Voici un remarquable tableau de l’euroscepticisme au sein du parti conservateur britannique. Des années 1970 à 2016, Jacques Leruez dresse une fresque à la fois précise, claire et passionnante du penchant qui conduit D. Cameron à organiser en juin 2016 un référendum à propos de la sortie du Royaume-Uni de l’UE.
LA GRANDE-BRETAGNE est entrée dans le Marché Commun des Six le 1er janvier 1973. Or ce qui ne s’appelait pas encore « euroscepticisme », c’est-à-dire la méfiance voire l’hostilité systématique envers la construction d’une Europe unie et solidaire, s’est manifesté dès les premiers débats au sein du parti conservateur, pour ne rien dire du parti travailliste. Le traité avait été négocié par Edward Heath, Premier ministre conservateur de juin 1970 à mars 1974, sans doute le plus pro-européen de tous les Premiers ministres qui se sont succédés depuis lors et déjà en décalage avec son parti. La preuve en est que, dès le vote solennel aux Communes (octobre 1971) sur le principe de l’adhésion, 39 députés conservateurs entrainés par Enoch Powell [1] ont voté contre. Néanmoins, lorsque le travailliste Harold Wilson, redevenu Premier ministre à la suite des élections générales peu décisives de février et octobre 1974, procéda à une « renégociation » du traité et organisa à sa suite un référendum à l’échelle du pays (5 juin 1975), première expérience de ce genre en Grande-Bretagne, c’est grâce à l’appui massif des électeurs conservateurs, Edward Heath à leur tête– à qui le nouveau leader, Margaret Thatcher, avait donné carte blanche – qu’il l’emporta aussi facilement [2].
Après l’arrivée de cette dernière à la tête du parti (février 1975) et sa victoire électorale de mai 1979, la minorité anti-européenne conservatrice fut progressivement réduite au silence. D’abord, parce qu’elle perdit, avec Enoch Powell, un de ses membres les plus connus. Ensuite, parce que la politique étrangère menée par le nouveau Premier ministre n’était pas pour déplaire à cette minorité : renforcement de la « relation spéciale » avec les Etats-Unis et collaboration renouvelée avec les présidents américains, surtout après l’élection de Ronald Reagan, en novembre 1981 ; exaltation du patriotisme et de la grandeur nationale, notamment au moment de la reconquête des Malouines. De plus, en Europe, il fallait bien constater que, sans jamais menacer de quitter la CEE, le Premier ministre, grâce à ses opérations de charme et d’agression verbale mêlées, avait fini par obtenir des concessions non négligeables. Elles se concrétisèrent pleinement lors de la rencontre de Fontainebleau (juin 1984) qui accorda à la Grande-Bretagne une ristourne permanente [3] sur ses paiements au budget communautaire, ristourne qui dure encore !
Puis vint la négociation de l’Acte unique, la seule à laquelle la Grande-Bretagne se prêta volontiers, car elle reprenait une idée chère à Margaret Thatcher selon laquelle le développement du marché intérieur et la disparition des frontières douanières constituaient la meilleure façon de donner aux citoyens européens une preuve concrète de l’existence de la Communauté. Toutefois, pour en arriver là, elle avait dû accepter le principe du vote à la majorité, l’acquisition par la Commission de compétences exécutives supplémentaires pour la mise au point des quelques 279 directives nécessitées par la concrétisation du Marché unique, sans compter le renforcement - certes modéré - des prérogatives du Parlement européen par l’introduction d’un mécanisme de « co-décision » avec le Conseil des Ministres. Certes, le European Communities (Amendment Act) fut voté en 1986 sans coup férir par 319 voix contre 160. Toutefois, les nombreuses abstentions (le nombre des députés des Communes était alors de 650) montraient qu’une sourde inquiétude commençait à se faire jour sur les bancs de la majorité conservatrice. Cela n’empêcha pas un troisième triomphe de Margaret Thatcher aux élections du 11 juin 1987. Dans la foulée, le traité créant un « lien fixe » sous la Manche entre la France et la Grande-Bretagne était ratifié par le Parlement britannique, le 29 juillet 1987, dans une atmosphère presque euphorique [4].
De la même façon, après avoir accepté sans enthousiasme l’entrée de la Grèce en 1981, la Grande-Bretagne salua avec une relative satisfaction l’élargissement de la Communauté à l’Espagne et au Portugal, cinq ans plus tard. Pourtant, cet élargissement modifiait sensiblement la physionomie de la Communauté par l’entrée d’un nombre accru de pays pauvres : en 1988, l’Espagne, la Grèce et le Portugal avaient respectivement un PIB par tête de 8722, 5244 et 4265 dollars face au Danemark : 20926 et la RFA : 19581. En outre, le nombre des agriculteurs (déjà plus de 8 millions) augmentait de près de moitié et cela dans une Communauté où le double problème de la surproduction et des disparités de revenus agricoles était déjà fort aigu. La Grande-Bretagne resta indifférente à cet aspect des choses. D’une part, son agriculture n’entrait guère en concurrence avec les productions méditerranéennes. D’autre part, avec un PIB un peu au dessus de la moyenne communautaire (14 413 dollars en 1988) elle se sentait peu concernée par l’augmentation des transferts en faveur des pays pauvres. Enfin, cet élargissement, complété par le marché unique, répondait à une constante de la diplomatie britannique visant à substituer à l’union douanière originelle des Six une grande zone de libre-échange dont l’hétérogénéité économique en ferait un nain politique. On voit la contradiction entre la vision des promoteurs de la Communauté qui aspiraient à une « union toujours plus étroite » par approfondissement des liens politiques, avec en ligne de mire un certain degré de supranationalité, et celle de la Grande-Bretagne : liberté des échanges, élargissement, donc risque assumé de dilution politique. On pouvait ainsi considérer qu’après l’élargissement de 1986, la Communauté commençait à évoluer dans le sens voulu par les Britanniques [5].
Ce n’était pas l’avis de Margaret Thatcher qui, en matière d’Europe, était soumise à une double pression extérieure comme intérieure. Au sommet européen de Hanovre (juin 1988), Jacques Delors, qui venait d’être renouvelé pour quatre ans à la présidence de la Commission, malgré les réserves britanniques, avait été placé à la tête d’un comité spécial chargé d’examiner les différentes étapes requises pour parvenir à une union économique et monétaire des douze. Le processus qui allait aboutir au traité de Maastricht était enclenché. Par ailleurs, le Premier ministre était l’objet de fortes pressions internes : haute fonction publique, milieux d’affaires, un certain nombre de ministres - dont le Chancelier de l’Echiquier, Nigel Lawson, et le ministre des Affaires Etrangères, Geoffrey Howe – plaidaient pour que la Grande-Bretagne rejoigne le mécanisme des changes du système monétaire européen (SME) et, plus généralement, pour que Mme Thatcher adopte une attitude moins négative lors des conseils européens. Elle prit très mal ces pressions. Geoffrey Howe fut congédié brutalement du Foreign Office en juillet 1989 [6] et, lorsque Nigel Lawson démissionna du Treasury, en octobre 1989, elle ne fit rien pour le retenir. Son impatience, voire sa colère, vis-à-vis de ceux qui voulaient lui dicter sa politique européenne, allait se faire sentir dans le fameux discours prononcé au Collège Européen de Bruges, en septembre 1988. Elle y dénonçait non seulement la « bureaucratie » de Bruxelles mais aussi le principe même de l’intégration européenne : « Nous n’avons pas réussi à repousser les frontières de l’Etat chez nous pour qu’elles nous soient réimposées au niveau européen par un super-Etat exerçant une nouvelle domination à partir de Bruxelles ». Certes, ce discours s’adressait aux onze capitales de la Communauté mais il était aussi à usage interne et répondait incontestablement à une attente au sein du parti conservateur aux Communes et ailleurs. D’où la constitution du « groupe de Bruges », formé de parlementaires, d’intellectuels, d’hommes d’affaires qui se voulaient farouchement hostiles à toute dérive « supranationale » des institutions européennes. Mais, en encourageant la montée d’un sentiment anti-européen dans son parti, elle prenait le risque de le diviser profondément, car, à ce stade, les députés conservateurs étaient encore majoritairement favorables à la construction européenne. Et ce sentiment pesa lourd lors du scrutin (20 novembre 1990) pour l’élection du leader qui allait mettre brutalement fin à plus de dix ans de thatchérisme. Certes, la question européenne était loin d’être le souci majeur pour la plupart des députés qui refusèrent de faire à nouveau confiance à Margaret Thatcher. Beaucoup étaient simplement inquiets pour leur réélection, compte tenu de l’impopularité des réformes internes - notamment la fameuse poll-tax, cet impôt local par tête qui, du nord au sud du pays, provoquait de violentes émeutes - que leur gouvernement cherchait à imposer envers et contre tout. Il reste qu’après la décision de Margaret Thatcher de se retirer du deuxième tour de l’élection, celle-ci se joua entre trois candidats [7] dont aucun ne se réclamait explicitement du discours de Bruges. Et les orphelins de Thatcher, indignés par la façon dont le parti s’était débarrassé d’elle, votèrent néanmoins faute de mieux pour John Major, qu’elle avait plus ou moins explicitement désigné comme son héritier.
Pendant ses six ans et demi de gouvernement, John Major resta ambivalent concernant la construction européenne. Il s’efforça d’abord d’effacer auprès de ses partenaires les mauvais souvenirs laissés par les trois dernières années négatives du gouvernement Thatcher. En tant que Chancelier de l’Echiquier, il avait réussi à persuader (à la toute fin, le 8 octobre 1990) son Premier ministre d’entrer dans le mécanisme des changes du SME. En tant que Premier ministre, une de ses premières démarches fut d’aller déclarer à Bonn : « Je veux que nous soyons au cœur même de l’Europe, travaillant avec nos partenaires à construire l’avenir. C’est un défi que nous relevons avec enthousiasme ». Ce lyrisme laissait présager que les Britanniques useraient d’un tout autre ton dans les négociations préparatoires à Maastricht. Toutefois, sur le fond, la ligne de Major n’était pas très différente de celle de Thatcher : son objectif était de faire prévaloir « l’Europe des réalités » sur « l’Europe des rêves », selon l’expression de son ministre des Affaires Etrangères, Douglas Hurd. Surtout, il s’agissait de ne pas trop diviser le parti conservateur, où l’euroscepticisme « officiel » était né. Aussi Major se battit-il avec acharnement pour que le futur traité parût acceptable à l’ensemble de ses parlementaires. Pendant la négociation, il veilla à ce que les termes « fédéral » et « fédération » fussent exclus du traité. On adopta ainsi le terme d’« union », mot jugé plus anodin donc plus acceptable. Ce qui lui permit ensuite de souligner que « l’aspect le plus significatif du traité était l’accord de coopération dans un cadre juridique contraignant mais intergouvernemental dans les trois domaines-clé de la sécurité intérieure, de la politique étrangère et de la défense ». Surtout, seule des Douze, la Grande-Bretagne obtenait des « exemptions » (opt-outs) : exemption de la « charte sociale » signée à onze bien qu’elle eût été spécialement diluée pour obtenir la signature des Britanniques ; droit de veto donné au Parlement britannique concernant la phase ultime de l’Union monétaire, c’est-à-dire l’entrée ou non dans la future zone euro.
Malgré tout, la ratification du traité de Maastricht ne fut acquise qu’après un des débats les plus longs et les plus acrimonieux qu’ait connu la Chambre des Communes depuis 1945. En avril 1992, John Major avait provoqué une élection générale, la chambre élue en juin 1987 étant presqu’arrivée au terme de son mandat. Le parti conservateur resta au pouvoir - à la surprise générale, tous les sondages annonçant une victoire travailliste -, mais il n’en avait pas moins perdu 40 sièges et John Major ne disposait plus que d’une majorité de 21 voix. C’était une aubaine pour les quelques députés qui adhéraient à l’esprit de Bruges et qui, en outre, n’avaient pas encore digéré la façon dont le reste du parti s’était débarrassé de Mme Thatcher. Conscients de cette situation, ils n’accordèrent à John Major que peu de répit. Certes, le 31 mai 1992, le premier vote (de prise en considération) du projet de loi approuvant le traité de Maastricht se passa plutôt bien. Il fut adopté par 336 voix contre 92 (dont 22 conservateurs), l’opposition travailliste s’étant largement abstenue. Toutefois, quatre jours plus tard, le gouvernement dut suspendre le débat en toute hâte après l’échec du premier référendum danois (2 juin 1992), l’atmosphère aux Communes ayant profondément changé. Lorsque le débat reprit, le gouvernement venait de subir un nouveau coup : le « mercredi noir » (en septembre 1992) qui, à la suite d’une fuite des capitaux spectaculaire, avait vu la sortie en catastrophe de la livre du système monétaire européen, justifiant ainsi les réticences de Thatcher en 1989 et provoquant une forte dévaluation de la devise britannique et un recul de l’autorité gouvernementale. Aussi l’opposition travailliste décida-telle de ne plus faciliter la tâche de John Major. La discussion article par article eut lieu en « commission de la chambre entière », la règle pour un texte de nature constitutionnelle, et dura près de 5 mois ; du 1er décembre 1992 au 22 avril 1993, la chambre y consacra 23 séances très agitées, rejetant un amendement - provenant à la fois des eurosceptiques et de la gauche travailliste - exigeant, avant toute ratification du traité, l’organisation d’un référendum. La chambre des Lords, toujours plus favorable à l’Europe que les Communes, approuva le traité à une large majorité tout en votant un amendement de Lady Thatcher en faveur d’un référendum. Il fallut donc renvoyer le texte aux Communes qui, après un dernier débat de deux jours (22-23 juillet 1993), approuvèrent le texte gouvernemental, par 324 voix contre 299, un seul rebelle ayant voté contre. Il faut dire que, de guerre lasse, John Major avait posé la question de confiance, procédure très rare au Parlement britannique.
Après la défaite électorale écrasante de son parti par le « nouveau labour » de Tony Blair en mai 1997 - le groupe parlementaire avait fondu de moitié avec 165 députés -, John Major quitta immédiatement ses fonctions. Il abandonnait un parti profondément divisé entre des eurosceptiques encore minoritaires mais que le passage dans l’opposition avait libérés. Le nouveau leader William Hague, élu en juin 1997 par défaut (grâce au désistement de quatre eurosceptiques, il obtint 92 voix contre 70 à Kenneth Clarke, européen convaincu, qui était arrivé en tête au premier tour) tenta d’abord de tenir la balance égale entre les pro-Européens et les autres, mais cette attitude conciliante fut rapidement battue en brèche par les nombreux groupes et organisations eurosceptiques, encouragées par Lady Thatcher qui, sous prétexte de « défendre la livre », entreprirent, à la veille des élections de 2001, une campagne hystérique contre le gouvernement Blair. Cette campagne n’empêcha pas une seconde brillante victoire électorale de Blair. Le nombre des députés conservateurs ne changea pas mais la nature du groupe, elle, avait changé. En effet, des militants de la droite eurosceptique, sous l’égide d’un groupement, le Conservative Way Forward, avaient entrepris une campagne interne visant à éliminer de la candidature tous les aspirants soupçonnés d’être pro-européens. Cette opération réussit au-delà de toute espérance et, après la démission de Hague, c’est l’un des meneurs du groupe anti-Maastricht, Ian Duncan Smith, qui fut élu leader. Pas pour très longtemps car il dut démissionner en novembre 2003 pour céder la place à Michael Howard, autre eurosceptique notoire qui, malgré la guerre d’Irak et le traumatisme qu’elle provoqua au sein du parti et de l’électorat travaillistes, ne parvint à regagner, lors des élections de 2005, qu’une petite partie (32 sièges) du terrain perdu en 1992, ce qui annonçait une période d’opposition record pour les conservateurs : 18 ans [8]. Les débats parlementaires autour de la guerre d’Irak montrèrent à quel point le culte de la « relation spéciale » avec les Etats-Unis, cher à Thatcher mais un peu négligé sous Major, était à nouveau bien vivant au sein des conservateurs et largement lié à l’euroscepticisme : lors du débat décisif du 18 mars 2003, alors qu’un tiers des travaillistes (139) votaient contre le gouvernement, 140 conservateurs votaient en faveur de la motion gouvernementale et seulement 16 contre. L’idée qu’il valait mieux suivre G. W. Bush que J. Chirac était sans aucun doute sous-jacente.
Dès la chute de Thatcher, les eurosceptiques eurent l’appui de la presse conservatrice de Londres qui non seulement combattit la façon dont son héroïne avait été renversée mais soutint très modérément John Major lors de la campagne électorale de 1992. En fait, certains organes ne lui pardonnèrent jamais - notamment ceux du groupe Murdoch – de n’avoir rien fait pour éviter la chute de Thatcher, alors qu’il en était l’héritier officieux. Après la ratification de Maastricht, cette défiance se transforma en hostilité proclamée et, en 1995, lorsque John Major, dans l’espoir de retrouver quelque autorité, remit son leadership en jeu, seuls quatre titres de la presse conservatrice soutinrent sa réélection.
Le tableau suivant montre à quel point la presse eurosceptique, notamment celle qui s’adresse à un public populaire, domine largement le marché des médias écrits de Londres qui doivent leur influence, très ancienne, à leur forte diffusion nationale.
Certes, les tirages de la presse en général ont beaucoup régressé ces dernières années, mais ils restent très enviables, surtout ceux de la presse populaire, qui rivalisent dans l’euroscepticisme le plus primaire pour des raisons autant commerciales que politiques. Grosso modo, les tirages des titres eurosceptiques se partagent environ 80% de l’ensemble de la presse de Londres (l’empire financier de Murdoch représentant à lui seul environ 35% du marché de la presse britannique). En quelque vingt ans, il n’est pas étonnant qu’ils aient fini par rallier un nombre accru de Britanniques à l’euroscepticisme, d’autant plus qu’une partie de leurs lecteurs était convaincue d’avance. A l’inverse, les quelques titres favorables à l’Europe ont reculé plus que les autres. C’est particulièrement le cas des organes proches de la gauche libérale ou travailliste comme The Guardian pour la presse de qualité et le Daily Mirror pour la presse populaire. Le cas de The Independent est significatif. Créé en 1986 par un groupe de journalistes du Times qui avaient rompu avec le journal lorsqu’il était tombé dans l’escarcelle de Rupert Murdoch, il a eu du mal à trouver sa place dans la panoplie de la presse britannique et, depuis quelques années, il lutte pour sa survie. Plutôt conservateur mais modéré et favorable au statu quo européen, son déclin, sans doute inexorable, montre qu’il est difficile d’occuper ce double créneau en Grande-Bretagne.
En tout cas, cette évolution reflète une droitisation incontestable de la société britannique. D’où l’apparition ou le renforcement, à la droite du parti conservateur, de groupements et même de partis eurosceptiques, dont le plus important est incontestablement le United Kingdom Independence Party.
Créé en 1994 à la LSE [9] par un historien, membre du groupe de Bruges en rupture avec les conservateurs, Alan Sked, le UKIP entra très vite en concurrence avec le Referendum Party, fondé la même année par le milliardaire franco-britannique, James Goldsmith. Toutefois, la disparition de Goldsmith, en 1997, entraina la disparition de ce parti. Le UKIP a bénéficié d’une grande visibilité électorale grâce à l’introduction par le gouvernement Blair d’un mode de scrutin proportionnel pour les élections au Parlement européen, ce qui lui a permis de gagner trois sièges en 1999, 12 en 2004, 13 en 2009 et surtout 24 en 2014, dont un sur six en Ecosse, pourtant réputée moins eurosceptique que l’Angleterre. Ce succès faisait du UKIP le premier parti non seulement en sièges mais aussi en voix. Toutefois, en raison du système électoral majoritaire pour les Communes, il n’a pas réussi de percée aux élections qui comptent vraiment, malgré des scores en voix impressionnants : passant de 919546 voix (3,1% de l’ensemble) en 2010 et aucun élu, à 3881099 (12,7%) et un seul élu en 2015. Même son leader, Nigel Farage, a été battu. Le UKIP a donc essentiellement un pouvoir de nuisance, notamment dans les secteurs à forte dominance conservatrice. D’où l’apparition d’un euroscepticisme opportuniste parmi les députés conservateurs qui se sentent menacés pour leur réélection. Mais il progresse aussi dans les zones de force travaillistes : en 2015, il est arrivé deuxième dans une quarantaine de circonscriptions travaillistes.
Que veut le UKIP ? Il est en général considéré comme un single-issue party (à objectif unique), c’est dire qu’il vise essentiellement le Brexit. Toutefois, il est aussi imprégné de libéralisme thatchérien, et Farage n’hésite pas à déclarer que son parti est le véritable héritier de Margaret Thatcher et qu’il n’existerait pas si celle-ci avait pu poursuivre son œuvre en 1990. Mais, il y a également dans le discours du UKIP des relents du powellisme car il dénonce vivement l’immigration est-européenne, résultat de la politique des « frontières ouvertes » de l’Union. Son hostilité à l’immigration européenne constitue donc un sous-produit de sa détestation de l’Europe. Tout cela le différencie peu de la droite eurosceptique des conservateurs, d’où l’osmose électorale évidente entre les deux mais aussi leur rivalité et la surenchère qui en dérive.
En définitive, l’affrontement europhiles/eurosceptiques au sein des conservateurs britanniques pendant leur longue période d’opposition (1997-2010) a suivi une ligne de clivage générationnel. D’un côté, les anciens, qui ont été des ministres loyaux sous Thatcher tout en se lassant vers la fin de ses intransigeances, qui ont donné leur pleine mesure sous Major, et qui s’accommodent fort bien d’une Union européenne qu’ils ont contribué à construire largement dans le sens voulu par les Britanniques. De l’autre côté, les nouveaux, qui n’ont pas eu encore de responsabilités majeures au sein du parti - à quelques exceptions près - et qui rêvent d’horizons plus larges que ceux de l’Europe, qu’ils voient rabougrie, mesquine, et cherchant plus à se protéger de la mondialisation qu’à s’y adapter. En fait, ils voient l’avenir de la Grande-Bretagne selon la formule de Churchill : « avec l’Europe, mais pas dans l’Europe ». Le problème c’est que le monde a changé depuis Churchill.
Par conséquent, le parti conservateur a eu, en 2005, une équation douloureuse à résoudre : choisir un leader qui fût d’une trempe à se faire élire Premier ministre, ce que d’évidence les trois successeurs de Major n’avaient pas été, mais qui épouse largement les vues de la nouvelle génération en matière de politique étrangère et européenne. Ce leader a été David Cameron. Elu en décembre 2005 à 39 ans, il accède au poste de Premier ministre en mai 2010, à la tête d’un gouvernement de coalition avec les libéraux-démocrates, la plupart pro-européens convaincus, ce qui lui donne un prétexte pour tergiverser, au moins dans ce domaine. Toutefois, sous la pression de ses troupes, qui supportent de plus en plus mal les compromis nécessaires à la survie de la coalition, il doit s’engager - en 2013 - à organiser un référendum pour ou contre le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne, avant la fin de 2017. Cet engagement l’a sans doute aidé à remporter - de justesse - les élections générales de mai 2015. Mais, en s’engageant ainsi, il faisait un pari risqué, non seulement sur l’avenir européen de son pays, mais aussi sur l’avenir du Royaume-Uni, pour ne rien dire de l’avenir de la construction européenne elle-même.
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Bibliographie
. ALEXANDRE-COLLIER Agnès. La Grande-Bretagne eurosceptique ? L’Europe dans le débat politique britannique, Editions du Temps, Nantes, 2002, 192 p.
. ALEXANDRE-COLLIER Agnès. Les Habits neufs de David Cameron. Les conservateurs britanniques (1990-2010), Sciences Po. Les Presses, Paris, 2010, 139 p.
. LA SERRE (de) Françoise, LERUEZ Jacques, « Le référendum en Grande-Bretagne, » in Problèmes politiques et sociaux, La Documentation Française, Paris 1975.
. LA SERRE (de) Françoise, La Grande-Bretagne et la Communauté Européenne, Presses Universitaires de France, Paris 1987, 224 p.
. LERUEZ Jacques, SUREL Jeannine. Le Royaume-Uni au XXe siècle, Ellipses, Paris, 1997, 286 p.
. LERUEZ Jacques, (ed.), Londres et le monde. Stratèges et stratégies britanniques, CERI/Autrement, Paris 2005, 149 p.
. SCHNAPPER Pauline, La Grande-Bretagne et l’Europe, Le grand malentendu. Presses de Sciences Po, Paris 2000, 218 p.
. SCHNAPPER Pauline, Le Royaume-Uni doit-il sortir de l’Union européenne ?, La Documentation Française, Paris 2014, 164 p.
Directeur de recherches émérite au CNRS, auteur de nombreux ouvrages dont Thatcher : La Dame de fer, éd. André Versaille.
[1] Surtout connu pour son violent discours contre l’immigration du Commonwealth en avril 1968, il était aussi un défenseur fanatique de la libre entreprise et s’indigna de l’encadrement des prix et des revenus pratiqué par Harold Wilson entre 1966 et 1970 et repris par Heath en 1972. Le powellisme est un mélange d’opposition farouche à l’immigration, au dirigisme étatique et à la construction européenne qu’il accuse aussi de dirigisme. Il se marginalisa en quittant le parti conservateur en février 1974 pour siéger sur les bancs des députés unionistes d’Irlande du Nord.
[2] Si la « renégociation » n’apporta que des modifications mineures ou provisoires, elle suffit néanmoins pour que le Oui au maintien l’emporte à plus de deux contre un : 67,2%. On notera que le Oui est plus important dans le sud de l’Angleterre (terres conservatrices) et va en diminuant en montant vers le nord, pour atteindre seulement 58,4% en Ecosse. Il faut dire que le parti national, certes moins puissant qu’à l’heure actuelle, avait fait campagne pour le Non. On peut parier que la géographie du vote sera totalement inverse le 23 juin prochain.
[3] Estimée par The Economist du 17 novembre 1990 à 10 milliards de livres en dix ans de gouvernement Thatcher.
[4] Le tunnel sous la Manche a été inauguré solennellement par Elizabeth II et François Mitterrand, le 6 mai 1994.
[5] Voir MENON Anand, « Triomphant malgré lui ? Le Royaume-Uni et l’émergence d’une Europe anglo-saxonne. » in "Le Royaume-Uni de Tony Blair", Pouvoirs, n° 93, 2000.
[6] Pour tenter de l’amadouer, elle le nomma vice-Premier ministre avec des responsabilités mal définies. Bref, il était marginalisé. Il supporta ce rôle pendant plus d’un an mais finit par démissionner le 1er novembre 1990, après une nouvelle rebuffade. Cette démission et le discours qu’il prononça aux Communes pour la justifier ont constitué le début du processus de moins d’un mois (1-28 novembre) qui allait conduire inexorablement à la chute de Mme Thatcher.
[7] Ils obtinrent respectivement : Major : 185 voix ; Heseltine : 131 ; Hurd : 56. Major manquait de trois voix la majorité absolue. Cependant, les deux autres candidats se retirèrent en sa faveur, ce qui évita un 3ème tour. Le lendemain, la reine le nommait Premier ministre, une heure après la démission officielle de Thatcher.
[8] Les élections de mai 2005 - malgré l’impopularité de Tony Blair, qui a promis de céder la place de Premier ministre à Gordon Brown au cours de son troisième mandat et le fera effectivement en juin 2007 - donnent un troisième mandat au parti travailliste. Ce dernier perd néanmoins une cinquantaine de sièges mais garde la majorité absolue aux Communes.
[9] Titre officiel : London School of Economics and Political Science.
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Date de publication / Date of publication : 23 avril 2016
Titre de l'article / Article title : Brexit, le dessous des cartes
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Voici un remarquable tableau de l’euroscepticisme au sein du parti conservateur britannique. Des années 1970 à 2016, Jacques Leruez dresse une fresque à la fois précise, claire et passionnante du penchant qui conduit D. Cameron à organiser en juin 2016 un référendum à propos de la sortie du Royaume-Uni de l’UE.
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