Le 5e rapport fédéral sur la pauvreté et sur la richesse en Allemagne doit être relativisé et passe à côté de tendances majeures, explique de façon argumentée et nuancée Dorothea Bohnekamp. Illustré d’une carte et d’un graphique.
AU COURS des différents débats qui émaillent cette drôle de campagne présidentielle 2017 en France survient toujours ce moment fatidique où les différents candidats abordent la réussite économique outre-Rhin. Face à l’admiration qu’elle peut susciter dans certains courants de la politique française, ses détracteurs entonnent toujours la même musique, quitte à jeter un peu vite le bébé avec l’eau du bain, et à reléguer aux orties les performances indéniables de la première puissance industrielle en Europe : le modèle germanique n’a pas de leçons à donner aux Français. Profondément inégalitaire, il produirait chaque année plus de pauvreté et de précarité, mettant ainsi à nu la face sombre de ce capitalisme rhénan triomphateur et dominant en Europe. Certes, les amalgames et anathèmes sont le lot de toute campagne électorale, mais la charge germanophobe n’est jamais très loin quand il s’agit de dresser l’opinion française contre l’ordo-libéralisme allemand, dernier avatar d’un mercantilisme déchaîné.
Ce faisant, ces politiques exploitent également des thématiques sensibles que sont la pauvreté et la richesse : l’imaginaire de l’argent suscite toujours dans l’inconscient français, comme le révèle cette campagne, les passions les plus contradictoires. Aucun autre sujet n’attise de tels fantasmes, dévoile autant de tabous et touche à l’intime de notre identité. Ce miroir que nous tend la (mauvaise) fortune des autres finit toujours par nous renvoyer le reflet de nos frustrations. La pauvreté serait-elle alors davantage un ressenti qu’une réalité tangible dans un pays réputé riche où, selon le bon mot, un conducteur de BMW passe pour un indigent comparé à la Porsche qui le double ?
Le 5e rapport fédéral sur la pauvreté et sur la richesse, qui sera soumis à l’approbation du gouvernement au printemps 2017, dit tout le contraire. Son constat est alarmant : à l’échelle fédérale, la proportion des personnes pauvres, c’est-à-dire « exposées à un risque de pauvreté », atteint depuis la réunification un nouveau record : 12,9 millions d’Allemands, soit 15,7% de la population allemande, seraient désormais considérés comme potentiellement ou réellement pauvres. Pour mieux cerner ce groupe protéiforme, le collectif de chercheurs en charge du rapport, a repris à son compte la définition utilisée par l’Union européenne : ce sont en particulier les ménages vivant avec moins de 60% du revenu médian (qui s’élève à 1413 euros par mois pour un couple sans enfants) qui connaissent une situation de pauvreté. En Allemagne, une personne célibataire est par conséquent considérée comme pauvre dès lors qu’elle gagne moins de 917 euros nets ; un adulte avec un enfant aux revenus inférieurs de 1192 euros et une famille avec deux enfants aux revenus compris entre 1 978 et 2 355 euros net composent également cette population défavorisée. Si elle a nettement baissé en Allemagne de l’Est, au détriment de l’ouest du pays, la pauvreté est actuellement un phénomène urbain qui toucherait particulièrement les grandes villes, Brême et Berlin en tête. Dans la capitale allemande, qui se veut « pauvre, mais sexy », un Berlinois sur cinq vit désormais des allocations de chômage Hartz IV. Face aux prix immobiliers qui explosent, les sans-logis se multiplient et la pauvreté visible s’accroît sensiblement dans les plus grandes villes allemandes. Plusieurs groupes sont particulièrement exposés au risque de pauvreté : les chômeurs, les familles monoparentales et nombreuses, les personnes âgées et les personnes issues d’un contexte migratoire. Les experts allemands s’inquiètent en particulier de la situation des enfants : on estime que 19% des enfants grandissent actuellement dans un contexte défavorisé, au sein de familles bénéficiaires de l’allocation Hartz IV, et que l’augmentation du nombre de parents célibataires expliquerait la précarisation des plus jeunes. Ce constat laisse perplexe : comment l’économie allemande, caractérisée par son insolente croissance, son taux de chômage proche du plein emploi et son budget quasi équilibré, peut-elle produire autant de laissés pour compte du système ? L’éthique protestante serait-elle donc soluble dans cet esprit du capitalisme délétère qui creuserait les inégalités ? Pis encore, il y aurait donc une fabrique spécifiquement teutonne de la pauvreté ?
Le constat selon lequel la santé économique actuelle de l’Allemagne n’aurait aucune incidence sur la pauvreté mérite d’être nuancé. Certes, la promesse initiale de l’économie sociale de marché, qui se voulait être un ascenseur social et garantir la « Wohlstand für alle » (la prospérité pour tous) - selon le titre de l’ouvrage du ministre fédéral de l’Economie Ludwig Erhard – n’a pas été réalisée. Mais qu’est-ce que signifie être pauvre dans un pays riche ? Les statistiques prennent notamment en compte les étudiants et les jeunes en formation professionnelle, dont la grande majorité est certes « pauvre » d’un point de vue strictement matériel, mais perçoit son impécuniosité avant tout comme passage obligé pour ces futurs cadres de la nation. D’ailleurs, les experts en charge du rapport constatent un écart croissant entre la pauvreté réelle et la perception qu’en ont les principaux acteurs. Cette contradiction entre un ressenti subjectif – de nombreux sondés ne se considèrent pas comme pauvres, notamment les personnes âgées, alors qu’ils sont recensés comme tels - et une situation réellement précaire montre la difficulté à circonscrire correctement la pauvreté. Cette question relativise en tout cas la pertinence du critère purement monétaire retenu pour définir une situation complexe souvent appréhendée de manière très personnelle et intime. Le rapport ne s’intéresse pas non plus au patrimoine, en particulier immobilier, des sondés, une donnée pourtant essentielle pour apprécier leur niveau de vie, en particulier celui des personnes âgées. Il faut rappeler que l’Allemagne est loin d’être l’eldorado des propriétaires et que seuls 46,5% des ménages sont propriétaires de leur bien. Or, se focaliser sur la pauvreté relative, en termes de revenus, au détriment de la pauvreté absolue, en baisse constante celle-là depuis des années, revient à mesurer davantage l’inégalité que la pauvreté réelle, encore que ces deux-là forment bien sûr un couple indissociable. D’ailleurs, la critique récurrente à l’égard du rapport fédéral suggère de prendre également en compte l’habitat, l’accès à la formation, la santé, le travail et la qualification des sondés, et de mesurer le pouvoir d’achat des ménages, ce qui reviendrait à dresser une toute autre cartographie de la pauvreté en Allemagne et à produire une image plus exhaustive, à variables multiples, de la pauvreté en Allemagne.
Surtout, le rapport ne reflète pas les tendances majeures qui ont profondément infléchi la situation de l’emploi en Allemagne (43 millions de personnes actives en 2016, un chiffre record). C’est d’abord la baisse historique du chômage en Allemagne (6,2% au premier trimestre 2017) qui a contribué à intégrer massivement les jeunes sur le marché du travail et à réduire depuis dix ans le chômage de longue durée, longtemps premier facteur de pauvreté en Allemagne. Si l’on constate en revanche une légère hausse des emplois précaires, qu’on appelle « atypiques » outre-Rhin, on remarque aussi que le travail à temps partiel, inclus dans cette catégorie d’emploi, est largement répandu en Allemagne, plébiscité par nombre de femmes soucieuses de concilier emploi et famille. On assiste à la multiplication de ces formes plus individualisées – plus risquées et moins bien payées aussi – de l’emploi salarié, qui ne sont plus imposées par l’employeur ? C’est précisément ce travail à la carte qui contribue à repenser l’emploi traditionnel. Le marché de l’emploi en Allemagne est en tout cas loin d’être aussi segmenté qu’il n’y paraît : la grande majorité des salariés allemands connaissent au moins une fois, au cours de leur carrière, un emploi dit « atypique », souvent considéré comme « sas », comme une étape provisoire, pouvant mener vers des emplois dit « classiques » (à savoir un emploi salarié, sur une base d’un contrat de travail indéterminé, avec un volume horaire hebdomadaire supérieur à 31 heures).
Il faut rappeler que les salariés allemands ont connu ces dernières années de réelles augmentations salariales, notamment en raison de l’introduction du salaire minimum, qui a également contribué à réduire les importantes inégalités salariales outre-Rhin. De même, la répartition des richesses est restée relativement stable : environ 78% des Allemands sont considérés comme appartenant aux couches moyennes. Le rapport fédéral montre d’ailleurs que la proportion des personnes « riches », c’est-à-dire gagnant trois fois le revenu médian, est restée inchangée et que le taux de personnes assujetties au taux d’imposition maximale (45%) poursuit sa baisse, passant de 14,56 % 2007 à 12,59 % en 2012. De même, la proportion d’Allemands qualifiés de « fortunés » et disposant d’un patrimoine supérieur à 500 000 euros baisse tous les ans, passant de 2,8% en 2002 à 2,5% en 2012. L’équation selon laquelle la pauvreté en Allemagne produirait par effet de ricochet plus de richesses s’avère donc erronée. Quoi qu’il en soit, pour devenir riche, dans ce pays à la démographie en chute libre, il est préférable d’hériter. En témoigne le montant des successions déclarées qui s’est fortement accru ces dernières années, passant de 22 milliards en 2007 à 40 milliards d’euros en 2014.
Enfin, si le revenu national après impôt a fortement a augmenté, de l’ordre de 10 % entre 2012 et 2015, la perception des Allemands est très différente quant à l’évolution des richesses. 44% des Allemands pensent que la pauvreté s’amplifie chaque année en Allemagne. Quelles en seront les conséquences politiques ? Ces chiffres ne font-ils que dramatiser une situation économique, rassurante par ailleurs, et entretenir la légende d’une Allemagne pauvre, ce qui donnerait du grain à moudre aux partis populistes, l’Alternative für Deutschland en tête ?
Il reste en tout cas un chantier pour les politiques allemands : compte tenu de la corrélation forte entre pauvreté et formation scolaire, le futur chancelier ou la future chancelière devra se saisir des problématiques éducatives. Plus encore qu’ailleurs, le succès scolaire des élèves est fortement conditionné par l’appartenance socioprofessionnelle des parents, et la sélection scolaire, qui opère dès la fin du CM1, obéit implicitement à une logique sociale.
Si l’on veut combattre les racines de la pauvreté dans ce pays, c’est par là qu’il faudrait commencer.
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Historienne et économiste, Dorothea Bohnekamp est Maître de conférences à l’université Paris 3 – Sorbonne nouvelle, où elle dirige le Master « Gestion et Marketing franco-allemands ».
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Date de publication / Date of publication : 17 avril 2017
Titre de l'article / Article title : Pauvre Allemagne ?
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Le 5e rapport fédéral sur la pauvreté et sur la richesse en Allemagne doit être relativisé et passe à côté de tendances majeures, explique de façon argumentée et nuancée Dorothea Bohnekamp. Illustré d’une carte et d’un graphique.
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