Présentation d’un classique de géopolitique : Gérard Chaliand, « Le nouvel art de la guerre », L’Archipel, 2008, 156 p.
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« Les troupes occidentales peuvent-elle de nos jours gagner des guerres irrégulières ? » [1] Voici posée l’une des interrogations fondamentales auxquelles Gérard Chaliand tente de répondre dans son bref essai intitulé Le nouvel art de la guerre (publié aux éditions L’Archipel en 2008). La réponse de ce célèbre expert de la guérilla va ainsi intégrer une analyse des évolutions des sociétés, aussi bien sur le plan militaire ou social que démographique. À force de nombreux exemples historiques et théoriques, il dessine l’évolution de l’appréhension du conflit asymétrique par l’Occident.
À la fois géopolitologue, spécialiste des conflits armés et poète, Gérard Chaliand a officié à diverses fonctions. Maître de conférence à l’École nationale d’administration entre 1980 et 1989, enseignant à l’École supérieure de guerre entre 1993 et 1999 mais également directeur du Centre européen d’étude des conflits entre 1997 et 2000. Homme de terrain, il a sillonné pendant quelques décennies les continents africains, asiatiques et américains, visitant au total quelques 75 pays différents et côtoyant des mouvements insurrectionnels comme en Algérie, Vietnam, Palestine, Colombie, Liban, Irak, Sri-Lanka (la liste étant loin d’être exhaustive). Ses expériences et ses analyses ont ainsi pu nourrir une importante production d’ouvrages de géopolitique, dont le plus connu est certainement Géopolitique des empires : des pharaons à l’imperium américain (en collaboration avec Jean-Pierre Rageau) et le plus récent Vers un nouvel ordre du monde ? (en collaboration avec Michel Jan).
Dans Le nouvel art de la guerre, Gérard Chaliand présente sa réflexion principalement en deux volets. Il débute avec une généalogie des conflits armés. Il présente ensuite l’apparition du nouvel art de la guerre ainsi que ses implications dans les conflits contemporains.
Gérard Chaliand entame son propos avec une typologie des conflits armés en cinq idéaux-types. Le premier concerne les guerres ritualisées, propres aux sociétés traditionnelles. Elles restent dans le même cadre que le second type, les guerres à objectifs limités : telles les guerres dynastiques, elles mettent en jeu des acteurs qui reconnaissent le même référentiel en terme de comportement et de cadre socio-institutionnel. Par contre, elles s’opposent au type des guerres de conquêtes classiques qui cherchent à assujettir l’adversaire, mais non pas à détruire son outil militaire (ce que sont les guerres de masse « à but absolu », quatrième type, qu’a inauguré la Révolution française et qu’ont poussé à fond de sa logique les deux guerres mondiales). Enfin, encore plus sanglantes, les « guerres sans quartiers », dont les guerres civiles et religieuses sont des illustrations de ce dernier genre.
G. Chaliand : « Ce qui caractérise l’histoire du continent eurasiatique, dans une perspective géopolitique globale, est bien l’opposition entre foyers sédentaires et irruptions et poussées nomades. »
Toutes ces formes de la guerre ont chacune connu leur période. Pour ce qui est de la guerre de conquête, Gérard Chaliand considère que l’antagonisme fondamental des guerres eurasiatiques n’est historiquement pas celui entre puissance maritime et puissance terrestre, du moins entre le IVe siècle avant JC et le XIVe. Sur cette période, l’opposition s’est structurée entre peuples sédentaires et peuples nomades, ces derniers provenant de foyers géographiques bien identifiés. Tout d’abord l’Asie centrale avec ses archers à cheval (qu’ils soient Scythes, Huns, Magyars, Turcs ou Mongols) puis les Bédouins de la Péninsule arabique. L’auteur de conclure : « Ce qui caractérise l’histoire du continent eurasiatique, dans une perspective géopolitique globale, est bien l’opposition entre foyers sédentaires et irruptions et poussées nomades » [2].
Pour le reste de l’Histoire, Gérard Chaliand retrace une fresque très synthétique des formes de la guerre. Il s’intéresse à la supériorité tant sociale que militaire de la cavalerie au Moyen-âge avant de constater son déclin à la suite de la bataille de Morgaten en 1315 face aux fantassins suisses. Ces derniers sont éparpillés par la France et son artillerie à Marignan en 1515, France qui devient avec Richelieu la première puissance d’Europe à l’issue de la guerre de Trente ans en 1648. Grâce à l’affermissement du contrôle des États sur les ressources de leur royaume à cette époque, la France, pays le plus peuplé d’Europe occidentale à cette époque, peut constituer une armée permanente et sans égal (Russie exceptée) jusqu’à Waterloo du moins. Tout ce temps, la guerre est de type dynastique, jusqu’à la Révolution française.
Une invention européenne : la guerre change de nature et devient totale...
C’est en effet vers cette époque que la guerre change de nature et qu’elle devient totale. Ces guerres absolues se font au nom des nations. Ainsi, en plus de mêler incomparablement plus de combattants que les guerres précédentes, ces guerres bénéficient de l’industrialisation et du progrès technique du XXe siècle. Plusieurs transformations l’attestent : le chemin de fer en matière de logistique, le télégraphe concernant la communication entre front et arrière, ou la puissance de feu avec le canon rayé ou encore la mitrailleuse. La médecine n’est pas en reste avec les progrès sanitaires après la guerre de Crimée (1854-1855). D’un ratio de cinq morts de maladies pour un mort au combat, le rapport s’inverse dès le début du XXe.
Malgré les progrès conséquents de l’armement (avion, sous-marin et tanks), ni la première ni la Seconde guerre mondiale ne vont faire changer la nature de guerre. Le feu nucléaire constitue une exception vu qu’il réduit le conflit à être « suspendu à une dissuasion mutuelle » [3]. Le nouvel art de la guerre n’est pour autant pas issu de l’âge nucléaire, mais plutôt de la colonisation.
La colonisation, qui s’opère notamment entre 1870 et 1914, va engendrer le nouveau type de conflit qui concerne l’Occident aujourd’hui : le conflit asymétrique. Certes les racines de ce dernier sont plus anciennes que la colonisation elle-même. Originellement, la guérilla désigne l’insurrection espagnole contre l’occupation napoléonienne (entre 1818 et 1814), même si elle a été particulièrement utilisée par des généraux américains tels que Francis Marion et Thomas Sumter durant la guerre d’indépendance américaine. Pour ce qui est de la théorie néanmoins, mis à part De Velatione de l’empereur byzantin Nicéphore Phocas au Xe siècle, la guerre asymétrique attend surtout le XIXe siècle. Clausewitz y consacre certes une partie dans De la guerre, mais ce sont surtout les français Bugeaud, Gallieni et Lyautey et les britanniques Wellesley, Kitchener et Caldwell qui s’y sont plongés. Autant de généraux qui ont fait leurs armes, élaboré et éprouvé leurs théories... lors de conflits coloniaux.
Dans un premier temps, les guerres coloniales illustrent la supériorité technologique et disciplinaire des Européens. De plus, ces derniers bénéficient du facteur temps, à l’inverse des conflits contemporains (du fait du poids d’une opinion publique toujours soucieuse de ne pas s’enliser). La guerre d’usure est donc, paradoxalement, un atout pour l’envahisseur. Face à des pays isolés sans courant de sympathie dans le pays agresseur, des généraux tels Wellesley en Inde et Bugeaud en Algérie recommandaient et pratiquaient la politique de la terre brûlée.
Néanmoins, ce qui permet la conquête militaire n’assure en rien la pacification, surtout traitée par l’école coloniale française à l’instar de Bugeaud. Ce dernier conçoit l’affrontement à travers des colonnes mobiles et s’établissant à travers des points d’appuis. Le Maréchal Gallieni, lors de sa conquête de Madagascar à la fin du XIXe, va reprendre ces méthodes pour élaborer sa technique dite de la « tâche d’huile ». Profitant de l’atomisation des sociétés indigènes, elle procède par avancées successives. Ainsi, chaque étape est marquée par l’ouverture d’un marché et l’administration d’un pouvoir local. En outre, les opérations de pacification sont menées par des hommes familiers de l’histoire et de la culture locale. Cette approche a d’ailleurs été reprise par les États-Unis en 2006 en Irak (à partir du manuel de contre-insurrection de David Galula).
Cette nécessité de politiser le conflit se retrouve du côté de la guérilla, notamment celle pratiquée par Mao Zedong. Dans son ouvrage De la guerre prolongée (1938), il reprend les techniques classiques de la guérilla (mobilité, surprise, harcèlement) en y ajoutant un fort degré de politisation. L’insurrection progresse lorsque des liens forts sont tissés et entretenus entre la population et le parti, lorsque l’administration des insurgés améliore visiblement les conditions de vie. L’enjeu principal n’est plus la victoire militaire mais bien la victoire politique. Deux conflits irréguliers postérieurs l’expliquent particulièrement : le Nord-Vietnam et la Tchétchénie.
Si le Nord-Vietnam a bien utilisé des techniques de dispersion matérielle et humaine afin de s’adapter aux bombardements, c’est bien la guerre d’usure psychologique qui a fait perdre les États-Unis. Au début de l’année 1968, le général américain Westmorland annonçait que la guerre entrait dans sa phase finale. Il tentait ainsi de rassurer une opinion publique inquiète. Or l’offensive insurgée du Têt entre février et mars 1968, en prouvant la vivacité de la guérilla, a ruiné ses efforts. L’opération Phœnix (à partir de 1969) a certes montré des troupes américaines mieux entraînées au conflit irrégulier. Il reste que la bataille politique était bien perdue, l’opinion américaine étant définitivement abattue.
Après un premier conflit entre 1994 et 1996, la seconde guerre de Tchétchénie illustre bien comment le politique est au centre du conflit. Dès 2002, le militant islamiste tchétchène Shamyl Bassaïev avait fondé le RAS (« Bataillon Ryadus-Salikhin de reconnaissance et de sabotage des martyrs tchétchènes »). Si les attentats qu’il mène portent des coups très durs à la Russie (prise d’otage au théâtre de Dubrovka en 2002, attentats dans le métro moscovite en 2004) et à l’État tchétchène pro-russe (assassinat du chef d’État Khadyrov en 2004), il n’empêche pas politiquement la Russie de sortir gagnante. En effet, les opérations spectaculaires de Bassaïev lui aliènent l’opinion populaire, et les Russes n’ont pas manqué de placer sa lutte dans le cadre du terrorisme et de l’islamisme, rôle qu’a finalement endossé Bassaïev. Le nouvel art de la guerre n’est pas d’essence technologique pour Gérard Chaliand mais sociale.
Les Européens sont-ils encore capables de payer "le prix du sang" ?
Il en est de même pour les pays occidentaux. Du fait de leur démographie rampante et de l’évolution de leur mentalité, les pertes humaines sont très mal vécues. Ainsi, tout conflit extérieur est soumis à la règle du « zéro mort », sous peine de progressivement perdre le soutien populaire. Des considérations proprement militaires commanderaient cette évolution : comme le dit Gérard Chaliand, « le fait d’être très parcimonieux en pertes humaines ne reflètent pas seulement une modification de la sensibilité occidentale, en partie due au vieillissement de la population, mais une conscience aigüe de la capacité limitée de remplacer les troupes » [4].
G. Chaliand « Aujourd’hui, l’enjeu réside dans l’adhésion des populations et, sans nul doute, dans l’opinion publique des pays industriels. »
Le nouvel art de la guerre se propose un exercice ambitieux dès sa première partie. Dans sa généalogie de la guerre, c’est à plus de vingt-quatre siècles de guerre auquel l’auteur fait allusion. Le propos est dès lors très dense mais reste agréable à lire. Il s’agit ainsi pour Gérard Chaliand de tracer à grand traits les évolutions de la guerre jusqu’à la rupture symbolisée notamment par la décolonisation puis l’insurrection à la manière de Mao Zedong. Là semble résider le cœur de la seconde partie de l’ouvrage, qui à force d’exemples historiques, de théoriciens de la guérilla et de la contre-insurrection mais aussi de données chiffrées, nous en dresse un large panorama. En une phrase néanmoins, Gérard Chaliand résume le nouvel art de la guerre selon lui : « Aujourd’hui, l’enjeu réside dans l’adhésion des populations et, sans nul doute, dans l’opinion publique des pays industriels. » [5]
L’ouvrage permet ainsi d’appréhender en peu de pages les grandes évolutions de l’art militaire au cours de l’histoire. Néanmoins, il aurait été plus confortable pour le lecteur que l’écrivain ait adopté un autre format d’ouvrage. En effet, vue l’étendue du sujet et l’expertise de l’auteur, certains passages auraient gagnés à être développés. En plus d’éviter l’impression de « trop plein » d’exemples sur un nombre limité de pages, la curiosité des lecteurs y aurait été plus satisfaite. À cet égard, Vers un nouvel ordre du monde ? apparaît, du fait de son plus grand format, mieux correspondre à ce type d’exigences.
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Co-président du site Les Yeux du Monde.fr, site de géopolitique pour les étudiants, Vincent Satgé est en Master 2 de Sciences Politiques à l’Institut d’études politiques de Bordeaux.
[1] Gérard Chaliand, Le nouvel art de la guerre, L’Archipel, 2008, p.127.
[2] Idem, p.31.
[3] Idem, p.42.
[4] Idem, p.133.
[5] Idem, p.143.
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Date de publication / Date of publication : 13 février 2014
Titre de l'article / Article title : G. Chaliand, « Le nouvel art de la guerre », L’Archipel, 2008
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Présentation d’un classique de géopolitique : Gérard Chaliand, « Le nouvel art de la guerre », L’Archipel, 2008, 156 p.
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