Patrice Gourdin démontre pourquoi et comment les atteintes à l’environnement sont à considérer dans une étude géopolitique. Avec de nombreux exemples dans des espaces variés. Extrait gratuit de son ouvrage de référence : Patrice Gourdin, "Manuel de géopolitique", éd. Diploweb.com, disponible via Amazon.
Le Petit Robert définit l’environnement comme l’« ensemble des conditions naturelles (physiques, chimiques, biologiques) et culturelles (sociologiques) dans lesquelles les organismes vivants (en particulier l’homme) se développent ».
Une préoccupation nouvelle submerge le monde en ce début du XXIe siècle : lutter contre les atteintes à l’environnement. La vulnérabilité aux rigueurs et aux variations climatiques, tout comme l’adaptation à la végétation, constituent des constantes de la vie des hommes et c’est pourquoi nous les avons abordées à part. En revanche, la prise de conscience de l’influence de la dégradation de leur milieu sur leur survie représente un phénomène nouveau. La fin de la première décennie du nouveau siècle pourrait bien représenter, à cet égard, un moment charnière :
« En 2007, tout a été vert. Les années précédentes l’étaient aussi, bien sûr, mais dans un ton moins soutenu. Par effet d’emballement et d’imitation, la parole 2007 a été dominée par le souci environnemental. Avec conviction ou opportunisme, les voix politiques, économiques, scientifiques, médiatiques, sociales et culturelles ont composé un chœur vert, chacun y allant de son couplet vertueux [1] ».
De manière très significative, l’actualité fourmille d’informations sur ces questions. Le quotidien français Le Monde, considéré comme LE journal de référence dans l’Hexagone, a intégré, en septembre 2008, une rubrique “Planète“. Lors de la célébration de la messe de Noël, le 24 décembre 2007, le Pape s’inquiéta publiquement de l’avenir de l’environnement naturel :
« Grégoire de Nysse […] en partant du message de Noël dans l’Évangile de Jean : “Il a planté sa tente parmi nous“ (1,14) […] applique ce mot tente à la tente de notre corps, devenu usé et faible, toujours exposé à la douleur et à la souffrance. Et il l’applique au cosmos tout entier, lacéré et défiguré par le péché. Qu’aurait-il dit s’il avait vu les conditions dans lesquelles se trouve aujourd’hui la terre en raison de l’utilisation abusive des ressources et de leur exploitation égoïste et sans aucune précaution ? [2] ».
Il revint sur ce thème à plusieurs reprises, notamment lors des Journées mondiales de la jeunesse catholique, à Sidney, en juillet 2008 :
« Que découvrons-nous ? Peut-être à contrecœur arrivons-nous à admettre que des plaies marquent aussi la surface de la terre : l’érosion, la déforestation, le gaspillage des ressources minérales et marines et ce, pour alimenter une consommation insatiable. Certains d’entre-vous proviennent d’îles-États, dont l’existence même est menacée par l’élévation du niveau des eaux ; d’autres viennent de nations qui souffrent des effets dévastateurs de la sécheresse. La merveilleuse création de Dieu est parfois vécue comme une réalité quasi hostile pour ses gardiens, et même comme quelque chose de dangereux. Comment ce qui est “bon“ peut-il apparaître aussi menaçant ? [3] »
Le programme des Nations unies pour le développement vient de publier un atlas intitulé : « Afrique. Atlas d’un environnement en mutation [4] ». Il s’agit, écrivent ses auteurs, de disposer d’une base d’informations dynamique et crédible afin de « répondre aux besoins d’une population en forte progression, tout en assurant l’intégrité des ressources naturelles [5] ».
Mais, face à la prolifération médiatique, il faut se garder de tout catastrophisme et de toute généralisation :
« Les chiffres du catastrophisme reposent le plus souvent sur des extrapolations hasardeuses […]. Ces chiffres, pourtant affichés le plus souvent sans nuances, font fi des inflexions dont sont capables les sociétés humaines. […]
Il convient de rappeler trois aspects fondamentaux du rapport Homme/Nature pour éviter les discours simplificateurs trop souvent répercutés. En premier lieu, s’il n’existe plus de nature indépendante des sociétés, alors il n’est plus possible de raisonner comme si l’action des sociétés se résumait à une ponction, voire une destruction de ressources préexistantes […] En second lieu, […] l’histoire des sociétés ne saurait se résumer à une prédation continue des ressources tant les sociétés se sont ingéniées à mettre au point des techniques de protection et de conservation des milieux : terrasses de culture, jachères et assolement, haies et rideaux, irrigation contrôlée témoignent parmi tant d’autres des remarquables constructions sociales visant à préserver le milieu. […] Enfin, […] le lien pression démographique/environnement n’a en réalité guère de sens au niveau mondial, tant les contextes écologiques et territoriaux sont différents. […]
L’approche mondiale des questions d’environnement paraît s’imposer […] De fait, la mondialisation induit des effets planétaires dans le domaine de l’environnement et du fonctionnement des écosystèmes […] Une telle constatation conduit à penser fort logiquement qu’il faut une approche mondiale pour protéger la planète, qu’il faut “penser global pour agir local“ […] La géographie ne saurait admettre une telle approche sans la discuter, car si des problèmes […] affectent bien l’ensemble des continents et des océans, ils le font dans des contextes écologiques et sociaux différenciés qui appellent des réponses contextualisées et territorialisées. Il faut aussi penser local pour agir global [6] ».
D’ailleurs, n’assiste-t-on pas à la renaissance partielle de la mer d’Aral, après que sa disparition définitive avait été annoncée comme inéluctable [7] ?
Désormais, la question environnementale figure parmi les préoccupations des États et les diplomates y consacrent une part de leur activité. Elle pèse sur les relations internationales tout comme sur la politique intérieure. Des négociations sur la préservation de l’environnement se déroulent en permanence et ont généré un nombre significatif d’accords :
Le groupe des huit pays les plus industrialisés (G8), fondé en 1975, évoque les questions d’environnement depuis 1983, mais s’en préoccupe réellement, avec plus ou moins de constance, depuis 1987 [8].
Avec la signature à Rio de Janeiro, sous l’égide de l’ONU, d’une convention internationale en 1992, la préservation de la biodiversité devint une préoccupation universelle. Quinze ans plus tard, plus de 150 États l’avaient ratifiée. En mai 2008, à Bonn (Allemagne), le dernier sommet en date organisé par la conférence des Nations Unies sur la biodiversité regroupa 191 États et 5 000 experts [9]. Les travaux soulignèrent la sous-estimation de l’ampleur et des conséquences de la réduction de la diversité des espèces [10]. Mais le projet de créer un groupe d’experts indépendants pour mesurer précisément le phénomène trahit le caractère partiel sinon partial des chiffres assénés. En effet, « la grande majorité des modèles que l’on utilise actuellement ne sont pas validés. Leurs prédictions sont rarement comparées aux expériences ou aux observations. Aussi faut-il être très prudent quant au message que l’on veut présenter aux décideurs [11] ». D’ailleurs, les travaux les plus récents en paléontologie tendent à montrer que la biodiversité actuelle est comparable à celle des périodes anciennes et qu’elle s’est toujours reconstituée, même si ce fut à un rythme lent [12]. En outre, que penser du fait que, sur environ 1 750 000 espèces connues, les calculs de l’Union mondiale pour la nature portent sur 41 415 ? Quelle signification accorder à une “liste rouge“ ainsi établie, lorsqu’elle annonce que « un mammifère sur quatre, un oiseau sur huit, un tiers de tous les amphibiens et 70% de toutes les plantes évaluées sont en péril [13] » ?
L’Union européenne a mis sur pied le programme Delivering Alien Invasive Species Inventories for Europe-Daisie, qui organisa, en janvier 2008, une conférence sur les “espèces exotiques envahissantes“ et s’inquiéta de voir disparaître des espèces indigènes [14]. Résultant de la globalisation des échanges, ce problème pourrait avoir des répercussions sur les relations économiques mondiales, notamment à travers des restrictions aux importations. La question souligne également les faiblesses de la construction européenne : il n’existe pas de riposte commune aux vingt-sept États membres. À l’heure où les opinions publiques se montrent de plus en plus sensibles aux problèmes d’environnement, cette carence supplémentaire ne contribue pas à renforcer l’adhésion des peuples, déjà en partie sceptiques, à l’Union européenne.
Désormais, il faut compter avec l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), apparue au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce réseau d’ONG, d’États et de scientifiques jouit d’une influence considérable, même si elle est discrète. Rejetant toute exclusive et tout radicalisme, l’UICN se veut avant tout un lieu de dialogue et, pourquoi pas, d’élaboration de décisions. Les entreprises et les militaires participent à leurs travaux [15].
Le Fonds mondial pour la nature (World Wide Fund for Nature-WWF) s’impose comme un partenaire que les États ne peuvent plus ignorer, et son drapeau flotte parmi les emblèmes nationaux du quartier des ambassades de Yaoundé (Cameroun) [16], par exemple.
Sans la participation active des États-Unis, rien ne peut se faire en matière de protection de l’environnement. Compte tenu de leur puissance, leur adhésion est une condition nécessaire, même si elle n’est pas suffisante. Alors que l’administration républicaine s’opposait à toute législation contraignante dans le domaine environnemental, le gouvernement démocrate dirigé par le président Obama adopte, conformément à ses engagements de candidat, une attitude inverse [17]. Désormais, les États-Unis entendent “montrer la voie“ et proposent à la Chine comme à l’Inde de mener le combat dans le cadre d’une “coalition vraiment mondiale“. L’administration Obama entend instrumentaliser la grave crise que traverse l’industrie automobile [18] et le 19 mai 2009, le président annonça des normes, communes à tous les États, de consommation et d’émissions de gaz à effets de serre plus contraignantes [19]. Mais il faut se garder, dans le cas américain, de généraliser. Si le président peut exercer une influence sur la législation fédérale, il doit compter avec le Congrès, ce qui présente le risque d’une révision partielle, voire d’un rejet complet de toute politique proposée. En revanche, le système fédéral laisse, par définition, une marge de décision aux États : ils peuvent édicter leurs propres lois, dans la mesure où elles n’entrent pas en contradiction avec la Constitution. Aussi, certains, parmi lesquels, en premier lieu, la Californie, entendent aller de l’avant. Il existe également un Mouvement des villes vertes, mondial, mais dans lequel certaines municipalités américaines se montrent très actives, comme New York ou San Francisco [20]. L’analyse de situation de l’environnement aux États-Unis (à l’instar des pays ayant une Constitution de type fédéral) impose donc une lecture à des échelles différentes. Cette remarque vaut également pour les États réellement démocratiques en général puisqu’ils sont dotés de diverses formes de pouvoirs locaux réellement autonomes vis-à-vis du pouvoir central.
Le président élu en mai 2007 à la tête de la France avait intégré l’environnement à ses propositions. Dès le début de son mandat, il réunit un “Grenelle environnement“ pour consulter les associations et les personnalités qui le souhaitaient. Des groupes de travail rendirent leurs rapports en septembre 2007 et le Parlement entreprit de légiférer à partir d’octobre [21]. Certaines associations refusèrent la démarche officielle et convoquèrent un “Contre-Grenelle environnement“. Par ailleurs, de nombreuses polémiques ou actions en justice placent les préoccupations environnementales au cœur de débat politique, qu’il soit local, départemental, régional ou national. Il semble que les questions d’environnement soient, maintenant, partie intégrante des stratégie de conquête ou de conservation du pouvoir à tous les niveaux territoriaux, depuis la commune jusqu’au pays dans son ensemble.
En Afrique, la mort ou les troubles de santé qui frappèrent des d’habitants d’Abidjan suite au déversement de déchets toxiques en 2006, ont provoqué une prise de conscience et suscité une réaction à l’échelle du continent. En 2008, les 53 États du continent adoptèrent la “déclaration de Libreville [22]“, afin de lutter de manière coordonnée contre les risques sanitaires engendrés par la dégradation de l’environnement [23].
Comme tout problème politique, le débat autour de l’environnement influe sur le comportement des entreprises, donc de l’économie à tous les échelons, du local au mondial. Attentif à la sensibilité d’une partie de sa clientèle, le géant américain de la distribution, Wal-Mart, annonça fin 2008 une nouvelle série d’exigences vis-à-vis de ses fournisseurs en matière de respect de l’environnement. Cela touche, notamment, à la fois des sociétés américaines et chinoises [24]. D’ailleurs, cela s’inscrit dans un mouvement plus général qui se dessine et pourrait s’accélérer. En effet, parmi les responsables économiques et politiques, il existe un courant qui pense que le potentiel de la croissance à venir réside dans la protection de l’environnement [25]. Les nécessités de sortir de la crise économique et de limiter ses effets sociaux ainsi que leurs conséquences politiques pourraient rejoindre les préoccupations environnementales. La conjonction des intérêts des détenteurs du pouvoir économique et du pouvoir politique semble ouvrir des perspectives constructives, mais aussi polémiques. L’affrontement entre les tenants d’un aménagement du système actuel et les partisans d’un changement plus ou moins profond de ce dernier a de beaux jours devant lui ;
Un sigle concentre une part du combat des défenseurs de la biodiversité : O.G.M., pour “organismes génétiquement modifiés“. Ils résultent de manipulations effectuées directement sur les gènes de plantes ou d’animaux afin de développer certaines caractéristiques et d’échapper aux aléas du hasard. En agriculture, il s’agit de disposer de semences ne produisant que des végétaux résistant à telle ou telle nuisance (insecte, champignon, végétal, par exemple). En fait, depuis l’apparition de la vie sur la planète, la nature enregistre des adaptations sous forme d’hybridations spontanées de plantes, comme celles qui donnèrent le blé ou le colza, par exemple. Depuis qu’il pratique l’agriculture et l’élevage, l’homme cherche à modifier plantes et animaux pour qu’elles conviennent à ses besoins et/ou à ses conditions de vie.Des progrès spectaculaires intervinrent à partir du milieu du XIXe siècle, avec la mise en évidence de lois scientifique régissant l’évolution et l’hérédité. Surtout, après la Seconde Guerre mondiale, la génétique moléculaire donna naissance au génie génétique, dont les O.G.M. sont les produits les plus connus. Déjà répandue sur le continent américain, prête à se développer en Asie, l’application à l’agriculture suscite un débat très vif dans certains pays européens, dont la France. Pour les uns, ils sont le dernier avatar en date d’une agro-industrie libérale honnie, ils risqueraient, à long terme, de réduire la biodiversité et ils pourraient porter atteinte à la santé des hommes. Pour les autres, ils offrent la perspective d’écarter les risques de famine et de simplifier le travail agricole. Outre la traduction politique de ces débats (créations de d’associations ou de mouvements, manifestations, introduction dans les débats électoraux), il faut appréhender les conséquences géopolitiques des O.G.M. : ils sont mis au point et fabriqués par des entreprises privées. Selon la logique du marché, elles risquent de ne développer que les produits utiles aux paysans solvables [26]. Dans cette hypothèse, la question des pénuries alimentaires et de leurs conséquences sur la stabilité et la sécurité des États demeurerait posée. Ajoutons le contrôle étroit exercé par ces entreprises sur la distribution et l’utilisation de leurs semences : cela pose le problème de la liberté des individus et de l’indépendance des États. L’application des manipulations génétiques à l’espèce humaine place chaque société face à un problème de nature éthique, qui n’est pas encore de nature géopolitique. Mais qu’adviendrait-il si un groupe humain faisait le choix de créer une espèce mutante ? En effet, la question de l’espace occupé et de l’exercice du pouvoir ne manquerait pas de se poser, mais dans des termes aujourd’hui inconnus.
Effet inattendu de la guerre froide , certains no man’s land devinrent des réserves naturelles particulièrement riches. Les améliorations (ou les perspectives d’amélioration) liées à la fin de l’affrontement Est-Ouest, soulèvent un problème inédit : la menace de destruction de ces espaces.
Ainsi de la zone démilitarisée séparant les deux Corées depuis 1953 : sur 250 kilomètres de long et 4 kilomètres de large, un sanctuaire naturel unique au monde s’est constitué [27]. Tout processus de réunification entrerait en contradiction avec sa préservation puisqu’il viserait à re-joindre ce qui fut disjoint, à rétablir la présence et les activités humaines là où elles disparurent. L’arbitrage promet d’être difficile.
En Allemagne, des écologistes militent pour que l’ancien rideau de fer devienne une réserve naturelle. Longue de 1 500 kilomètres et large de quelques mètres à un kilomètre, l’ancienne ligne de séparation des deux Europe se prolonge jusqu’à l’océan Arctique au nord-ouest et jusqu’à la mer Noire au sud-est. Au total, il existe une ceinture verte européenne d’un genre particulier courant sur 6 800 kilomètres. Une coordination de mouvements écologistes souhaiterait voir l’intégralité de cet espace transformée en réserve naturelle [28]. Mais les pouvoirs politiques se montrent réticents : d’autres priorités figurent dans leurs agendas et il n’est pas sûr que la majorité des citoyens soutiennent de telles dépenses. En outre, sur le territoire, il y a une contradiction fondamentale entre la réunification de l’espace européen et le maintien d’une séparation qui était pratiquement hermétique. L’union des contraires ne fait guère partie du mode de pensée européen.
L’embargo imposé à Cuba par les États-Unis depuis 1962 et la cessation de l’aide soviétique avec la fin de l’URSS en 1991 provoquèrent un retard économique considérable qui fait de l’île, en dépit des ravages environnementaux résultant de l’application du “modèle“ soviétique, un conservatoire naturel sans équivalent dans l’ensemble des Caraïbes. La perspective d’un changement de régime, accompagné d’une ouverture aux entreprises américaines et au tourisme de masse, suscite les plus vives inquiétudes [29]. Voilà une ambivalence inattendue de l’éventuelle normalisation des relations entre La Havane et Washington.
La protection de l’environnement provoque des tensions internes.
Les pays développés connaissent tous des mobilisations contre l’extension du réseau autoroutier ou d’infrastructures aéroportuaires, contre des unités de retraitement des déchets ou des implantations minières, contre de nouvelles lignes d’électricité à haute tension ou des installations industrielles, par exemple.
Parfois, le combat touche au plus banal de la vie quotidienne. Pour lutter contre l’envahissement des bouteilles en plastique vides, un Américain du Connecticut a lancé avec succès une campagne pour réhabituer ses concitoyens à l’eau du robinet. Il ne s’agit pas d’un geste isolé :
« sous l’impulsion de San Francisco, plusieurs villes américaines ont banni l’achat d’eau en bouteille pour leurs employés. Des associations d’étudiants cherchent un peu partout à faire de même au sein des universités. Des Églises, ainsi que la coalition nationale des nonnes américaines, ont appelé leurs membres à éviter l’eau en bouteille “autant que possible“ au motif que l’eau doit être un bien accessible à tous. À travers le pays, des dizaines d’organisations prônent son boycott. Et certains restaurants ont commencé à refuser de servir à leurs clients une autre eau que celle du robinet [30] ».
Sur 25,5 milliards de bouteilles d’eau consommées par an, seuls 16% sont recyclées ; un calcul aurait démontré que, pour un litre d’eau embouteillé, 2 litres sont gaspillés, et que chaque bouteille en plastique entraîne la consommation d’un quart de litre de pétrole. Sachant que l’eau en bouteille génère, aux États-Unis, un chiffre d’affaires de 12 milliards de dollars, l’on comprend l’ampleur de l’enjeu économique. Rien d’étonnant à ce que les industriels tentent de se défendre, mais « le débat s’est déplacé désormais sur le terrain moral [31] », et cela risque de réduire leurs chances de l’emporter.
Toujours aux États-Unis, afin d’amener leurs compatriotes à prendre conscience de l’étendue des méfaits de la pollution industrielle et de la croissance urbaine des associations organisent des visites sur les sites les plus pollués, baptisés toxic tours ou misery tours [32]. L’un d’entre eux se déroule aux alentours de Los Angeles [33]. Les communautés religieuses s’en mêlent, comme avec cet appel multiconfessionnel lancé à l’initiative de catholiques du Kentucky pour arrêter la dégradation des Appalaches par les charbonnages [34]. Impulsé par le sociologue Robert Bullard [35] (Université Clark d’Atlanta), il existe même un nouveau « champ d’étude universitaire à part entière [36] » : “la justice environnementale“ (Environmental Justice Cultural Studies). Il intéresse directement la géopolitique puisqu’il se penche sur la corrélation entre communauté d’appartenance, niveau de vie et exposition aux pollutions. Il étudie « l’impact sanitaire des centrales électriques, des sites de déchets, des cohortes de camions, des raffineries et de toutes les structures industrielles qui ont tendance à être concentrés dans les quartiers les plus défavorisés de l’Amérique [37] ». Animé par des Afro-Américains, un mouvement “pour une justice environnementale“ a vu le jour. Des élus démocrates comme Hillary Clinton, alors sénatrice de New York, déposèrent plusieurs propositions de lois relatives à ces problèmes [38]. Les atteintes à l’environnement comme symptôme des inégalités et des discriminations entrent dans le débat démocratique.
En France, la question environnementale se trouve à l’origine de la résurgence, dans les années 1970, de la “question corse“. Derrière Edmond Simeoni et son Action régionaliste corse, le mouvement nationaliste se mobilisa autour de la lutte contre les “boues rouges“ (déchets d’une usine produisant du bioxyde de titane et de vanadium) rejetées, de 1972 à 1974, au large du cap Corse par la société Montedison. Il en fit le symbole de la discrimination qui, selon lui, frappait la Corse et ses habitants [39]. Depuis lors, la thématique environnementale occupe une place importante dans le débat politique en Corse [40] et les revendications de la mouvance nationaliste se répercutent sur la vie politique nationale française.
On peut rappeler le classique problème des braconniers qui massacrent des espèces protégées en Afrique. Ils peuvent appartenir à des groupes négligés par leurs gouvernements et estimer n’avoir point d’autre moyen de survivre. Il convient donc d’étudier attentivement et objectivement la question avant de conclure à une prédation purement criminelle. Prenons le cas, moins connu, des tribus amazoniennes du Brésil, frappées par l’interdiction de vendre leur artisanat orné de plumes car le pays est signataire de la Convention sur le commerce international des espèces menacées. Mesure qu’elles acceptent d’autant plus mal qu’elles observent en même temps la dégradation massive, rapide et sans réelle entrave légale de la forêt qui constitue leur habitat naturel [41].
En Équateur, le gouvernement se retrouve la cible de critiques pour sa gestion des îles Galápagos. Leur environnement unique et fragile souffre de l’invasion d’espèces exogènes et de la pollution liées au tourisme. Or, les autorités équatoriennes semblent choisir l’expulsion d’une partie des travailleurs venus profiter de l’activité touristique, plutôt qu’une régulation de cette dernière [42]. Le pouvoir opère clairement un choix économique au détriment d’une frange vulnérable de la population : quel(s) intérêt(s) le motive(nt) ?
Au Cambodge, en dépit de l’action de l’État et d’organisations internationales, les pêcheurs du Tonlé Sap chassent les serpents. La préservation d’un écosystème fragile et de la biodiversité entre en contradiction avec les préoccupations de sécurité et de survie économique de la population [43]. Quelle priorité doit l’emporter, aux termes de quel arbitrage, rendu par qui ? Ces questions dépassent largement le cadre environnemental.
La politique de développement économique accéléré des pays émergents commence à susciter des critiques sinon des oppositions.
Ainsi, en Chine, les réactions contre le coût humain et environnemental de la construction du barrage des Trois Gorges inquiètent les autorités. Le déplacement de plus d’un million de personnes, la pollution des eaux et les glissements de terrain contrebalancent les bénéfices de la production d’hydro-électricité [44]. Une partie de la population est mécontente et les critiques fusent de l’étranger. Le pouvoir affronte de redoutables dilemmes : intérêt général (mais défini par qui ?) contre intérêts particuliers (défendus par qui ?), nuisances liées au charbon et stigmatisées par la communauté internationale ou nuisances résultant de l’hydroélectricité et critiquées par des Chinois ? Au-delà de la question du barrage des Trois Gorges, la question posée est celle de la nature du régime.
En Inde, les victimes de la catastrophe provoquée par l’accident survenu dans l’usine chimique d’Union Carbide à Bhopal, en 1984, attendent toujours les compensations financières promises. Le sol et l’eau contaminés par l’un ou plusieurs des composants du pesticide Sevin ne sont toujours pas assainis. Or, le gouvernement indien vient de créer des zones économiques vouées à l’industrie chimique, ce qui suscite de vives réactions à travers le pays [45]. Là encore, le pouvoir affronte un dilemme : favoriser le développement économique sensé profiter à tous, ou bien privilégier les intérêts des habitants des régions où se trouvent ces zones économiques. Ici, la nature démocratique du régime permet un débat, mais la solution ne semble pas aisée.
Le Monténégro s’était proclamé, en 1991, “État écologique“ et inscrivit cette définition dans le premier article de sa Constitution, en 1992. Engagement imprudent, si l’on en croit la polémique au sujet de la réserve naturelle d’Ada Bojana [46]. Il s’agirait d’un révélateur : le démarrage économique du pays s’accompagnerait de dommages importants [47].
Des intérêts contradictoires produisent des effets paradoxaux, qui incitent à envisager les problèmes sous toutes leurs facettes et à élargir le champ d’information et de réflexion. Ainsi du “plus grand dépotoir d’Afrique“, sis au Kenya, à Dandora, dans la banlieue de Nairobi. Avec l’aide de la communauté internationale, les responsables de la capitale envisagent l’assainissement du quartier et la construction d’un centre moderne de recyclage des déchets. « Mais les intérêts individuels et politiques semblent bloquer toute tentative de mener ce projet à terme. Une paralysie qui n’inquiète pas Moses. Au contraire, c’est à l’évocation de la fermeture du site de Dandora que son regard s’assombrit. “Si cela arrive, cela deviendra très difficile pour nous de gagner notre vie. Même si c’est dangereux, nous n’avons pas le choix : il faut que la décharge reste ici“ [48] ». Cette réflexion démontre mieux que tout discours l’interaction entre les dimensions territoriales, sociales, économiques, politiques et diplomatiques des problèmes.
Les questions environnementales deviennent des motifs d’affrontements, pour le moment juridiques et peu nombreux, entre États.
Prenons la “guerre de la cellulose“, entre l’Argentine et l’Uruguay. Ce dernier a mis en service, en novembre 2007, une usine de pâte à papier dont les émanations incommodent les riverains argentins du Rio de la Plata. Les défenseurs de l’environnement (mais s’agit-il d’abord d’environnement, ou bien plutôt de qualité de la vie ?) bloquent les accès routiers à l’Uruguay, afin de dissuader les touristes argentins de s’y rendre en villégiature. Il en résulte une très forte tension entre les deux pays. Impuissante à régler le litige, la diplomatie régionale a passé le relais à la Cour internationale de justice de La Haye [49].
Compte tenu de leur importance dans l’alimentation d’une partie de l’humanité, l’avenir des ressources halieutiques semble appelé à (re)devenir un sujet de plus en plus évoqué entre les États. Or, il s’agit d’une question environnementale à l’origine : “désertification“ de certains espaces maritimes par la pollution [50], menace sur la reproduction de certains poissons du fait de la “surpêche“, notamment. Le règlement des problèmes ne peut intervenir que dans un cadre international [51] et ce, en prenant en compte leurs multiples dimensions.
La part des atteintes à l’environnement dans les crises et les conflits demeure faible. Mais si nous la cumulons avec celle des litiges liés au réchauffement climatique et de certains aspects des contentieux au sujet des ressources naturelles ou de la végétation, elle s’inscrit dans un ensemble beaucoup plus important. Ajoutons que tout indique qu’il se produit à la fois une prise de conscience et une instrumentalisation, qui imposent d’accorder une place plus grande aux questions environnementales dans la politique des États. Constatons, enfin, que la taille de l’espace affecté varie considérablement selon les aspects envisagés (milieu, hommes, activités, société, incidence politique, éventuelle dimension militaire) ce qui impose de croiser des niveaux spatiaux différents. Un nouveau terrain d’étude s’ouvre aux géopoliticiens.
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Quelle(s) est (sont) la(les) conséquence(s) des atteintes à l’environnement
sur le territoire où se déroule la crise ou l’affrontement ?
CHAMPS DE RECHERCHE
Outils pour étudier les atteintes à l’environnement sur le territoire où se déroule la crise ou le conflit :
Les informations recueillies servent à repérer l’influence des atteintes à l’environnement du territoire sur le déroulement des événements. Le plus souvent un ou plusieurs des éléments suivants :
Les atteintes à l’environnement constituent un phénomène récent, inégalement perçu et pris en charge.
Une information est pertinente lorsqu’elle contribue à éclairer la crise ou le conflit que l’on étudie.
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Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique, l’association à laquelle le Diploweb.com est adossé.
[1] . Debrenne Luc, « L’année où les consciences ont basculé », Le Temps, 29 décembre 2007.
[2] . Benoît XVI, Vatican Info Service, bulletin du 28 décembre 2007.
[3] . Gaulmyn (de) Isabelle, « Le pape appelle les jeunes à respecter la dignité de la Création et de l’homme », La Croix, 17 juillet 2009 ; Johnson Tim, « Pope Warns on Environment », The New York Times, July 18, 2008.
[4] . United Nations Environment Programme, Africa : Atlas of Our Changing Environment, Nairobi, 2008, 393 pages ; traduction française : Afrique. Atlas d’un environnement en mutation, (http://www.unep.org/dewa/africa/AfricaAtlas/PDF:fr/Africa_Atlas_Full.fr.pdf).
[5] . Ibidem, p. 9.
[6] . Arnould Paul et Simon Laurent, Géographie de l’environnement, Paris, 2007, Belin, pp. 6-8.
[7] . Thedrel Arielle, « La renaissance de la mer d’Aral », Le Figaro, 22 octobre 2008.
[8] . Kempf Hervé, « L’environnement s’est progressivement imposé aux sommets du G8 », Le Monde, 10 juillet 2008.
[9] . Éditorial, « Une crise silencieuse », Le Monde, 3 juin 2008.
[10] . Caramel Laurence, « L’érosion de la biodiversité… », op. cit.
[11] . propos de Paul Leadley, professeur d’écologie à l’université Paris-Sud rapportés par Caramel Laurence, « “Notre capacité de prédiction est faible“ », Le Monde, 3 juin 2008.
[12] . Galus Christiane, « La biodiversité actuelle éclairée par celle du passé », Le Monde, 5 juillet 2008.
[13] . Galus Christiane, « La sixième extinction des espèces peut encore être évitée », Le Monde, 14 août 2008.
[14] . Caramel Laurence, « Plus de 10 000 espèces exotiques mettent en danger la biodiversité européenne », Le Monde, 18 janvier 2008.
[15] . Caramel Laurence, « Le “lobby écolo“ s’affirme sur la scène mondiale », Le Monde, 11 octobre 2008.
[16] . Caramel Laurence, « WWF au Cameroun, une ONG incontournable et redoutée », Le Monde, 11 octobre 2008.
[17] . Conan Julie, « Obama rompt avec la politique environnementale de Bush », Le Figaro, 27 janvier 2009.
[18] . Lesnes Corine, « Obama s’attaque au dossier de l’environnement », Le Monde, 28 janvier 2009.
[19] . « Obama s’attaque à la pollution automobile », Le Monde, 21 mai 2009.
[20] . « EarthTalk : What Is the Green Cities Movement ? », The Christian Science Monitor, March13, 2009.
[21] . consulter le site du ministère de l’Écologie, de l’énergie, du développement durable et de l’aménagement du territoire (http://www.developpement-durable.gouv.fr/index.php3).
[23] . Benkimoun Paul, « L’Afrique se mobilise face aux risques environnementaux », Le Monde, 2 septembre 2008.
[24] . Rosenbloom Stephanie, « Wal-Mart Announces New Ethical and Environmental Principles », International Herald Tribune October 22, 2008.
[25] . Cochez Pierre, « La croissance verte est une réalité », La Croix, 10 décembre 2008.
[26] . Dubuis Étienne, « La révolution OGM en marche », Le Temps, 28 avril 2008.
[27] . Caramel Laurence, « Entre les Corées, un couloir de biodiversité en sursis », Le Monde, 22 novembre 2007.
[28] . Hall Allan, « Wildlife Set for Final Victory along the Iron Curtain », The Independent, May 23, 2008.
[29] . Dean Cornelia, « Conserving Cuba, after the Embargo », The New York Times, December 25, 2007.
[30] . Lema Luis, « Haro sur l’eau en bouteille », Le Temps, 21 juin 2008.
[31] . Ibidem.
[32] . Crié-Wiesner Hélène, « Tourisme écolo aux USA : les horreurs du monde industriel », Rue89, 7 novembre 2008.
[33] . « L.A’s ‘Toxic Tour‘ Takes Passengers to Sites of Pollution Nightmares », Associated Press-USA Today, February 12, 2007.
[34] . Hurley Karen, « Interfaith Statement Calls for End to Mountaintop Removal », Glenmary Home Missioners, August 2007 (http://www.glenmary org/Whats_new/2007/08/MTR_Tour.htm).
[35] . Dumping in Dixie : Race, Class and Environmental Quality, Nashville, 2000 [1e édition : 1990], Westview Press, 256 pages.
Il est l’un des principaux rédacteurs de :
Toxic Wastes and Race at Twenty 1987-2007. Grassroots Struggles to Dismantle Environmental Racism in the United States, Report Prepared for the United Church of Christ Justice and Witness Ministries March 2007, 176 pages (http://www.ejrc.cau.edu/TWART%20Final.pdf), qui fit suite à Toxic Wastes and Race in the United states. A National Report on the Racial and Socio-Economic Characteristics of Communities with Hazardous Waste Sites, Commission for Racial Justice-United Church of Christ, 1987, 86 pages
(http://www.weact.org/Portals/7/Toxic%20Wastes%20and%20Race%20-%201987.pdf)
[36] . Crié-Wiesner Hélène, « Environnement et discrimination raciale, frictions aux États-Unis », Rue89, 10 février 2007.
[37] . Ibidem.
[38] . Griscom Little Amanda, « Not in Whose Backyard ? », The New York Times, September 2, 2007.
[39] . Crettiez Xavier, La question corse, Bruxelles, 1999, Complexe, 261 pages.
[40] . Andreani Jean-Louis, « La querelle foncière repart en Corse », Le Monde, 14 octobre 2008.
[41] . Gasnier Annie, « Amazonie : une tribu à l’âge du bio », Le Monde, 3 janvier 2008.
[42] . Kraul Chris, « Galapagos Islands Expels Hundreds of Ecuadorans », Los Angeles Times, October 8, 2008.
[43] . Callebaut Corinne, « Sauver les serpents du pays des Khmers », Courrier international, 16 octobre 2008.
[44] . Yardley Jim, « Chinese Dam Projects Criticized for Their Human Costs », The New York Times, November 19, 2007.
[45] . Calle Marie-France, « Inde : la longue marche des oubliés de Bhopal », Le Figaro, 27 mars 2008.
[46] . Nikolaidis Andrei, « Monténégro : la réserve naturelle d’Ada Bojana, un paradis saccagé », Monitor, 12 septembre 2008, traduit par Jasna Andrelic et mis en ligne par Le Courrier des Balkans, 25 septembre 2008
[47] . « Monténégro : un “État écologique“, sur le papier.. », Vijesti, 21 septembre 2008, traduit par Jasna Andrelic et mis en ligne par Le Courrier des Balkans, 23 septembre 2008.
[48] . Vincent Catherine, « Les dangers de Dandora, plus gros dépotoir d’Afrique », Le Monde, 7 mai 2009.
[49] . Legrand Christine, « Argentine contre Uruguay », Le Monde, 17 novembre 2007.
[50] . Éditorial, « Mers mourantes », Le Monde, 17 août 2008.
[51] . Dupont Gaëlle, « Droit international : de plus en plus convoitée, la haute mer souffre d’une absence de protection » , Le Monde, 14 décembre 2008.
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Date de publication / Date of publication : 25 novembre 2022
Titre de l'article / Article title : 9 - Les atteintes à l’environnement
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