Après 40 ans de conflit quasiment ininterrompu depuis le coup d’Etat de Daoud en 1973, les Afghans manifestent un immense sentiment de lassitude, de rejet de la violence. Seront-ils entendus, et les femmes en particulier ? Au départ des coalisés, fin 2014, faute de solution diplomatique globale et de garanties internationales sur la sécurité, le destin du pays de l’insolence sera entièrement entre les mains des Afghans…
L’AFGHANISTAN, ou comment se débarrasser d’une cible initiale transformée en séisme imprévisible ? [1] Sortir de cette longue guerre, qui a déjà duré plus que celles d’Algérie, du Vietnam ou d’Irak pour une coalition engluée au pays de l’insolence depuis 2001 sans avoir emporté de décision politique ou militaire, implique une solution diplomatique. En mode majeur, elle se conjugue par le recherche d’une issue globale qui permettrait de sortir par le haut de la crise afghane en garantissant la sécurité du pays et de la planète face au terrorisme islamique. En mode mineur, sur fond de guerre civile renaissante, apparaissent diverses tentatives de recherches de solutions négociées avec les taliban [2]. Et ce, afin d’éviter le pire lors du retrait anticipé de la coalition ; dans l’espoir que l’administration mis en place à Kaboul ne fondra pas comme neige au soleil.
Dès février 2009, puis juin 2011, Henry Kissinger, ancien secrétaire d’Etat de Richard Nixon, prévenait qu’un retrait précipité serait catastrophique et serait interprété comme une victoire de l’islamisme. Il ne croit pas à un cessez-le-feu avec les taliban qui gardent le même objectif : prendre Kaboul. L’idée d’un partage du pouvoir avec eux est illusoire. La seule solution raisonnable qu’il propose est celle d’une conférence internationale sur la sécurité de l’Afghanistan [3]. Frapper partout dans ce pays est impossible étant donné son relief et sa taille, pas plus qu’on ne peut mettre en place, à la soviétique, un Etat centralisé voué à court terme à l’étouffement, Dear Henry suggérait donc, dans un premier temps, de reprendre l’expérience de contre-insurrection à l’irakienne en s’appuyant sur des gouvernements locaux. Puis de contrôler 10 % du pays, en territoire pachtoun, pour que 80 % de l’Afghanistan cesse de constituer une menace, à condition d’être maître de la frontière orientale. Même si cet objectif n’a pas été atteint, le diplomate admirateur de Metternich, précurseur d’une notion de sécurité collective fondée sur l’entraide d’Etats conservateurs, à qui il a consacré sa thèse, envisage alors une solution régionale. Celle-ci évoque tout d’abord le modèle afghan des diverses conventions anglo-russes depuis 1895 (c’est-à-dire entre deux puissances seules). Kissinger propose d’y intéresser tous les Etats frontaliers de l’Afghanistan, mais aussi les puissances menacées par l’extension du terrorisme. Il rappelle à ce propos que l’Inde compte la troisième population musulmane du monde et que ce pays a tout intérêt à s’entendre avec le Pakistan engagé en première ligne dans la lutte contre le terrorisme. En coopération avec la Russie, l’OTAN et avec la garantie des États-Unis, sortir de la crise afghane par le haut implique donc l’obligation pour l’État afghan d’une neutralité garantie par ses voisins et protecteurs, sur le modèle belge dû à l’initiative de Talleyrand en 1830-1831. Et ce, afin qu’il soit capable de combattre le terrorisme sur son propre sol à partir de principes et de dispositifs militaires internationaux à définir. Cette solution à long terme, précise Henry Kissinger, a aussi pour dessein de garantir l’intégrité du Pakistan, puissance nucléaire fragilisée par ses propres taliban auteurs d’attentats spectaculaires.
Des multiples conférences consacrées à l’Afghanistan aboutissent toutes à une remise de chèque à Hamid Karzaï - ce dernier promet à chaque fois, sans rire, de lutter contre la corruption - une seule aurait pu correspondre à la voie tracée par Dear Henry, celle de Bonn, du 5 décembre 2011 (10 ans après la première créant l’administration Karzaï sous le principe du Nation building). Elle est préparée par celle d’Istanbul, le 2 novembre précédent. Pour prévenir la réédition du chaos qui a suivi la fin de l’occupation soviétique, cette dernière conférence sur l’avenir de l’Afghanistan comprend 23 pays - dont les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU - ainsi que sept organisations internationales. Elle se présente sous les meilleurs auspices malgré l’absence de la Chine : une « trilatéale » réunit Hamid Karzaï et ses homologues turc (Abdlullah Gül) et pakistanais (Asif Ali Zardari). L’Inde rejoint le groupe aux côtés de l’Iran, des pays d’Asie centrale, de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis. Mais ce 2 novembre la conférence qui devait porter à maturité le « Processus d’Istanbul », signe du dynamisme de la diplomatie turque, se contente d’encourager en termes vagues « la paix et la sécurité de l’Afghanistan et de sa région » comme maintes conférences avant elle. Cette absence de décision concrète est pire lors de la conférence de Bonn. Celle-ci avorte parce qu’un des principaux intéressés, le Pakistan, déserte. Il proteste de la sorte contre les agressions dont il est victime sur sa frontière occidentale de la part des Américains. La « guerre froide » entre Islamabad et Washington a donc eu raison de l’unique solution diplomatique à la fois globale et régionale.
Cet échec conduit à la porte étroite des conversations directes avec les taliban connues sous le nom de code de Track II [4]. Ce qui constitue la reconnaissance de facto d’une défaite politique et d’une solution à court terme qui ne tient pas compte de la sécurité du pays. Le totalitarisme religieux rétrograde de ces « fous de Dieu » qui ont, eux aussi, une revanche à prendre, et l’islamo-fascisme des djihadistes sont inconciliables avec la notion de démocratie ; même si, pour l’heure, dans une stratégie d’attente afin d’accompagner le retrait anticipé de la coalition, ils font semblant de prendre langue avec leurs ennemis en vue d’un règlement pacifique, sachant que, fin 2012, ils contrôlent déjà entièrement 152 des 398 districts afghans.
Pactiser avec le diable pour trouver une issue pendant le retrait inclut des rencontres clandestines, parfois au Pakistan. Une révélation du Washington Post, du 29 août 2011, démontre que les Américains, au grand dam de Karzaï qui pensait agir seul de son côté, ont pris langue avec leurs pires ennemis : trois rencontres avec un émissaire personnel du mollah Omar, mais aussi avec Ibrahim Haqqani, frère du redouté Jalaluddin Haqqani à la tête du réseau terroriste du même nom, tandis que Gulbuddin Hekmatyar, lui aussi chef de guerre et de réseau et qui a par ailleurs rencontré le président afghan, est aussi sondé. Dans une sorte de politique du pire, la diplomatie américaine fait flèche de tout bois, alors qu’aucun cessez-le-feu n’est envisagé sur le terrain. C’est donc admettre que l’on négocie en position de faiblesse.
Le 2 mai 2012, lors d’une visite surprise à Bagram et Kaboul pour commémorer le premier anniversaire de la mort de Ben Laden, le président Obama mentionne les conversations directes nouées avec les taliban, au Qatar, depuis février 2011. A Doha, le 7 février 2012, l’émir Hamad ben Khalifa al-Thani reçoit le Premier ministre pakistanais, Youssouf Raza Gilani, et continue d’encourager les conversations directes entre Américains et représentants du mollah Omar. C’est l’illustration de la politique de repli et du surge (sursaut) diplomatique cher à Hillary Clinton. Et ce, depuis le 26 février 2012 où la secrétaire d’Etat tente un processus de paix régional incluant le Pakistan. Le mollah Omar est représenté par un proche. Il veut éviter tout dialogue avec l’administration Karzaï. Les taliban exigent la libération de 20 des leurs du camp de Guantanamo, le départ de toutes les troupes de la coalition et des garanties quant à leur participation au futur gouvernement afghan. De leur côté, les Américains veulent que les taliban reconnaissent la constitution afghane, le droit des minorités et celui des femmes. Mais le 14 mars 2012, c’est la suspension des négociations suite à l’assassinat, trois jours plus tôt, de 16 Afghans par un GI ayant perdu le sens commun. En fait, outre l’opposition du Congrès américain, il y a blocage à propos d’un échange de prisonniers : les taliban voulaient la libération de prisonniers à Guantanamo en échange du seul soldat américain qu’ils détiennent, le sergent de l’armée de terre Bowe Bergdahl of Hailey. Ce revers encourage d’autant plus le président américain à favoriser la politique de réconciliation nationale entamée par son homologue afghan, ainsi que d’autres tractations menées par les alliés des Etats-Unis.
Le 27 juin 2012, au Japon, à l’Université de Doshisba, un proche du mollah Omar, Din Mohammed Hanif, membre du Conseil politique des taliban, s’exprime lors d’une conférence au RSI (Royal United Services Institute). Rendu public le 10 septembre 2012, le rapport de cette conférence donne les conclusions d’entretiens avec des chefs taliban « pragmatiques » favorables à un cessez-le-feu fondé, ce qui limite l’ouverture, sur « une solide justification islamique ». Ils se disent prêts à chasser Al-Qaida d’Afghanistan, d’accepter des bases américaines au-delà de 2014, à condition que les GI ne participent pas à la vie politique du pays et évitent de choquer les croyances religieuses des Afghans. Apparaît pour la première fois un point de convergence avec le vœu du président Karzaï qui, à présent, souhaite que : « Si les Etats-Unis veulent des installations militaires, nous le leur permettrons, c’est notre avantage ». C’est donc un scénario à l’irakienne que souhaite Karzaï avec des bases américaines au-delà de 2014, garantie de sécurité pour continuer à disposer de l’appui feu aérien et des forces spéciales de l’oncle Sam. Il en fait la demande expresse à Obama lors de sa visite à Washington début janvier 2013. L’Iran y voit une menace directe car, fief de la CIA, la base d’Hérat recèle toute la panoplie des drones américains. Il est probable que les Américains gardent aussi la base de Bagram, mais soient plus prudents pour celle de Kandahar en territoire pachtoun incontrôlé.
A défaut d’Europe, la France entend jouer un rôle dans ce processus de paix. A Paris, à la Fondation pour la Recherche Stratégique, après une première et discrète tentative en novembre 2011, les 20 et 21 juin 2012 se déroulent des conversations informelles entre députés afghans et membres de la société civile et de divers courants politiques, sauf celui des taliban, dont le Dr Abdullah Abdullah, le concurrent de Karzaï au premier tour des présidentielles de 2009. D’autres conversations ont lieu à Chantilly, fin novembre 2011 et en juin 2012. Encouragées par Laurent Fabius à la tête du quai d’Orsay, elles reprennent les 19 et 20 décembre autour d’une quinzaine de personnalités afghanes de diverses origines, dont pour la première fois en France deux représentants du mollah Omar.
Depuis, outre la reprise de conversations discrètes à Doha ou les représentants du mollah Omar sont en passe d’ouvrir un bureau politique, le 4 février 2013 s’esquisse un plan de paix à Londres, entre Karzaï, Asif Ali Zardari (Pakistanais) et David Cameron engagés pour conclure un accord d’ici six mois. Il tient plus de la méthode Coué que d’intentions réelles. Sur le terrain, la guerre civile est déjà prégnante : entre mars 2012 et mars 2013, 3 000 soldats et policiers afghans ont été tués, presque autant que la coalition depuis 2001. Pour l’année 2012, 304 officiels afghans, dont des gouverneurs de provinces, ont été tués, soit une augmentation de 700% par rapports aux années précédentes.
Pourtant, rien n’est encore joué. L’Afghanistan est à la croisée des chemins. Avec 65% de la population ayant moins de 25 ans, cette jeunesse, qui a intégré les universités construites par la coalition, à l’heure du village planétaire de Facebook et de Tweeter, tandis que Chine, Inde et Iran ont investi massivement en Afghanistan, n’a sans doute aucune envie de voir renaître l’Etat islamique d’Afghanistan, « antichambre de l’au-delà », selon la définition du célèbre écrivain algérien Yasmina Khadra auteur des Hirondelles de Kaboul. Après 40 ans de conflit quasiment ininterrompu depuis le coup d’Etat de Daoud en 1973, les Afghans en exil, ceux qui répondent aux journalistes dans leur pays et à diverses enquêtes manifestent un immense sentiment de lassitude, de rejet de la violence. Seront-ils entendus, et les femmes en particulier ? Au départ des coalisés, fin 2014, faute de solution diplomatique globale et de garanties internationales sur la sécurité, le destin du pays de l’insolence sera entièrement entre les mains des Afghans…
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Plus
. Jean-Charles Jauffret, Afghanistan, 2001-2013 : la guerre inachevée, Autrement, avril 2013, 341 p.
4e de couverture
Dans les montagnes afghanes, depuis octobre 2001, une guerre perdure, rappelant parfois les précédents algérien ou vietnamien. À la destruction des camps d’entraînement Al-Qaïda et au désarmement des taliban, s’est substituée une guerre sordide faite d’attentats-suicides, d’engins piégés, de crimes de guerre et de « dommages collatéraux » entre une coalition suréquipée et un ennemi insaisissable.
À la veille de leur retrait, qu’en est-il de l’engagement des forces françaises, de leur culture de guerre issue des vieilles recettes coloniales ?
Terrain d’expérimentations tactiques et technologiques de tout ordre, cette « campagne d’Afghanistan » se rejouera-t-elle au Mali ? Quel type de narco-État la coalition laisse-t-elle derrière elle ? Comment garantir l’avenir d’un pays où tout est désormais possible, de l’espoir d’une vie meilleure au cauchemar du retour des taliban ?
En croisant de multiples sources et les témoignages d’acteurs de cette guerre, Jean-Charles Jauffret nous livre un remarquable essai d’histoire immédiate.
Professeur d’université en histoire. Professeur d’université à Sciences Po Aix, chaire d’histoire de la défense, où il dirige le master de recherches "Histoire militaire comparée, géostratégie, défense et sécurité". Il publie La guerre inachevée. Afghanistan, 2001-2013, Paris, éd. Autrement, 2013.
[1] Cet article reprend en l’actualisant une partie et chapitre 6 et la conclusion de notre second ouvrage sur l’Afghanistan, La Guerre inachevée, Afghanistan 2001-2013, Autrement, avril 2013, 346 p., p. 200-204 et p.277 à 284.
[2] Cette appellation est le pluriel de « taleb » (instruit, dans le sens coranique) et ne prend donc jamais de « s ».
[3] Henry Kissinger, « A strategy for Afghanistan », The Washington Post, 26 février 2009, p. 1-3. ; ibid. 8 juin 2011, p. 1.
[4] Jean d’Amécourt, Diplomate en guerre à Kaboul. Les coulisses de l’engagement de la France, Robert Laffont, janvier 2013, 364 p., p. 333. Ancien ambassadeur de France à Kaboul d’avril 2008 à janvier 2011, Jean d’Amécourt se désole, comme son successeur, Bernard Bajolet (déclaration du 23 avril 2013) de l’aveuglement de la communauté internationale dans la phase, bâclée, de transition entre 2012 et 2014 qui verra le départ des contingents de la coalition.
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Date de publication / Date of publication : 9 juin 2013
Titre de l'article / Article title : Afghanistan : l’impossible conférence sur la sécurité
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Après 40 ans de conflit quasiment ininterrompu depuis le coup d’Etat de Daoud en 1973, les Afghans manifestent un immense sentiment de lassitude, de rejet de la violence. Seront-ils entendus, et les femmes en particulier ? Au départ des coalisés, fin 2014, faute de solution diplomatique globale et de garanties internationales sur la sécurité, le destin du pays de l’insolence sera entièrement entre les mains des Afghans…
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