Le Diploweb.com publie un livre de Catherine Durandin, OTAN, histoire et fin ?.
. Voir le chapitre précédent, 4. Washington, l’OTAN, les Russes et les Autres
« La France n’est donc pas encore sortie des contradictions qui ont grevé sa politique yougoslave. En raison de ces contradictions et du poids de ses initiatives, elle a une part certaine de responsabilité dans l’échec de l’Europe. Car cet échec n’est pas dû à l’absence de moyens : ce qui a été fait en 1995, pouvait l’être avant, notamment en 1993. L’échec tient au mélange d’ignorance et de calculs semi-habiles qui, au plus haut niveau, a prévalu sur les principes éthiques et juridiques qu’on prétendait défendre. Or, cette politique n’a même pas eu le mérite d’être une bonne Realpolitik. Car on voulait affirmer l’existence de l’Europe, on a eu la réaffirmation spectaculaire du leadership américain. »
Patrice Canivez, in « Dernière Guerre Balkanique » sous la direction du Général d’armée Jean Cot, L’ Harmattan 1996, p. 206.
Facilité de plume que de revenir à juin 1914 à Sarajevo ? On se souvient de l’assassinat de l’héritier du trône des Habsbourg, à l’origine de la Première Guerre mondiale qui ouvre le long siècle de la barbarie moderne. André Malraux l’a dit mieux que tout autre quand il évoque l’emploi de l’arme chimique, « avec les premiers gaz de combat, Satan reparaît sur le monde »… dans le récit magistral qu’est « Lazare ».
Les tensions montent visiblement entre les communautés serbes, croates et slovènes, entre les républiques qui composent la Fédération de Yougoslavie depuis la mort de Tito en 1980. Cette Fédération, ce sont huit nations, huit économies, huit partis communistes pour 6 Républiques et deux provinces autonomes, gérés par la constitution de 1974 qui amorce un début de décentralisation. Sarajevo pourtant, c’était, semble t-il, avant 1992, la capitale animée et plurielle d’une société bigarrée. L’Empire ottoman aurait cultivé une politique de mépris tolérant et la Yougoslavie post 1945 devait faire figure de modèle pluri national. Faux, écrit un journaliste français Daniel Vernet, faux démontre un journaliste d’origine yougoslave Kosta Christitch dans une étude publiée en 1996, au titre choc : « Les Faux Frères, Mirages et réalités yougoslaves » : « L’habileté de Tito ne tenait pas, comme le croit l’Occident, au règlement de la question nationale, mais à sa capacité de dissimuler celle-ci dans un monde d’apparences qui a fini par recouvrir le pays entier, devenu, par là, moins une Yougoslavie illusoire qu’une Titoslavie quasi - réelle. Une illusion que l’Ouest a admise et honorée jusqu’au bout et qui va se décomposer devant ses yeux ». [1] Le feu couve en ex-Yougoslavie où pèsent les mémoires en boomerang de la Seconde Guerre mondiale, mémoires qui renvoient chacune des communautés à son camp, celui des fascismes italien et allemand, celui de la résistance révolutionnaire, celui de la résistance royaliste.
Catherine Durandin, OTAN, Histoire et fin ? Ed. Diploweb, 2013
Le livre complet au format pdf. 2,2 Mo
Au Kosovo, province autonome, la dégradation des relations entre Serbes et Kosovars albanais est flagrante dès 1981 : les Serbes minoritaires ne représentent plus que 13,2% de la population face à une jeunesse kossovare albanaise qui manifeste à l’université de Pristina pour dénoncer le chômage. Chacune des deux communautés revendique le Kosovo comme le berceau historique de sa nation. Les émeutes de 1981 sont suivies d’arrestations massives mais déjà, les Serbes évoquent un génocide perpétré par les Albanais. Le mot de génocide commence à circuler. L’obsession des sévices est omni -présente, meurtres, viols. Nombre d’Albanais, en insécurité, émigrent. Nombre de Serbes, eux aussi en insécurité, fuient la province. C’est dans ce contexte, que Slobodan Milosevic, devenu Président de la Ligue des communistes de Serbie, le 8 mai 1986, joue comme Nicolae Ceausescu en Roumanie, comme Jivkov contre la minorité turque en Bulgarie, la carte du national communiste unitaire : rameuter les historiens de l’Académie, clients du pouvoir, utiliser un texte - le Memorandum de 1986 émanant de cette Académie des sciences - trouver les mots d’ordre qui rallient autour de l’unité communiste grand serbe et excluent les autres, organiser de grands meetings de ferveur autour de ce pouvoir et de ces thèmes, réprimer et épurer. [2]
Le voyageur-reporter anglais Misha Glenny, présent sur le terrain durant l’été 1990, témoigne de la réaction de ses contacts croates face à cette politique de Milosevic : « Une saloperie d’idéologie qui unit deux démons, la Grande Serbie et le bolchevisme ». Milosevic recentre autour de Belgrade, installe ses fidèles au Monténégro, supervise la police à Pristina et le 28 septembre 1990, supprime le statut d’autonomie du Kosovo, accordé en 1974, pour mettre la province au pas. L’économie se désagrège. Les six républiques, divisées, concurrentes, se trouvent dans l’incapacité de voter le budget commun en 1990 : la Slovénie, plus développée, déclare ne plus participer au financement des régions les plus pauvres et signale avant même l’indépendance sa volonté de sécession. L’étape suivante était prévisible : le 23 janvier 1990, lors du Congrès de la Ligue des communistes yougoslaves, les communistes slovènes décident le boycott. Ce blocage entraîne la disparition de la Ligue Communiste Yougoslave, frappe le Parlement composé en grande majorité de députés communistes. La voie est ouverte, en avril et en mai, pour des élections libres à l’échelle des républiques. Liberté retrouvée des républiques ne signifie pas accès d’opposants démocrates au pouvoir : la plupart des nouveaux représentants, légitimés par le vote, sont des nationalistes avérés. D’où, de quel passé sortiraient des libéraux démocrates ? En pleine crise socio-économique, les mémoires nationales reviennent telles des recours, des repères incontournables.
La perspective de l’accès à l’indépendance de la Croatie déroute et sème la panique chez les Serbes minoritaires de cette république : les mémoires de la Seconde Guerre mondiale avec les atrocités commises par les Oustachis et les rumeurs qui circulent nourrissent leur soulèvement. Pas question de devenir des sujets croates, alors que Zagreb met en place une politique de purges au niveau de l’administration en renvoyant les fonctionnaires serbes. La même pratique sévit au sein des forces de police dont sont exclus les Serbes, pour la plupart, ruraux. Bientôt, humiliation insupportable pour les Serbes, les caractères cyrilliques du serbo - croate sont interdits, l’alphabet latin imposé. Toutes ces mesures, ressenties comme autant de provocations, poussent les Serbes de la région de Krajina et de Slavonie en Croatie dans les bras de Milosevic et de l’armée fédérale qui lui est fidèle. Le 25 juillet 1990, l’Assemblée nationale croate proclame la souveraineté de la Croatie, la Krajina réagit et se déclare autonome… Les affrontements entre Serbes et Croates se multiplient et gagnent en intensité au moment même où la Croatie, par referendum, choisit l’indépendance. Les 25 et 26 juin 1991, Slovènes et Croates proclament leur indépendance. La rupture entre Belgrade, Zagreb et Ljubljana est consommée. Présent à Ljubljana le 26 juin, Paul Garde raconte : « J’ai vu la ville en liesse. Toute la population participait à l’évènement. On sentait un air de fête dans les rues, où l’on vendait des insignes, des T-shirts, des chapeaux avec l’inscription « Samostojn Slovenija » (Slovénie indépendante), des étalages de livres sur la Slovénie et sur son histoire. On vendait même des fac-similés de la future monnaie slovène, qui devait s’appeler la lipa (en fait, la monnaie qui sera introduite un peu plus tard s’appellera le tolar). Le drapeau national slovène flottait partout. On n’avait pas lésiné sur les symboles. » [3] Le soir du 26 juin, hymne, drapeau, le Président Milan Kucan prend la parole, feux d’artifice, chants populaires, tandis que volant à basse altitude, passent dans le ciel des avions de l’armée yougoslave.
Interrogation sur le statut et la protection des minorités nationales, principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, guerre entre communautés, l’Europe toute à son affaire d’unité à faire progresser, toute à ses tourments face à l’éclatement en cours de l’URSS, se retrouve confrontée aux vieux débats, aux vieux démons et à l’urgence du « Que faire ? ». L’armée fédérale yougoslave intervient en Slovénie en ces derniers jours de juin 1991. L’armée fédérale va appuyer les forces paramilitaires serbes en Krajina et en Slavonie. A Ljubljana, on chante des chants populaires traditionnels… Mais le lendemain, la liesse retombe : accrochages aux frontières des milices slovènes avec l’armée fédérale qui se concentre sur les postes frontières avec l’Italie, la Hongrie, l’Autriche et sur les aéroports…
Une petite guerre mal conduite par Belgrade, une résistance forte du côté slovène : 19 jours de confrontation, et près de 100 morts pour déboucher sur une médiation européenne. Une mission européenne dont le mandat sera étendu à toute l’ex - Yougoslavie le 1 septembre 1991. En ex - Yougoslavie, va s’égrener bientôt la comptabilité des pertes, avec un langage qui dérange. Tout énoncé de pertes, en effet, renvoie aux fantômes des guerres passées, celles de 1912 et 1913, celle de 1914, puis à la Seconde Guerre mondiale. Il semble que les disparitions contemporaines insérées dans la mémoire des deuils passés mal digérés, ne pèsent pas assez lourd, engluées qu’elles sont dans le fil rouge de l’Histoire. Les tragédies se répètent. La vision des Balkans par les Européens est brouillée par l’acceptation de la fatalité. Du côté des Américains, étonnement et mépris se conjuguent pour qualifier ces micros pays.
Que les Allemands scandent, « nous sommes LE peuple » et l’on s’émeut de la liberté retrouvée, au rythme des scansions citoyennes de 1989. Que les Allemands libérés chantent, nous sommes UN peuple, et l’on s’émeut du fait que le mur soit tombé. Mais, quel est le fondement de ce peuple UN : l’histoire, l’ethnie ou le contrat citoyen ? Qu’allait- on faire, de Bruxelles, pour apaiser et stabiliser ces micros espaces plongés dans l’extrême violence de la guerre : guerre au sol, nettoyage ethnique, terreur à l’égard des populations, viols comme outil de guerre, exécutions sommaires, camps et déplacements de population ? Etrangement, cette guerre barbare comme toute guerre contemporaine est pensée en termes d’exactions etc… et ne conduit pas, si ce n’est chez quelques acteurs militaires, à une réaction stratégique. Les premières agressions militaires serbes contre les Slovènes puis contre les Croates, début juillet 1991, ne sont pas contenues.
Le général Jean Cot, commandant la FORPRONU pour l’ONU de juillet 1993 à mars 1994, déplore cette attitude : « Avec beaucoup d’autres, j’ai la conviction que l’on pouvait arrêter les Serbes en octobre 1991 avec trois bateaux, trois douzaines d’avions et trois milliers d’hommes engagés à Dubrovnik et à Vukovar pour marquer sans équivoque la détermination de la communauté européenne ». [4] A l’opposé, j’ai entendu en voix off au ministère de la Défense à Paris, rêver de soutenir Belgrade pour réintégrer Croates et Slovènes dans la Fédération.
Tous les outils, ONU avec les Casques bleus de la Forpronu, une quarantaine de contingents, bientôt près de 40 000 hommes en tant que forces d’interposition, [5] UE avec des médiations répétées pour des cessez le feu qui se succèdent sans efficacité, sont utilisés, sans effet, face à l’engrenage de la guerre. L’ONU aura même crée en juin 1993 des zones de sécurité, dont le résultat sera de confirmer et d’entériner les fractures ethniques. Tous les moyens de présence, sans action directe, sont donc là. Si l’action est absente, c’est que la volonté politique fait défaut. Plus exactement, nulle décision d’arrêt des opérations serbes n’est prise, parce que sur la lecture des causes et sur le traitement du conflit, les positions des Européens divergent. Une large partie des opérations seront confiées aux humanitaires qui font de leur mieux pour alerter les opinions et panser les plaies. Les moyens militaires ont-ils manqué face à une armée fédérale qui dispose de matériels soviétiques ? La réponse est non. C’est bien l’absence d’une vision politique commune entre Européens, entre Européens et Américains, entre Américains et Russes ensuite, qui conduit à laisser filer des semaines et des mois de tueries.
La première division est celle qui oppose Paris à Berlin. François Mitterrand tient en 1991 au maintien de l’unité yougoslave comme il veut croire encore à la survie de l’URSS. Beaucoup d’encre a coulé, depuis ces moments de sécession croate et slovène, pour tantôt accuser tantôt justifier la politique Présidentielle. Mitterrand ne veut pas d’une Europe éclatée, d’une Europe des tribus, selon ses propres termes. Il entend éviter la « reformation » d’une Europe Centrale germanique que rejoindraient Slovènes et Croates. A juste titre, expose Hans Stark de l’IFRI : « Le poids de l’Histoire et son détournement à des fins de propagande ont rendu la tâche des Européens sans doute très difficile. Au moment où la Yougoslavie s’enfonçait dans la guerre, l’Europe était encore à la recherche d’un nouvel équilibre interne, rendu nécessaire par l’unification de l’Allemagne. Or, les responsables yougoslaves n’ont pas hésité à jouer les Européens les uns contre les autres et à profiter, au moins au début, de leurs divisions internes. En effet les Croates ont fait appel à la solidarité mittel - européenne, s’appuyant sur leurs voisins hongrois, italiens et allemands et sur certains milieux du Vatican, tandis que les Serbes, ont brandi la menace du IV ème Reich à la conquête des Balkans pour rappeler aux Français, aux Britanniques et aux Grecs l’utilité de leur entente de jadis. » [6] Au bout du compte, Milosevic a été quasiment protégé par cet attentisme. Mathieu Braunstein, d’une plume pleine de colère, écrit pour qualifier la position de François Mitterrand à l’égard de la Bosnie, « Mitterrand, de par sa culture politique, croit en l’Etat, pas en la nation. Il n’est pas le héraut de l’opposition qui manifeste contre Milosevic. Il aime l’idée de la Serbie mais pas suffisamment les Serbes pour envisager de mettre au ban le régime de Milosevic ». [7]
Avec la découverte macabre début août 1992 des camps de détention serbes sen Bosnie - Herzégovine, un début de mobilisation se dessine : les résolutions de l’ONU du mois d’août 1992 autorisent l’usage de la force pour défendre les convois humanitaires et exigent l’accès aux camps. A Paris, la position demeure inchangée : diplomatie et action humanitaire. François Mitterrand affirme sa confiance en l’ONU, la France s’engage donc largement dans la FORPRONU. Tout recours à la force via l’OTAN risquerait d’isoler les Serbes ! Toute intervention aérienne de l’OTAN porterait atteinte à la sécurité des Casques bleus de l’ONU au sol. Le 21 janvier 1993, François Mitterrand confirme résister à la poussée générale pour l’emploi de la force et accepter seulement que des démonstrations soient faites sur des points circonscrits pour que l’aide humanitaire parvienne à ceux à qui elle est destinée. Lors de l’allocution du 5 janvier 1993 devant les corps constitués de l’Etat, le Président précise : « Lorsque je vois toutes ces campagnes bellicistes, j’ai plutôt tendance à trouver que c’est trop facile. Je ne disposerai pas des forces armées françaises et du sang des Français sans agir au nom de la seule institution à laquelle j’en reconnaisse l’autorité, je veux dire les Nations-Unies, et avec les pays qui se reconnaissent pour charge de défendre le droit ».
Le débat bat son plein en France, le déploiement de la FORPRONU n’a pas stoppé la guerre en Bosnie, Sarajevo est assiégée, Jacques Chirac, dans l’opposition, déclare qu’il faut dire à Milosevic que nous interviendrons par voie aérienne pour détruire les centres vitaux de l’armée serbe. Durant des mois encore, en dépit de la mise en place du gouvernement de coalition en mars 1993 et de la présence d’un nouveau ministre, Alain Juppé aux Affaires étrangères, Paris conserve cette ligne de conduite, tout en réclamant - sans effet concret véritable - que les zones sécurisées soient « sanctuarisées ».
Plusieurs facteurs font évoluer cette situation d’échec, en 1994. Les positions de Washington se précisent, le travail diplomatique de Bill Clinton visant à unir les Croates et les Musulmans de Bosnie, s’avère efficace, le scandale d’un tir d’obus de mortier des hauteurs de Sarajevo qui s’abat sur le marché de la ville, faisant 68 morts et plus de 200 blessés, le 5 février 1994, soulève l’indignation des opinions publiques. Le seuil médiatique est franchi. Les tiraillements du dialogue entre Paris et Washington, les Européens et Washington doivent cesser, et vite.
En effet, durant des mois, aux débuts de la présidence de Bill Clinton, chaque partie a reproché à l’autre, son inertie. Le ton est amer à Paris à l’adresse des Etats - Unis : Washington demande la levée de l’embargo sur les armes décidé par les Européens le 5 juillet 1991, et cherche à renflouer les forces bosniaques non - serbes. Paris soupçonne l’administration Clinton de vouloir se débarrasser de ce conflit en utilisant les locaux sur le terrain. La puissante Amérique épargne ses boys. Pas de soldats américains sur le terrain mais 5 000 Français. Washington considère que la France, en se refusant à accepter la levée de l’embargo sur les armes, n’a pour seul objectif que de protéger ses soldats au sol contre d’éventuelles représailles serbes. Mais, tout le monde sait que l’embargo est en réalité contourné. A Bucarest, convoqué à l’ambassade de France pour rendre des comptes sur la réelle surveillance de l’embargo sur les armes et le carburant, le ministre de la Défense lève les bras au ciel et se plaint de n’avoir pas les moyens de surveiller les trafics. De l’autre côté, des sociétés privées américaines arment les bosno - croates et les musulmans. Les Russes aident discrètement les Serbes, mais les données chiffrées précises manquent quant à ces fournitures d’armes. Bill Clinton est clair : « Je ne voulais pas diviser l’alliance de l’OTAN en bombardant unilatéralement les positions militaires serbes, d’autant que la mission des Nations-Unies était composée de troupes européennes et non américaines. Et je refusais de faire participer des soldats américains à une mission de l’ONU que je jugeais voué à l’échec ». [8] Avec cette formulation très directe - l’ONU vouée à l’échec - Washington est aux antipodes de la position française accrochée au traitement onusien de la situation. En aparté, le secrétaire d’état américain Warren Christopher laisse entendre à Clinton que les Européens se sont mis dans le pétrin du fait de leur désunion en 1991. L’Américain a une vision très sombre de l’Europe qu’il se représente comme une Europe des charniers de toutes les guerres, avec ses grands cimetières aux frontières des Etats - nations. Bill Clinton note de plus : « Certains dirigeants européens ne tenaient pas à voir un état musulman au cœur des Balkans, craignant que cela ne devienne une base d’exportation de l’extrémisme, une conséquence que leur négligence favorisa plutôt qu’elle ne l’empêcha. » [9] Richard Holbrooke, de son côté, diplomate chargé du dossier Balkans par Bill Clinton, condamne la décision des Nations-Unies qui a confié le problème à l’Europe et non à l’OTAN…
A Bruxelles, à Paris surtout le malaise est profond quand il s’agit de la relation avec Washington : l’on est enclin à croire que Bill Clinton serait seulement préoccupé par la mise en œuvre du Partenariat pour la Paix et par son dialogue avec Moscou. Il est vrai que ce dialogue importe, en priorité, à Bill Clinton. Nulle décision prise, concernant le traitement des Serbes et des Bosno-Serbes, ne doit amener à une rupture avec Moscou. Bill Clinton ne renoncera pas à une entente avec la grande puissance nucléaire russe pour quelques millions de Balkaniques enfoncés dans une guerre civile sur le sol européen.
Alors ? Alors les partenaires européens et Washington s’empêtrent autour d’un nouveau plan de paix, élaboré en janvier 1993 par un négociateur européen Lord Owen et un négociateur onusien, Cyrus Vance. Le plan prévoit un découpage ethnique de la Bosnie en dix provinces, en fonction des implantations démographiques et des lignes de front. Le fondement de la réflexion repose sur une logique ethnique et territoriale. Qui, à cette date, oserait s’aventurer vers un projet d’Etat central ou d’un Etat fédéré fondé sur une identité citoyenne ? Et de quelle citoyenneté pourrait-il être question ? Le travail de Lord Owen et de Cyrus Vance s’avère inutile ! Les Bosniaques refusent les cartes proposées dès le début de la négociation. Washington n’approuve pas le plan. On se croirait de nouveau revenus aux travaux du congrès de la paix de 1919, quand politiques, experts et lobbyistes se battaient à coup de cartes et argumentaient pour trancher entre droit historique, pertinences économiques et justice faite aux vainqueurs contre les vaincus ! Ces tergiversations trouvent leur point final au lendemain de l’attaque du marché de Sarajevo. Aux Affaires étrangères à Paris, Alain Juppé monte en ligne. Il demande que soit engagée une action permettant la levée immédiate du siège de Sarajevo, y compris par le recours à la force aérienne. Le secrétaire général de l’ONU ne s’oppose pas à des frappes aériennes et demande à l’OTAN de prendre les dispositions qui s’imposent. L’ultimatum est lancé aux Serbes, le 17 février 1994, par le Conseil de l’Atlantique nord où, fait nouveau, Français et Américains construisent un projet commun ; il ne fait pas l’objet d’une résolution du Conseil de sécurité afin d’éviter l’opposition de la Russie. L’OTAN s’émancipe. Les Occidentaux se tournent vers les Russes pour exercer une pression sur Milosevic : un succès diplomatique pour Moscou ! L’affaire est bien menée alors que se poursuit parallèlement le dialogue entre Clinton et Eltsine sur la question de l’extension de l’OTAN ! Des Casques bleus russes se déploient aux alentours de Sarajevo.
Victoire de l’OTAN ? Demi - victoire seulement, le siège de Sarajevo n’est toujours pas levé. Mandaté par Clinton, Richard Holbrooke, dans ses mémoires, titre « Du Déclin au Désastre » pour évoquer les mois de septembre à août 1995. La visite qu’il rend en janvier 1995 à Sarajevo et à Zagreb confirme ses pires appréhensions : le chaos règne. La Fédération, nouée à Washington entre Croates et Musulmans, ne fonctionne que sur le papier, les frictions sont, en fait, énormes entre les deux partis. A ce moment là, Sarajevo n’est pas sous attaque : l’ex - Président Jimmy Carter a réussi à négocier un cessez-le-feu de quatre mois, une trêve d’hiver. Mais Holbrooke se fait dire, que si la trêve a été acceptée, c’est simplement parce que les combats d’hiver sont trop difficiles. Cette trêve ne marque nullement une étape vers la paix. Le Président bosniaque reçoit Holbrooke. « Cette ville que je connaissais et aimais, confie son premier ministre au diplomate américain, se meurt parce que l’Ouest n’a pas stoppé la guerre ». A Zagreb, les Croates sous la présidence de Franjo Tudjman, sont prêts à en découdre pour reprendre la Krajina. Holbrooke s’emploie à les dissuader. Pour un temps.
L’atmosphère se délite au printemps. Les Canadiens et les Anglais annoncent qu’ils songent à retirer leurs troupes de Bosnie. Pour Jacques Chirac, le retrait britannique est impensable et serait catastrophique. Que pourraient faire les Français placés en cette situation ? Il faut absolument convaincre Washington de s’impliquer, ce qui imposerait indirectement à Londres de ne pas abandonner le terrain. Holbrooke salue la détermination du Président français, Chirac nous presse, avoue-t-il, mais il nous place face à la réalité. Le conseiller de Clinton s’étonne de la distance qui sépare les visions respectives des deux Présidents français, Mitterrand et Chirac, lui succédant. Une question de génération peut-être… Mitterrand en serait resté à des visions portées par les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale, avec une représentation globale et réductrice des Croates comme Oustachis et des Serbes comme résistants antifascistes.
Petit à petit, la gestion de la guerre yougoslave évolue, les puissances négociant entre elles, alors que se montre moins décisive la présence de l’ONU. Américains, Russes, Français, Anglais et Allemands ont monté le Groupe de contact, fin avril 1994. Un nouveau choc se produit, le 26 mai 1995, qui accélère une prise de décision de Washington et de l’OTAN, tandis que Chirac se démène : le « bulldozer » Chirac comme le surnomme Richard Holbrooke qui témoigne, une fois encore, de son estime pour l’énergie et la détermination du Président français. De l’audace ! Une audace qui bouscule Bill Clinton, coincé par un Congrès peu convaincu du bien fondé d’une intervention militaire. Quelle forme pourrait-elle prendre ? Des hommes, des Américains au sol ? Il n’en est pas question : l’opinion publique n’accepterait pas de pertes. Des frappes aériennes ? Il faut compter avec la sécurité des Casques bleus européens au sol. Retirer les Casques bleus et les protéger avant de frapper ? Et pourtant, tous, Clinton et Chirac en particulier ont parfaitement conscience de l’urgence d’une stratégie de sortie de guerre. Abandonner les Balkans à leurs massacres internes perpétrés par les milices respectives ? L’ombre de Munich et la honte d’un abandon pèsent et interdisent une telle abdication face à des règlements de compte à coup de liquidations inter - ethniques. A Washington, dans l’entourage de Bill Clinton, le consensus manque tant sur la méthode que sur le calendrier. Le Président, tenté par l’action, s’irrite.
Les Serbes de Bosnie vont trop loin, ce 26 mai 1995 : ils prennent en otage 350 Casques bleus, voués à servir de boucliers humains. Nombre de ces soldats, une centaine de Français parmi eux, les mains ligotés, des casques bleus au service de la paix, garderont un souvenir traumatisant de ces moments de honte. De plus, le vocabulaire, ces prisonniers qualifiés de human shields (boucliers humains) renvoie sur le champ au langage de Saddam Hussein, en 1990. Rester les bras croisés et laisser bafouer l’ONU n’est plus possible. Le moment s’avère difficile - terrible contretemps - pour Richard Holbrooke qui, le 26 mai, fête à Budapest son mariage avec une journaliste américaine Kati Marton… Sur le terrain, le 4 juin, des pourparlers s’engagent entre le serbe bosniaque, le général Ratko Mladic, et le général français Bernard Janvier, pour l’ONU : les otages sont peu à peu relâchés. Holbrooke fronce les sourcils : Janvier a-t-il passé en voix off un accord avec Mladic ? Aurait-il promis de ne pas recourir à des frappes de l’OTAN en échange de la libération des otages ?
La situation se complique, l’on en arrive à se demander si bientôt la mission de l’OTAN ne va pas se réduire à accompagner le retrait des forces de l’ONU. Et après… Bill Clinton n’a toujours pas pris de décision, lorsqu’il reçoit Jacques Chirac, le 14 juin 1995, à la Maison Blanche, un Chirac qui plaide pour l’action. En vain, au soir d’une journée d’été chaotique, après un échange de vues de plus d’une heure entre les deux hommes, une rencontre de Chirac avec plusieurs sénateurs républicains, la soirée se traîne, chaude et belle à la Maison Blanche, en présence de Madeleine Albright. Bill danse avec Hilary sur une musique de jazz avant de se retirer en déclarant : « C’est moi qui décide de l’envoi de troupes, le moment venu ».
Mladic poursuit ses avancées dans les enclaves de Bosnie, au centre puis à l’ouest. Les combats s’étendent, violents, dans les villes de Srebrenica, Zepa et Gorazde peuplées de réfugiés musulmans, des villes déclarées zones de sécurité de l’ONU. Le 10 juillet 1995, Srebrenica est investie, les nouvelles tombent. Des milliers d’hommes et jeunes gens ont été rassemblés sur un stade et liquidés en masse. Le fils cadet de Holbrooke, Anthony, engagé dans une Association pour les réfugiés se trouve sur place ; il alerte son père. De son côté, Jacques Chirac appelle Bill Clinton, le 13 juillet. Cet appel n’est pas mentionné dans ses mémoires par le Président des Etats-Unis. Holbrooke, en revanche, souligne la force de cette demande et retranscrit les paroles du français : « La France est seule. On ne peut pas imaginer que les forces de l’ONU vont rester là simplement à observer, et se trouver de fait, complices de ces opérations. » [10]
Thierry Tardy, auteur d’une étude très informée sur la gestion française des guerres yougoslaves entre 1991 et 1995, prend position, questionnant : « Il faut ici distinguer d’une part la chute de l’enclave - condamnable parce qu’elle était en théorie sous la protection de l’ONU, mais qui n’est finalement que l’un des épisodes de la guerre en Bosnie- Herzégovine, et d’autre part la politique de « purification ethnique » qui a suivi. Car, si la chute de Srebrenica est un évènement important en tant qu’elle marque l’échec de l’ONU dans la mise en œuvre d’un volet central de son mandat, ce sont surtout les massacres de milliers de civils qui transforment le fait de guerre en crime de guerre ; la question est alors de savoir si la chute de l’enclave devait, inéluctablement, entraîner les massacres ». [11] Tardy accuse : « Il s’agit bien d’une responsabilité collégiale de l’ensemble des Etats, qui ont une nouvelle fois refusé tout passage à une logique de force pour faire appliquer les résolutions du Conseil de sécurité. » [12]
Les conséquences immédiates des massacres de Srebrenica se lisent à plusieurs niveaux. L’ONU est mise en cause, bien sûr. Mais l’OTAN aussi, pour ne pas intervenir. Strobe Talbott perçoit chez les candidats d’Europe centrale à l’intégration dans l’OTAN, une certaine inquiétude quant à la réalité de la protection qu’offre l’Alliance et perçoit chez ses interlocuteurs russes, une indéniable satisfaction : si l’OTAN se montre paralysée et impuissante, aura-t-elle les moyens de s’étendre ? Si l’OTAN ne protège pas, aura-t-elle les moyens de séduire ?
Face à cette escalade, le Premier ministre britannique John Major propose une réunion de crise à Londres pour le 21 juillet 1995. Tous les ministres de la Défense et des Affaires étrangères de l’OTAN, les Russes également, sont présents. Le ton change : l’OTAN, à l’initiative des Etats-Unis, décide de « tracer une ligne dans le sable » autour de l’enclave de Gorazde. Et c’est l’OTAN seule qui prendra la décision des frappes ou non et de leur ampleur, relevant l’ONU de son incertaine autorité. Pour Holbrooke, cette page tournée à Londres ne l’est pas suffisamment : Sarajevo et Bihac n’étaient pas couvertes par ce tracé. Il faudra la ténacité de l’ambassadeur des Etats - Unis à l’OTAN pour inclure la protection de Sarajevo.
Un retournement spectaculaire des rapports de force s’opère début août : sans se plier aux conseils des Américains, les Croates lancent une offensive massive contre les Serbes de Krajina et occupent la capitale Knin, abandonnée. Contrairement à ce que prévoyaient et redoutaient les Alliés, Milosevic laisse vaincre les frères serbes de Krajina… Le général Cot s’interroge sur la signification de cette attitude et avance : « Connaissant le prix attaché par les Serbes de Croatie à la région de Knin par exemple, on comprend mal cet abandon organisé et précipité à la fois. On saura plus tard la teneur, dans cette affaire, des tractations vraisemblables entre MM F. Tudjmann et S. Milosevic portant sur un règlement plus global et plus lointain du contentieux serbo- croate, sur le dos des Musulmans. Il y a des précédents. » [13]
28 août 1995. Une fois encore, mais alors que la détermination au sein de l’OTAN se dessine nettement, un obus meurtrier frappe le marché de Sarajevo… Que les Européens, au regard de Washington se portent comme des alliés difficiles, des alliés ambivalents que chagrine le rôle décisif des Etats-Unis dans la guerre de Bosnie, ne va rien changer à la ligne adoptée par Bill Clinton. En vain, les Serbes de Bosnie s’appliquent- ils à faire croire que l’attaque a été lancée par les Musulmans pour pousser l’OTAN à intervenir. En vain, le secrétaire général de l’ONU réclame- t-il une enquête concernant cette frappe, comme pour gagner du temps. A Washington, cette attaque du marché qui fait 38 morts et plus de 85 blessés, est ressentie comme l’ultime défi lancé à l’Ouest. La réaction des décideurs américains est intéressante. Sur cette génération, ex - jeunes gens ambitieux des années 1960, la mémoire du Vietnam, le souvenir des bombardements systématiques sur le Nord-Vietnam décidé en 1964, pèse encore. Après tout, ces frappes furent vaines, les Etats-Unis se sont retirés du Vietnam… Mais l’accumulation depuis 1992 des exactions, des atrocités inter - communautaires commises dans les Balkans européens a fini par engendrer un besoin d’agir et de dépasser le syndrome Vietnam. En Bosnie, les Etats-Unis ne vont pas s’engager dans une guerre contre insurrectionnelle de terrain, mais utiliser la machine lourde qu’est l’OTAN pour une guerre aérienne… Des généraux français se plaignent. L’OTAN et l’aviation auraient pu offrir plus, être employées à des doses homéopathiques, avant 1995. Le général Cot raconte : « J’ai subi à Naples ou à Vizenza des briefings à l’allure de grand messe comme seuls les Américains savent les faire. On y décrivait, directement transposées de la guerre du Golfe, les phases successives d’une guerre totale, portant sur les installations militaires serbes puis les objectifs économiques, les communications. J’avoue avoir été inquiet avec d’autres chefs militaires de l’ONU devant cette excitation d’aviateurs rêvant de « casser du Serbe » et ne connaissant de la question yougoslave que ce qu’ils avaient pu en voir lors de leur survol supersonique du pays ». [14] La position du général français témoigne d’une profonde amertume. Mais, de 1992 à 1995, avant que Jacques Chirac ne s’implique directement, qui de Paris ou de Londres a réclamé avec fermeté ces frappes précises, homéopathiques et localisées de l’OTAN ?
Paris mesure, sans le dire ouvertement, le faible poids de la France dans les décisions de l’OTAN, alors que les forces françaises engagées dans les Balkans sont nombreuses et qu’elles subissent des pertes.
Les résultats obtenus par l’OTAN, sur le terrain en ce début d’automne 1995, seront indéniables. La décision de recours à des frappes n’est pas prise à l’aveuglette sur un coup de colère ou d’émotion humanitaire. Quels sont les objectifs à atteindre ? Une pression sur les Bosno - Serbes pour dégager Sarajevo et obtenir des pourparlers de paix ? Sans aucun doute. Mais quel rapport de forces obtenir sur le terrain afin de dessiner les équilibres futurs ? Tout le monde sait, depuis les premiers plans de paix proposés sans succès que les frontières inter - communautaires à venir dépendront des avancées et des reculs territoriaux. Tudjman et les Croates, Alija Izetbegovic et les Bosniaques ont leurs propres exigences de futurs vainqueurs qu’ils entendent devenir.
Dans l’attente de l’opération aérienne de l’OTAN, le 3 juin 1995, est décidée à Paris la mise en place d’une force de combat, composée d’unités françaises, britanniques, néerlandaises et belges. Cette force, dite Force de réaction rapide (FRR) équipée d’artillerie sol-sol, d’engins très mobiles se déploie dans l’ouest puis au sud - ouest, sa mission sous mandat de l’ONU, est de préparer des accès libres à Sarajevo. Son intervention est loin d’être négligeable.
Les journées de préparation de l’action aérienne de l’OTAN sont haletantes. L’opération démarre le 30 août 1995. Elle sera suspendue le 1er septembre puis reprise, jusqu’à ce que les alliés de l’OTAN et Washington se soient assurés que Milosevic accepte les conditions posées à la négociation de paix, à la mi-septembre. La situation est complexe car les conversations se poursuivent entre les alliés de l’OTAN, entre les membres du Groupe de contact, avec les Russes en particulier, entre Belgrade et les Bosno - Serbes, leurs représentants Radovan Karadjic et Ratko Mladic ; les contacts sont constants avec le Croate Tudjman, avec le Bosno - Croate Izetbegovic ; le point de vue d’Ankara compte, ici. Les discordes fondées sur l’appréciation divergente de l’effet de la poursuite des frappes lancées le 30 août et suspendues dès le 1er septembre, reprises de façon massive alors que se négocie la paix, se font jour au sein de l’équipe de Bill Clinton. Cette poursuite aura-t elle des effets positifs ou non ? Certains, Richard Holbrooke parmi eux, se souviennent qu’en 1968 s’ouvraient dans le secret des conversations de sortie de guerre avec les Vietnamiens, alors que les bombardements continuaient. Holbrooke penche pour une ligne dure, mais au quartier général de l’OTAN, la confusion règne : l’amiral Leighton Smith qui est responsable du commandement sud de l’OTAN et de toutes les forces navales pour l’Europe se heurte au général Wesley Clark chef de l’état major, favorable à la reprise et à la poursuite des frappes. Un général trois étoiles, Clark devrait se plier à l’autorité d’un chef quatre étoiles, Leighton Smith. Clark a l’oreille de Holbrooke. Des crédibilités, des carrières futures sont en jeu. Au dire de quelques témoins, les conversations téléphoniques entre les deux militaires sont brutales. Du côté français, sur le terrain, le général Bernard Janvier s’efforce de pousser Mladic à plier. Washington, selon Holbrooke, ne tient pas Janvier en grande estime, il considère que Mladic le dupe. Enfin, intervient, pour compliquer encore la prise de décision, Jimmy Carter, ex- Président, joint par l’intermédiaire d’un chirurgien originaire de Bosnie, ami des Carter, pour essayer de trouver une entente avec Karadjic. Ce dernier informe Carter qu’il serait prêt à cesser les attaques contre Sarajevo si l’ONU garantissait le sort de l’armée bosno - serbe. A Washington, Strobe Talbott, consulté, fait répondre qu’il n’en est nullement question. De son côté Milosevic, qui s’adjuge le rôle de représentant, et de la Serbie et de la Republica srpksa, pour les futurs pourparlers de paix, écoute Holbrooke lui déclarer : il n’y aura aucun compromis quant au statut de criminels de guerre pour les Mladic et consorts... Holbrooke martèle : « Radovan Karadjic et Ratko Mladic ne peuvent participer à aucune conférence de paix, quelle qu’elle soit. Au nom de la loi internationale, ils seront arrêtés s’ils posent le pied sur le sol des Etats-Unis ou de n’importe quel pays membre de l’UE. » [15]
Ces journées sont étonnantes, car, jamais en dépit des frappes, c’est- à- dire de la réalité de la guerre, les contacts avec Belgrade ne seront rompus. Milosevic se montre très détendu et charmant lorsqu’il reçoit Holbrooke à Belgrade le jour même du début des frappes. Il fait la liaison avec les dirigeants bosno - serbes de Pale, tout en assurant qu’il ne les contrôle pas. Les rencontres qui se succèdent, surprennent, tant Milosevic semble jouer le « good guy » et se démarquer des « Bosno-Serbes » qui incarnent le mal. Milosevic prétend n’avoir pas connu le projet d’épuration à Srebrenica : il aurait été mis devant le fait accompli...
La position de Clinton est simple en ces journées : frapper. Holbrooke campe sur cette même ligne. Soutenir, sans sourciller, les Bosniaques. Ne pas laisser les divisions s’installer au sein de l’Alliance : de l’issue de cette opération de l’OTAN, dépend au regard de Washington, l’avenir de l’Alliance. En ces journées tous les relais d’information et d’influence comptent : les ambassadeurs des Etats-Unis, à Paris et à Londres se doivent de plaider la fermeté, Madeleine Albright à l’ONU, en liaison avec Holbrooke, devient incontournable et le secrétaire général de l’OTAN, Willy Claes, ex-ministre belge est un acteur central : sans appeler à une nouvelle réunion du Conseil de l’OTAN, il informe ses membres qu’il a autorisé le général George Joulwan, commandant suprême de l’OTAN et l’amiral Leighton Smith à entrer en action, s’ils l’estiment nécessaire. En ultime phase, ce sont les militaires qui tranchent. Mladic n’a peut être pas pris la mesure de la détermination de Washington : il menace le 10 septembre d’attaquer les « zones de sécurité » et se refuse à toute négociation tant que se poursuivent les frappes de l’OTAN… Milosevic se plaint : les frappes soutiennent les musulmans et les Croates. Les Serbes de Bosnie ont - ils compté sur un appui direct de Moscou ?
Le 14 septembre 1995, Milosevic s’incline. Strobe Talbott rencontre Kozyrev à Moscou, un ministre russe d’excellente humeur… qui expose au conseiller de Clinton : à présent que les frappes ont cessé, Eltsine allait tourner la page et s’occuper du rôle à jouer par la Russie dans le règlement de paix.
Bill Clinton est peu bavard sur ces journées des 30 août au 14 septembre, quelques lignes pour renvoyer à l’action de Holbrooke et signaler les frappes aériennes de l’OTAN et les missiles de croisière pilonnant les positions des Serbes de Bosnie. Comme si, le Président américain, lui aussi, avait hâte de tourner la page de la guerre. Madeleine Albright se montre plus explicite et, à la manière de Richard Holbrooke, se félicite de ce que cette opération de l’OTAN, menée à partir des bases italiennes et de l’USS « Theodore Roosevelt » dans l’Adriatique, avec l’appui de l’artillerie française et américaine, soit venue à bout des positions Bosno - Serbes autour de Sarajevo. Ce fut, dit-elle, la plus importante opération militaire de l’OTAN jamais réalisée. A partir du moment où l’OTAN n’était plus empêchée d’agir, les Bosno - Serbes ne pouvaient plus nuire impunément.
Le message de la future secrétaire d’Etat est simple : l’OTAN ne doit pas être empêchée d’agir.
Au bilan de ces années de massacres sur le sol européen, se dégagent trois acteurs. L’Union européenne qui s’est divisée et n’a concrètement rien modifié sur le terrain, l’ONU qui a dépêché des forces sans moyen d’agir, Washington qui a laissé faire, avant de mettre en marche la machine militaire qu’est l’OTAN. Quant à la représentation de la paix future, elle s’apparente à un bricolage négocié : sur un territoire ethniquement morcelé et cadré, l’Alliance atlantique installe un contrôle armé. Cette gestion de la sortie de guerre revient donc, en dernier ressort, à Washington et à l’OTAN. Nous sommes en 1995, l’OTAN conserve et confirme son efficacité, l’extension de l’Alliance va se poursuivre. Y avait- il une alternative dans l’urgence ? Tout en vociférant, tout en traînant les pieds, Moscou, informée, consultée, impliquée dans le jeu des va-et-vient diplomatiques, retrouvant une part de puissance en ces processus, Moscou membre du Groupe de contact, s’incline.
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Voir l’introduction et le sommaire de l’ouvrage de Catherine Durandin, OTAN, histoire et fin ?
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. Catherine Durandin, Sommet de l’OTAN, New Port, 2014
Quel bilan ?
Professeur des Universités, historienne, ancien élève de l’ENS, ancienne auditrice de l’IHEDN, enseigne à l’INALCO. Ex - consultante à la DAS, ministère de la Défense, elle a publié un grand nombre d’articles et d’ouvrages consacrés aux équilibres géopolitiques du monde contemporain.
[1] Kosta Christitch, Les Faux frères , Mirages et réalités yougoslaves, Paris, Flammarion, 1996, p. 49.
[2] Voir Paul Garde, Vie et Mort de la Yougoslavie, Paris, Fayard 1992 et Misha Glenny, The Fall of Yougoslavia, Penguin Books, 1992.
[3] Paul Garde, Vie et Mort de la Yougoslavie, Paris, Fayard 1992, p. 309.
[4] Jean Cot in Dernière Guerre Balkanique ? Paris, L’Harmattan, Fondation pour les Etudes de Défense, Paris 1996 p.121.
[5] Résolution 743 du Conseil de Sécurité sur l’envoi de 14 000 casques bleus en Croatie, 21 février 1992.
[6] Hans Stark, in Dernière guerre balkanique sous la direction du Général d’armée Jean Cot, op.cit, p.19.
[7] Mathieu Braunstein, François Mitterrand à Sarajevo, 28 juin 1992, Le rendez- vous manqué, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 18.
[8] Bill Clinton, Ma vie, Paris, Editions Odile Jacob 2004, p. 541.
[9] Bill Clinton, Ma vie, op.cit, ibidem
[10] Richard Holbrooke, To end a war, op. cit. p.71.
[11] Thierry Hardy, La France et la gestion des conflits yougoslaves (1991-1995), Bruylant, Bruxelles 1999, p. 320
[12] Thierry Hardy, La France et la gestion des conflits yougoslaves, op.cit. p. 320
[13] Jean Cot, in Dernière guerre balkanique ? op.cit., p. 119.
[14] Jean Cot, op. cit, p. 124.
[15] Richard Holbrooke, To end a War, New York, Random House, 1998, p.107.
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Date de publication / Date of publication : 26 novembre 2013
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