Mécènes, donateurs, constructeurs, les EAU semblent avoir pris pied dans l’espace de la mer Rouge avec différents visages. Cet article met en clarté leur rôle dans le nouveau tronçon du canal de Suez. Quelle politique d’influence les EAU poursuivent-ils en Egypte ?
FUYANT la torpeur estivale, c’est auprès du petit écran que l’auteur de ces lignes a cherché à prendre un peu de fraicheur dans l’après-midi du 6 août. Il se souvenait bien que l’inauguration de ce qui a été désigné depuis comme le nouveau Canal de Suez avait lieu le 6 août. La curiosité l’a poussé jusqu’aux chaines à trois chiffres du bouquet satellite, généralement celles que l’on regarde peu. Et combien fut sa surprise de découvrir la retransmission en direct de la cérémonie d’inauguration sur la première chaine des Emirats Arabes Unis (EAU), Abu Dhabi Tv. Au gré de l’après-midi, les commentateurs et analystes se sont succédés pour louer le rôle joue par les Emirats Arabes Unis dans la construction de ce nouveau tronçon du Canal de Suez, la voie d’accès reliant la mer Méditerranée à l’Océan Indien via la mer Rouge et par où transitent près de 8% du trafic maritime mondial.
Il nous a ainsi paru utile d’identifier, de dessiner les contours de ce rôle pour mieux les questionner. Au-delà de la donne économique et financière, que nous traiterons, quelle politique d’influence les EAU poursuivent-ils en Egypte ? Plus généralement, assiste-t-on à la mise en place d’une stratégie régionale appliquée à l’ensemble des pays riverains de la mer Rouge ?
Lors de sa première visite officielle en janvier 2015 aux Emirats Arabes Unis, fédération de sept émirats créée en 1971 dont les plus emblématiques sont ceux d’Abu Dhabi et de Dubaï, le président égyptien Abdel Fatah al Sissi a qualifié la relation egypto-emirienne comme « excellente et qui restera toujours spéciale » [1].
Excellente, cette relation a toutefois connu quelques secousses au gré des évolutions politiques de l’Egypte depuis le début du mouvement des Printemps Arabes en janvier 2011 qui a vu le renversement du président Hosni Moubarak au pouvoir depuis 1981. Ainsi, l’intermède des Frères Musulmans à la tête de l’Egypte entre 2012 et juillet 2013 avait un reçu accueil plus que méfiant de la part d’Abu Dhabi, capitale politique des EAU. Sans rentrer dans le détail du clivage puis de l’opposition affichée des EAU à une Egypte dirigée par un président issu des Frères Musulmans, on retiendra que les Emirats ont clairement agi pour accélérer leur départ et leur remplacement par un nouveau régime issu des urnes.
Ils ont dans le même temps poursuivi une politique systématique de répression et d’emprisonnement au sein de leurs frontières de tout individu soupçonne d’appartenir à cette confrérie. Alors que les Egyptiens représentent la troisième communauté d’expatriés aux EAU, avec plus de 400 000 ressortissants, il est aisé d’imaginer que cette question continue d’être sensible pour les autorités émiriennes qui voient dans les Frères Musulmans une force politique travaillant dans l’ombre en vue de précipiter leur chute [2].
« Spéciale » est en effet l’autre qualificatif employé par le président Sissi pour définir la relation avec les EAU. Il va sans dire que le nouvel homme fort de l’Egypte a reçu un soutien significatif des Emirats, tant dans les modalités de son accès au pouvoir en raison d’une farouche hostilité à l’encontre des Frères Musulmans comme nous l’avons vu plus haut, que dans l’exercice de ses fonctions. A l’été 2013, alors que la crise économique et financière s’aggrave sur fond de crise politique, les EAU ont ainsi débloqué une enveloppe de près de trois milliards de dollars, dont deux à taux zéro et un milliard offert « cash » comme le veut la formule [3]. Bien entendu, le don et la géopolitique sont deux concepts difficilement compatibles et l’octroi d’une telle enveloppe s’inscrivait dans un agenda précis, dont le premier acte était l’éviction du régime des Frères Musulmans et le deuxième acte l’envoi d’une aide financière pour asseoir la stabilité du nouveau régime en place. On saisit désormais mieux la nature spéciale de cette relation.
Lancée au mois d’août 2014, la construction du nouveau canal de Suez, ou plus exactement le percement et la mise en eau d’une nouvelle voie navigable de 72 km le long du canal initialement construit en 1869 n’aura duré que douze mois, soit un temps record compte tenu des travaux à accomplir dans un environnement complexe. Augmentation du nombre de bateaux pouvant transiter par le canal, réduction du temps de traversée de 18 à 11 h, l’objectif est bien d’accroitre la part du trafic maritime qui passe par les eaux égyptiennes pour en tirer un revenu récurrent tiré des droits de passage permettant ainsi de passer d’une projection de 5,3 milliards de dollars en 2015 à 13,2 milliards en 2023 [4].
Nous ne nous attarderons pas ici sur le crédit politique qu’a souhaité en tirer le président Sissi pour renforcer son pouvoir, ou tout au moins son image de président bâtisseur. Nous retiendrons davantage que des entreprises des EAU étaient impliquées dès le lancement du projet dans ces travaux, il va sans dire, pharaoniques.
En effet, l’intégralité des travaux a été mené par un consortium baptisé « Challenge » et regroupant des entreprises internationales ayant des entités locales aux EAU comme Bos kalis, Van Ord, ou encore Jan de Nul. Elles ont pu mener ce projet pour un coût de près d’un milliard et de demi de dollars [5]. Pour l’anecdote, compte tenu des délais très serrés, les entreprises de drainage ont dû extraire près de 40 millions de mètres cubes de sable par mois, ce qui constitue un record pour cette industrie.
Lors de la cérémonie d’inauguration du 6 août 2015, les EAU avaient dépêché une importante délégation, avec en tête d’affiche Sheikh Mohammed bin Rashid al Maktoum, vice-président des EAU et émir de Dubaï.
D’autres entreprises, celles-ci complètement émiriennes, ont également tiré profit de ce projet grâce aux accords passés sur un mode bilatéral entre les EAU et l’Egypte pour la construction de logements, d’universités ou encore d’hôpitaux. C’est le cas d’ArabTech, dont un contrat [6] portant sur la construction initialement prévue d’un million de logements sera finalement réduit à 100 000 mais également d’Emaar, l’entreprise emblématique de promotion immobilière de Dubaï. Depuis le début de l’année 2015, l’action de sa filiale égyptienne cotée sur la bourse du Caire a connu un bond de près de... 283% [7].
Lors de la cérémonie d’inauguration du 6 août 2015, les EAU avaient dépêché une importante délégation, avec en tête d’affiche Sheikh Mohammed bin Rashid al Maktoum, vice-président des EAU et émir de Dubaï. Il est celui qui a transformé ce petit émirat bien moins doté en ressources gazières comparé à l’émirat voisin d’Abu Dhabi. On a également noté la présence de Sheikh Mohammed bin Zayed Al Nahyan, prince héritier d’Abu Dhabi et vice commandant en chef des forces armées émiriennes. Les deux hommes forts des EAU ont par conséquent tenu à prendre part à cet évènement alors que l’Arabie Saoudite, à titre de comparaison, n’avait envoyé que le second prince héritier, certes fils du roi actuel, mais troisième dans l’ordre de succession actuel [8]. Sans chercher à extrapoler ce genre de symboles, il va sans dire que le hasard a peu sa place lorsqu’il s’agit de politique étrangère. Aussi, la présence de ces deux personnalités vient rappeler que les EAU ont tenu un rôle manifeste dans ce projet et qu’au-delà de la photo officielle, leur position se rapprochait davantage de celle d’un hôte plutôt que d’un invité.
Une fois franchi en direction du sud, le canal du Suez s’ouvre vers la mer Rouge, espace géopolitique et zone d’influence où s’affrontent plusieurs Etats, riverains ou non de cette zone maritime [9].
Les récents évènements au Yémen [10], qui mériteraient un article dédie semblent également dans ce sens. En effet, à la différence de l’Arabie Saoudite qui peut arguer du motif que le régime des Houthis puisse menacer sa frontière sud, les EAU ne poursuivent pas une guerre défensive au Yémen mais inscrivent leur action dans le but de prendre pied dans le port d’Aden pour s’assurer sa gestion, voire sa maitrise [11]. Faut-il rappeler que le premier navire commercial qui a accosté au port d’Aden une fois ce dernier repris aux forces de l’ex président Abdallah Saleh et aux milices Houthis à la fin du mois d’août s’appelait le Vénus, contenait 3 500 containers et battait pavillon émirien [12] ? A titre de comparaison, selon le Financial Tracking Service System des Nations Unies qui mesure l’envoi de l’aide humanitaire à l’échelle du globe, 31% de l’aide envoyée au Yémen depuis le début de l’année 2015 provenait des EAU contre 16% pour les Etats Unis et 10% pour le Royaume Uni.
En Somalie, pays ravagé par la guerre et par une forte insécurité depuis de nombreuses années, les EAU sont le dernier pays arabe à y avoir conservé une ambassade [13] .
S’agissant de Djibouti, c’était jusqu’à peu l’opérateur émirien Dubaï World qui assurait la gestion du port. Une brouille sur fond de fait divers a toutefois remis en cause le contrat consenti à cette entreprise. Aussi, ce coup de froid profite actuellement à l’Erythrée qui voit les EAU lancer plusieurs opérations de charme pour s’assurer la gestion du port ou encore l’ouverture de lignes aériennes supplémentaires en contrepartie par la compagnie de Dubaï Emirates [14].
Si on atteint le Soudan, on remarquera que les EAU s’attaquent à un pré carré du royaume saoudien qui reste le premier investisseur étranger. Toutefois, la profusion actuelle des discussions, forums bilatéraux et autres évènements assurant la promotion des secteurs en besoin de financement témoignent d’un regain d’intérêt des EAU pour ce pays [15]
Mécènes, donateurs, constructeurs, les EAU semblent donc avoir pris pied dans l’espace de la mer Rouge avec différents visages. Il reste à voir si l’histoire les retiendra comme conquérants.
Copyright Octobre 2015-Jedaoui/Diploweb.com
Intervient dans l’accompagnement d’entreprises souhaitant se développer dans la zone du Golfe Arabo Persique.
[1] http://english.alarabiya.net/en/News/middle-east/2015/01/19/Sisi-UAE-Egypt-relations-will-always-be-special.html
[2] http://www.washingtonpost.com/blogs/monkey-cage/wp/2015/02/10/the-future-of-the-muslim-brotherhood-in-the-gulf/
[5] http://www.constructionweekonline.com/article-34575-uae-led-consortium-completes-new-suez-canal/
[7] http://www.arabianbusiness.com/emaar-s-egyptian-arm-says-h1-net-profits-rise-by-283--601459.html#.Ve9AGHh0qT
[8] http://english.ahram.org.eg/NewsContent/1/64/137051/Egypt/Politics-/-Who-is-attending-the-new-Suez-Canal-inauguration-.aspx
[10] Le 26 mars 2015, l’Arabie Saoudite a pris la tète d’une coalition militaire baptisée Decisive storm d’une dizaine de pays de la region, en soutien au gouvernement juge légitime du président Hadi, alors gravement menace par l’expansion des milices Houthis jusqu’à la ville d’Aden
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Date de publication / Date of publication : 20 octobre 2015
Titre de l'article / Article title : Les Emirats Arabes Unis, nouvel acteur régional en mer Rouge ?
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Mécènes, donateurs, constructeurs, les EAU semblent avoir pris pied dans l’espace de la mer Rouge avec différents visages. Cet article met en clarté leur rôle dans le nouveau tronçon du canal de Suez. Quelle politique d’influence les EAU poursuivent-ils en Egypte ?
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