60 ans après la fin de ce conflit, l’historien Ivan Cadeau revisite la guerre d’Indochine, à l’occasion de la sortie de son ouvrage "La guerre d’Indochine. De l’Indochine française aux adieux à Saigon 1940-1956". Il répond aux questions d’Ivan Sand pour le Diploweb.com.
Ivan Sand : Quel est le cheminement intellectuel qui vous a conduit à la publication de cet ouvrage ? De nombreux livres traitent de la guerre d’Indochine, que souhaitiez-vous apporter à l’historiographie de ce conflit ?
Ivan Cadeau : Comme vous le soulignez, il existe de nombreux livres relatifs à la guerre d’Indochine, qu’il s’agisse de témoignages ou d’ouvrages à caractère scientifique. Parmi ceux-ci, pourtant, rares sont les études traitant d’histoire militaire, et le conflit indochinois a souvent été abordé sous l’angle politique et/ou diplomatique, les aspects « militaires » ayant été insuffisamment traités. Seul le livre du général Gras [1], sorti à la fin des années 1970 et augmenté au début des années 1990 s’intéressait à la stratégie opérationnelle des belligérants. C’est dans cette continuité que j’ai souhaité écrire mon livre tout en révisant l’histoire – ce qui est la base du travail d’historien et en revenant sur certaines croyances ou en nuançant certains aspects en apportant une autre analyse possible. Ainsi par exemple de la bataille d’Hoa Bin (novembre 1951-février 1952) qui est communément présentée comme une grande victoire française. Or non seulement celle-ci ne résout rien d’un point de vue stratégique mais elle ruine les efforts de pacification dans le delta et aboutit à un renversement de l’équilibre au profit du Viêt-Minh à l’intérieur de celui-ci.
IS : Les historiens font généralement démarrer le conflit en 1945. Pourquoi avez-vous fait remonter votre analyse à 1940 ?
IC : Pour être intelligibles de tous, les historiens « bornent » chronologiquement les événements. Pourtant ceux-ci sont la conséquence de causes antérieures. Dans le cas de la guerre d’Indochine, on ne peut comprendre le conflit qui débute en 1945 (et que l’on ne fait habituellement et arbitrairement commencer qu’en décembre 1946) sans remonter à l’année 1940 et à l’effondrement de la France comme grande puissance sur la scène internationale. C’est cependant ce fait historique majeur qui permet la mainmise japonaise sur l’Indochine, puis l’éradication de la souveraineté française et, enfin, l’éclosion des partis nationalistes et indépendantistes dont le Viêt-Minh, mouvement d’obédience communiste, sortira vainqueur au Vietnam. Dans le même ordre d’idée, j’ai souhaité conclure mon ouvrage par un chapitre portant sur les deux dernières années de la présence française en Extrême-Orient, entre 1954 et 1956. Beaucoup de livres s’achèvent généralement avec la défaite de Diên Biên Phu et les accords de Genève. Il m’a semblé que l’étude de ces deux années où la France quitte le Nord-Vietnam et tente de continuer à jouer un rôle en Asie à partir du Sud-Vietnam est particulièrement riche et s’inscrit dans le prolongement de la guerre. On le sait, cette politique sera vouée à l’échec.
IS : À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, quel rôle jouent les Américains en Indochine ? Aurait-il été possible de trouver une solution négociée à cette époque avec les dirigeants du Viêt-Minh ? Était-ce la volonté des pouvoirs politiques français ?
IC : Le président Roosevelt est foncièrement anticolonialiste et n’est pas le plus francophile des dirigeants américains. Les contacts entre ces derniers et le Viêt-Minh se font à la fin de la guerre par l’intermédiaire de l’Office of Stategic Service (l’ancêtre de la CIA) dont les cadres entretiennent de bons rapports avec le Viêt-Minh. Il s’agit pour les Américains de récupérer les pilotes abattus par les Japonais et d’obtenir du renseignement. Le caractère communiste du mouvement Viêt-Minh semble largement leur échapper à l’époque et celui-ci bénéficie d’un fort capital sympathie. Si les Américains ne peuvent s’opposer au retour des Français en Indochine à la fin de l’année 1945, ils leur suppriment, en revanche, toute l’aide matérielle qui aurait pu faciliter les opérations de reconquête, ce qui explique en partie la pauvreté du corps expéditionnaire dans ce domaine. À partir de l’été 1950 et du déclenchement de la guerre de Corée, le regard et la politique américaine à l’égard du combat de la France en Indochine changent.
Il est toujours malaisé de réécrire l’histoire – le fameux « What if ? » des Anglo-Saxons – mais il est raisonnable de penser qu’en 1945 entre une France désireuse de retrouver son prestige passé, n’ayant pas assimilé l’ampleur des changements dans les territoires qu’elle occupe, et un parti nationaliste communiste souhaitant l’unité et l’indépendance du Vietnam, une solution de compromis était difficile. Dans le contexte de l’époque, les négociations entreprises entre 1945 et 1946 montrent bien des désaccords et des antagonismes de fond dont on voit mal comment ils auraient pu être réglés sans qu’une des deux parties ne renonce à ses buts. À cette date, la position française définie par le général de Gaulle, puis plus tard par les premiers dirigeants de la IVe République, est nette : il s’agit de restaurer la souveraineté française et les droits de la métropole sur ses possessions extrême-orientales.
IS : Sur le théâtre des opérations, dans quelle mesure la géographie indochinoise (longues distances, végétation dense, voies de communication difficiles d’accès) a-t-elle favorisé le développement de nouveaux moyens de mobilité ?
IC : Le milieu physique de la péninsule indochinoise est un milieu particulièrement contraignant. Sur ce théâtre d’opérations, plus que sur tout autre théâtre rappelle le colonel Gazin, commandant à deux reprises le génie du corps expéditionnaire, « la géographie commande ». La géographie à laquelle il convient d’ajouter le climat, qualifié de débilitant pour les combattants européens, qui use les hommes et les matériels. Les infrastructures terrestres étant inadaptées et agressées tant par les intempéries que par l’action de l’adversaire, le travail de rétablissement des itinéraires (routiers, ferrés, et fluviaux) va s’avérer une tâche écrasante sans cesse renouvelée, tout comme les opérations d’ouverture de route, qui permettent de garantir la sécurité et la libre circulation sur les axes de communication. L’utilisation de l’arme aérienne va redonner une mobilité tactique, opérative et stratégique au corps expéditionnaire : en s’affranchissant des contraintes liées aux axes terrestres, le commandement pensera avoir trouvé une solution. Le concept de base aéroterrestre inauguré d’abord à Hoa Binh puis à Na San semblera effectivement prouver le bien-fondé de ce raisonnement. Malheureusement, le potentiel aérien restera toujours insuffisant et la voix de l’armée de l’air insuffisamment écoutée, d’où des déconvenues lors de la bataille de Diên Biên Phu.
IS : Au niveau opérationnel, quelles sont les leçons tirées de la guerre d’Indochine ?
IC : Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, les opérations que mène l’armée française en Extrême-Orient revêtent un caractère particulier d’un genre nouveau. Là, à quelques exceptions près, pas de front et un adversaire qu’il est bien difficile de capturer ou de détruire. Le terrain de la guerre n’est plus le même, il englobe désormais les populations qui deviennent un enjeu en même temps qu’un acteur de la guerre. Aussi parle-t-on de « guerre en surface », de guerre « contre-insurrectionnelle », « révolutionnaire », « contre-subversive », etc. Avec les faibles moyens dont il dispose et en proposant des réponses inadaptées, le corps expéditionnaire perd peu à peu le contrôle et le soutien de ces populations. C’est l’un des grands enseignements tirés de la guerre, à savoir qu’il faut d’une part s’adapter rapidement aux conditions de la lutte (conditions géographiques), en regagnant une mobilité perdue - d’où la nécessité de se doter de matériels légers et adaptés - et à la forme de guerre imposée par l’ennemi. Fort de l’expérience acquise, les cadres français tenteront de mettre en pratique ces « lessons learned » au cours de la guerre d’Algérie, avec plus ou moins de succès.
IS : Sur le plan politique, comment est perçu le conflit depuis Paris ? Quelles étaient à l’époque les priorités politiques des dirigeants français ?
IC : La définition des buts de guerre est l’affaire du gouvernement, la conduite des opérations est l’affaire du commandant en chef. Or, hormis au début (restaurer la souveraineté française), les buts de guerre ont constamment évolué ou ont été mal définis : s’agissait-il de défendre le monde « libre » contre le monde communiste, de véritablement promouvoir l’indépendance des États associés, de construire une vraie fédération indochinoise à l’intérieur de l’Union française [2] ? L’hésitation était constante, l’instabilité gouvernementale de la IVe République ne permettaient pas de toute manière de pouvoir mener une politique cohérente au long terme. Une chose est claire : dans le contexte que connaît la France de l’après-guerre, le problème indochinois ne constitue pas une priorité et, pour le régler, le pays ne peut d’ailleurs mettre à disposition que des moyens limités.
IS : En métropole, a-t-on immédiatement relié ce conflit avec les soulèvements observés dans les autres colonies françaises ? Dans l’esprit des autorités politiques, existait-il une sorte de hiérarchie entre les différents territoires d’outre-mer ?
IC : Bien sûr que l’on n’ignore pas que les événements en Indochine sont observés avec attention dans les autres colonies ou protectorats français par les mouvements indépendantistes. Ainsi, la parole de la France et sa puissance sont mesurées à l’aune de sa politique indochinoise. Cette raison entraîne le commandement militaire dans des choix politiques : la guerre en pays thaï ou la défense du Laos en 1952-1953 sont directement liées à la capacité de la France à défendre les populations qui lui sont fidèles. Quant à la question d’une « hiérarchie » existante, il est certain que même si Saigon est la « perle de l’Extrême-Orient », l’Indochine n’a jamais – avec ses 40 000 Européens – constituée une colonie de peuplement contrairement à l’Afrique du Nord où les intérêts nationaux sont beaucoup plus forts. Pour cette raison, nombre de personnalités politiques mais également militaires sont dès le début des hostilités favorables – même s’ils ne le disent pas forcément publiquement – à un abandon de l’Indochine, qui use le potentiel économique et militaire de la France. Les hauts responsables de l’armée de l’air notamment, tournés vers la préparation d’une éventuelle confrontation contre l’Union soviétique et ses alliés considèrent que la guerre d’Indochine absorbe ses crédits et empêche une modernisation efficace de son appareil aérien. En 1953, le général Fay, chef d’état-major de l’armée de l’air déclarera d’ailleurs : « Pas un homme, pas un avion pour l’Indochine »…
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. Ivan Cadeau, La guerre d’Indochine. De l’Indochine française aux adieux à Saigon, 1940 – 1956, éditions Tallandier, 2015.
4e de couverture
Saigon, avril 1956 : la France quitte le sol vietnamien. Près d’un siècle après la conquête, au terme de dix années de guerre et de centaines de milliers de morts, la page de l’Extrême-Orient français se referme.
Au printemps 1940, l’effondrement de la France sonne le glas de l’Indochine française. L’intrusion japonaise et le réveil des nationalismes locaux bouleversent les rapports que la métropole entretient avec le Vietnam, le Laos et le Cambodge. Après 1945, cependant, les Français ne saisissent pas l’ampleur des changements survenus au cours du second conflit mondial chez les peuples colonisés. Au Vietnam, les revendications du Viêt-minh sont en totale opposition avec la politique menée depuis Paris. Fin 1946, la rupture est consommée : la guerre d’Indochine commence. Elle va durer neuf ans. Neuf ans de guerre sans front, et au cours desquels le corps expéditionnaire français ne parvient pas à vaincre un ennemi insaisissable mais omniprésent.
Face à la tactique de guérilla du Viêt-minh, notamment, le matériel moderne de l’armée française se révèle peu adapté. Embuscades et pièges démoralisent les soldats et le haut commandement perd progressivement l’initiative du combat. En mai 1954, la défaite de Diên Biên Phu porte le coup de grâce aux forces du corps expéditionnaire et accélère la fin des hostilités.
Les officiers français sortent profondément marqués de ce combat, meurtris par l’indifférence, le mépris et l’opprobre dont ils se sont sentis victimes de la part de la nation. Nombreux sont les cadres bien décidés à ne plus revivre l’humiliation de l’expérience indochinoise, alors qu’une nouvelle guerre les attend sur un autre théâtre d’opérations, en Algérie.
Officier et docteur en histoire, Ivan Cadeau est rédacteur en chef adjoint de la Revue historique des armées. Spécialiste des guerres d’Indochine et de Corée, il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur le sujet. Son dernier livre, La guerre d’Indochine. De l’Indochine française aux adieux à Saigon, 1940 – 1956, est paru aux éditions Tallandier. Ivan Sand, Doctorant à l’Institut Français de Géopolitique (IFG), diplômé de l’EDHEC. Il contribue au Diploweb depuis 2013.
[1] Général Yves Gras, Histoire de la guerre d’Indochine, éditions Denoël, 1992.
[2] L’Union française est l’organisation politique créée par la Constitution de la Quatrième République qui comprenait la métropole et les territoires de l’empire colonial français.
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,Date de publication / Date of publication : 9 juin 2016
Titre de l'article / Article title : La guerre d’Indochine. De l’Indochine française aux adieux à Saigon 1940-1956
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60 ans après la fin de ce conflit, l’historien Ivan Cadeau revisite la guerre d’Indochine, à l’occasion de la sortie de son ouvrage "La guerre d’Indochine. De l’Indochine française aux adieux à Saigon 1940-1956". Il répond aux questions d’Ivan Sand pour le Diploweb.com.
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