ainsi ordonné depuis trois décennies la politique audiovisuelle de l’Union européenne, autorisant des quotas de diffusion par les opérateurs nationaux. Une autre directive, « Services de médias audiovisuels », a eu pour objet de coordonner les législations nationales en ce domaine.
(...) l’échelon européen s’est révélé être le niveau pertinent de l’affirmation d’une souveraineté européenne face à de puissants intérêts économiques extra-européens.
Bien qu’il ait fallu, à chaque fois, convaincre des Etats-membres réticents, par conviction ou par sensibilité aux pressions, l’échelon européen s’est révélé être le niveau pertinent de l’affirmation d’une souveraineté européenne face à de puissants intérêts économiques extra-européens. Aucun pays n’a été plus actif à cet égard que la France, qui était parvenue à faire sanctuariser, en 2005, le principe de la diversité culturelle dans une convention des Nations Unies sur la « protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ». Dernière illustration en date, l’adoption en 2019 de la directive sur les droits d’auteur et les droits voisins a ainsi été acquise de haute lutte face à un lobbying agressif de la part des géants américains de l’internet, les GAFA.
Cette modalité d’action relève au fond du fonctionnement normal de l’Union européenne, à savoir l’émission de normes, qui est sans doute son principal levier d’influence dans le monde. Les milieux académiques y ont vu les éléments d’une « puissance normative » (Ian Manners), ou encore l’expression de « la force par la norme » (Zaki Laïdi). Le « Wall Street Journal » a même dénoncé un « impérialisme de la régulation »…
De fait, ces normes de toutes natures produites par l’UE constituent l’instrument principal du « soft power » [2] européen. Elles orientent les conduites de nombreux acteurs internationaux pour avoir accès au marché européen ou aux aides. L’Europe est connue pour sa politique de concurrence, pour ses accords de libre-échange, par sa politique de développement. A l’échelon local, les priorités des délégations de l’Union européenne sont d’ordre commercial et économique, politique, ont trait à l’aide au développement ou aux relations publiques.
Mais la culture, le potentiel créatif, les valeurs et les idées – qui sont classiquement les outils du « soft power » – en sont largement absents ou y occupent au mieux une place mineure. Cause ou conséquence, ce sont les Etats qui déploient les ressources de leur culture – patrimoine, création, littérature, pensée… – et de leur langue au service de ce qui est désormais connu sous le nom de diplomatie culturelle ou diplomatie d’influence.
La relève de 2019 à la tête des institutions européennes sera-t-elle l’occasion d’une nouvelle donne, qui ménagerait à la culture un rôle d’outil dans la projection du "soft power" européen ?
La France est, de tous les pays européens, celui qui a mesuré le plus tôt le potentiel de sa culture pour conquérir les cœurs et les esprits, puisque c’est dès le milieu des années 1880 qu’est né le mouvement des Alliances françaises. Aujourd’hui, le réseau culturel français à l’étranger est formé de 98 instituts français et de 840 alliances françaises, qui organisent quelque 30 000 manifestions culturelles par an et accueillent plus de 600 000 apprenants dans leurs centres de cours. Avec son réseau d’Instituts Goethe, l’Allemagne a 160 établissements dans une centaine de pays, et y accueille 250 000 apprenants d’allemand. Quant au British Council, il opère également dans une centaine de pays, avec des centres de cours et de certifications. Sans prétendre à l’exhaustivité, on mentionnera également les instituts Cervantes et les instituts culturels italiens.
La relève de 2019 à la tête des institutions européennes sera-t-elle l’occasion d’une nouvelle donne, qui ménagerait à la culture un rôle d’outil dans la projection du "soft power" européen ? Dans son discours d’investiture devant le Parlement européen, le 27 novembre 2019, Ursula von der Leyen a indiqué sa volonté de « façonner un meilleur ordre mondial » et son intention de bâtir une Commission « géopolitique ». Un tel choix implique d’y intégrer pleinement la dimension du "soft power", attribut de la puissance et de l’influence.
Dans le contexte d’un ordre international devenu plus brutal, dominé par les rapports de force davantage que par la règle de droit, l’influence par la norme ne suffit plus, en effet, à porter le message de l’Europe ni à promouvoir sa vision et ses intérêts. La culture européenne, à l’incomparable diversité, est un formidable atout à cet égard, que la Présidente de la Commission a, dans le discours cité, bien décrit : « c’est ce qui nous rend uniques. Notre âme, notre culture, notre diversité, notre patrimoine ».
Un espace politique s’ouvre aujourd’hui pour que l’Europe puisse donner la pleine mesure de son « soft power », en mobilisant les ressources d’une culture entendue dans une acception large, qui embrasse, au-delà du répertoire du patrimoine et de la création, tout le champ des savoirs, des idées, du débat et de l’éducation. Et il lui faut la placer au cœur de la politique extérieure de l’UE, de la diplomatie européenne – pas comme l’appoint d’une stratégie de relations publiques. Et c’est à la jeunesse qu’il y a lieu de s’adresser au premier chef, la jeunesse dont le rôle central dans la construction du monde de demain tombe sous le sens
Elle en a et les moyens et les instruments. Il lui reste à en forger la volonté et à en définir la méthode.
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Pierre Buhler, diplomate, président de l’Institut français, est l’auteur de « La puissance au XXIème siècle, les nouvelles définitions du monde », préface d’Hubert Védrine, CNRS Editions, 2019 (3ème édition actualisée). Il s’exprime ici à titre personnel. pierre.buhler institutfrancais.com et twitter : @PierreBuhler
[2] Intraduisible en français, la notion de "soft power" a été définie par son auteur, Joseph Nye, professeur à Harvard et secrétaire adjoint à la défense dans l’administration Clinton, comme la capacité d’un Etat à « façonner ce que les autres désirent ». Et d’obtenir un résultat recherché à un coût moindre qu’en recourant au "hard power", qui désigne la panoplie des actions coercitives.
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Date de publication / Date of publication : 21 juin 2020
Titre de l'article / Article title : Quel "soft power" européen ? Un espace politique s’ouvre aujourd’hui
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Un espace politique s’ouvre aujourd’hui pour que l’Europe puisse donner la pleine mesure de son « soft power », en mobilisant les ressources d’une culture entendue dans une acception large, qui embrasse, au-delà du répertoire du patrimoine et de la création, tout le champ des savoirs, des idées, du débat et de l’éducation.
Dans le cadre de ses synergies, le Diploweb.com est heureux de publier avec l’accord de l’auteur cette réflexion de Pierre Buhler, initialement publiée le titre « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture », au sein d’un dossier consacré à « La souveraineté nationale dans le contexte européen » de la revue « L’Ena hors les murs », n° 498, 2020, pp. 67-68. aaena.fr
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