Géopolitique de la Chine. Voici une vaste réflexion sur la paysannerie chinoise. Les auteurs présentent successivement L’héritage et le redémarrage du monde rural chinois ; Le prix de la production : les dégâts du progrès ; Paysans chinois et mondialisation. Un propos structuré et documenté.
La Chine est l’un des plus vieux pays agricoles du monde. 5 000 ans avant notre ère, elle pratiquait déjà, du moins dans la région du bas Yangzi, la riziculture inondée qui exige canaux, digues, élévateurs d’eau et, donc, une organisation communautaire, peu répandue ailleurs…
1. Le Temple du ciel : les travaux et les jours
La Chine est l’un des vieux pays ruraux du monde. On peut et on doit visiter aujourd’hui, à Pékin, le Temple du ciel, l’endroit où l’empereur en personne jeûnait, priait et intercédait, entre ciel rond et terre carrée, pour que les récoltes soient bonnes. La prospérité et la paix sont au cœur même du mandat du ciel qui légitime le pouvoir impérial. S’il advenait que ce ne fût pas le cas, la révolte pourrait éclater et y mettre fin.
Depuis les temps les plus reculés de la Chine ancienne, en effet, les nong, les paysans, les fermiers, constituent la véritable armature de la nation chinoise. Cultivant essentiellement le blé au nord et le riz au sud, ce sont leurs travaux au fil des jours qui nourrissent les villes, les palais et les soldats du pays qui doivent les protéger des rudes nomades du nord, toujours prêts à fondre sur eux et sur leurs richesses… En outre, ils payent leurs dus aux propriétaires qui leur louent les champs…
En dépit de progrès techniques déjà admirables, (dès l’époque Han, sillons et talus ont révolutionné le labourage), l’eau est le grand défi : sécheresses catastrophiques et inondations dramatiques obligent à pratiquer une irrigation performante. Le grand historien Fernand Braudel n’évoquait-il pas une Chine, « tyrannie hydraulique » ? Les grands canaux sont, avec la grande muraille de Chine et les routes, les grandes réalisations des paysans soumis, après le labeur des semailles et des moissons, à un travail gratuit et obligatoire qui s’appellerait corvée en Occident. La Chine est, par excellence, et depuis toujours, le pays des travaux publics.
Très nombreux, les enfants fournissent une main d’œuvre abondante, ce qui, sans doute, a dispensé le pays d’un esclavage organisé à grande échelle (différence avec l’Occident méditerranéen). A l’époque des empereurs Tang, la pratique du repiquage du riz, des faucilles de pierre et de l’outillage en fer constituent de nouveaux et importants progrès techniques. Vers 619-624, est établie « la méthode de répartition équitable des terres ». Les paysans doivent vivre ainsi et payer l’impôt. Ils se voient attribuer des lots permanents et des lots précaires qui ne peuvent rester dans la famille. Puis le système se dégrade, les familles tentant d’échapper à l’impôt, un nouveau système est mis au point à la fin du XIIIème siècle : l’impôt « double », qui doit être payé au printemps et à l’automne et qui est assis sur les récoltes…
2. De la Chine en déclin au maoïsme nationaliste et paysan
Du XIIIème au XVIIIème siècle, le sort des paysans ne s’améliore guère. Ils s’acharnent pourtant à améliorer sans cesse la culture du riz, plante qui a les plus forts rendements à l’hectare et permet par conséquent de nourrir une nombreuse population. Des espèces précoces importées du Vietnam autorisent deux récoltes annuelles dans le bassin du fleuve Bleu, le grenier du pays. Malheureusement, les propriétaires des terres, qui résident en ville, veulent toujours davantage de revenus et leurs intendants (ganpu) exigent toujours plus des travailleurs ruraux paupérisés et dont les liens avec leurs propriétaires-rentiers se tendent dangereusement. De surcroît, les catastrophes naturelles (inondations, sécheresses, tremblements de terre) ajoutent aux risques de famines, au point que, en 1406, parait un « Précieux Herbier pour la survie en cas de Disette », à l’efficacité forcément limitée…
Cependant, la population augmentant rapidement, la dynastie des Qing encourage l’installation des paysans Han vers les régions périphériques : Xianjiang, provinces du sud (Guizhou, Guangxi ou Yunnan) et même à Taïwan et à Bornéo … non sans conflit avec les autochtones… Au moment où la Chine subit les entreprises occidentales, les cultures vivrières reculent au profit de cultures commerciales comme le thé, le coton et même l’opium ! Tout se conjugue pour aggraver le sort des paysans : morcellement des terres, fardeau des impôts, usure, routine, insécurité, humiliations dues aux concessions faites aux étrangers. Depuis sa capitale, Nankin, Hong, le chef des révoltés Taïping (secte de « la Grande Pureté ») promet la terre aux paysans et menace Pékin. Ayant aidé le gouvernement impérial à rétablir l’ordre de façon impitoyable (1864), les Européens obtiennent des privilèges hors normes.
Alors que la Révolution soviétique est ouvriériste et internationaliste, la Révolution chinoise est plutôt d’essence paysanne et nationaliste. Mao Zedong est lui-même issu de parents paysans du Hunan. La Longue Marche, qui consiste à échapper aux nationalistes et aux Japonais, est déjà conforme à sa future théorie de l’encerclement des villes par les campagnes. Copiant d’abord l’URSS, la loi fondamentale de 1950 élimine les grands propriétaires au profit des familles paysannes qui ont faim de terre. Progressivement, de 1951 à 1958, ces terres sont néanmoins regroupées en « coopératives d’entraide » puis en « coopératives socialistes ». A Dazhaï, une brigade de production agricole commence dès 1952 de grands travaux pour aménager les flancs de montagne en terrasses, transformant ainsi Dazhaï en « premier village de Chine », modèle du collectivisme et à ce titre étape obligée de tous les cadres du parti. En 1958, naissent 26 000 communes « bourgeons du socialisme ». Dans cette véritable collectivisation de l’agriculture, chaque commune, riche de 2 000 à 7 000 familles sur 4 000 à 4 500 hectares est encadrée tant sur le plan technique que sur le plan politique. Elle assure à chacun nourriture, vêtement, logement, soins médicaux et, même, sépulture.
Le grand timonier pense qu’il faut maintenir, le peuple chinois dans ses villages, le fixer. D’où le fameux passeport intérieur, le célèbre hukou sans lequel aucun chinois ne peut devenir un réel citadin. Cela reflète sans doute tant la crainte de récoltes insuffisantes que celle de la déstabilisation politique… L’idée d’une Chine autosuffisante (« marcher sur deux jambes » (l’agriculture et l’industrie), « compter sur ses propres forces » débouche vite sur la catastrophe du « Grand bond en avant » lancé en 1957. L’acier des petits haut-fourneaux villageois est de qualité très médiocre. Surtout, avec, en plus, les travaux de reboisement, d’hydraulique agricole et les ateliers ruraux, ils ont détourné les paysans du travail de la terre. Il s’ensuit une grande famine et « trois années noires » (1959-1960-1961) que le pouvoir veut masquer aux yeux de l’étranger : avis de décès et brassards de deuils sont interdits pour ne pas attirer l’attention des observateurs... Certains évoquent plusieurs dizaines de millions de morts.
Pendant la « Grande Révolution culturelle et prolétarienne » qui doit permettre à Mao de se débarrasser de ses rivaux et de ressaisir le pouvoir, les « bourgeois », cadres et intellectuels (30 millions ?) sont envoyés pour être « rééduqués » à la campagne. Celle-ci demeure donc, aux yeux du pouvoir, le cœur et la source de l’éternelle identité chinoise….
3. Deng Xiaoping : changer plutôt que bouleverser
Le « petit timonier » est, lui aussi, d’origine rurale, de la province du Sichuan, au cœur du continent chinois. Nationaliste comme Mao, il s’en différencie profondément en mettant l’étranger au service du national, en ouvrant la Chine et, surtout, en préférant la réforme qui transforme plus le pays que la révolution qui ne fait que le bouleverser. Entamée, de fait, dès les années 1970, épaulée par la solide Banque agricole de Chine, la décollectivisation des campagnes est achevée vers 1982. Les communes populaires sont supprimées. Ce sont désormais, des familles qui exploitent la terre qui, cependant, appartient toujours à l’Etat. Les baux sont d’une durée de dix à quinze ans. Les exploitants doivent livrer à l’Etat une partie de leur récolte à un prix déterminé et disposent du reste sur le marché. A partir de 1993, toutes les ventes se font au prix du marché. Dans les années 1980, le secteur agricole a contribué de façon importante à la nouvelle croissance chinoise, puis de nouvelles difficultés sont apparues : le prix excessif des intrants (énergie, engrais, produits phytosanitaires ou vétérinaires, pièces mécaniques), des prix de livraison trop faibles, le morcellement des terres, le poids des impôts et des taxes. Si bien que les paysans rejoignent, quand ils le peuvent, les milliers d’activités auxiliaires et les entreprises rurales. Pire, ils constituent une population flottante qui tente, pour survivre, sa chance en ville où elle constitue une réserve de main d’œuvre.
La Chine est, à l’égal des Etats-Unis la grande puissance agricole du monde, comme l’atteste son premier rang dans les domaines de production de céréales, de légumes frais, de viande de porc, canard et poulet, de la pêche, du thé et du coton, entre autres.
1. Chine et stress hydrique
La Chine est un pays où il y a trop d’eau ou pas assez. Le premier problème lié à l’eau est celui des divagations dévastatrices de ses fleuves, le fleuve Jaune, surnommé « le chagrin de la Chine » et le fleuve Bleu qui a encore dévasté son bassin en 1991. Le barrage des Trois gorges a comme enjeu de le contenir, de faire remonter la croissance du littoral vers l’intérieur du pays et de produire une part importante de l’électricité nationale. Mais ces grands travaux sont contestés : glissements de terrain, fuites d’eau et, surtout, déplacement de deux millions de personnes, souvent d’origine paysanne, dont une partie alimente l’exode rural.
Si la Chine du centre et du sud, subtropicale et tropicale, est bien arrosée, en revanche, le nord du pays est sec, voire aride, d’où les projets qui consistent à ramener l’eau du sud vers le nord : au niveau des contreforts du Tibet et à celui du bas fleuve Jaune vers Pékin, via le canal impérial. La Chine, surtout celle du nord, a soif. Le désert se rapproche de la capitale, où l’eau n’est pas toujours bien gérée et bien affectée (stations de ski nouveaux golfs…) On peut comprendre que, dans ces conditions, elle n’est pas prête, parmi bien d’autres raisons géopolitiques et géoéconomiques, à se laisser disputer le Tibet « le château d’eau » de l’Asie ! Il n’empêche. Selon Yang Yong, géologue et militant écologiste de Chengdu, « la pénurie d’eau est structurelle. La guerre de l’eau le sera bientôt aussi ». La Chine ne dispose que de 8 % de l’eau douce du monde, pour 20% de la population totale. Le scientifique est particulièrement soucieux de l’assèchement des lacs dans le bassin du Yangzi que le programme qui consiste à « ramener l’eau du sud au nord » ne peut qu’aggraver, tandis que les sécheresses peuvent toujours, comme aux Etats-Unis ou en Russie, compromettre les récoltes de blé.
2. La raréfaction des greniers et des jardins
Disposant actuellement de 20% de la population mondiale, mais seulement de 8% des terres arables de la planète, la Chine a toujours eu, parmi ses objectifs premiers, le souci de nourrir son abondante population. Malheureusement, ses greniers se raréfient, sous l’emprise de villes multimillionnaires et tentaculaires (Pékin et Shanghai sont des agglomérations de plus de vingt millions d’habitants, l’agglomération de Chongqing approche les trente-cinq millions d’habitants, Shenzhen, près de Hongkong, de 17). En outre, les zones résidentielles et industrielles, ainsi que les infrastructures gigantesques (ports, aéroports, autoroutes, voies ferrées), se multiplient. Ce grignotage et ces mitages ne font-ils pas comprendre pourquoi la Chine, comme d’autres pays (Japon, Corée du sud, pays arabes du Golfe recherche et loue des terres dans les « trois A » (Asie, Afrique, Amérique latine) ? Il faut signaler que la terre chinoise, qui appartient toujours à l’Etat, est trop souvent arrachée à ceux qui la cultivent par des fonctionnaires locaux et provinciaux, plus ou moins corrompus, qui la vendent à des sociétés immobilières qui spéculent. Les incidents de Wukan, en 2012, ont encore révélé une violente confrontation entre les autorités et les villageois. « La société chinoise (même rurale), soulignait Paul Claudel, est en état de friture perpétuelle ». Ces « incidents de masse » ainsi qualifiés par le pouvoir, ont eu tendance à se multiplier ces dernières années.
3. L’enjeu environnemental : épuisement et empoisonnement
Soumises à un impératif de rendement, la Surface Agricole Utile (SAU) chinoise, qui se rétracte toujours plus, se dégrade de façon inquiétante sous mille assauts . Près des littoraux, le tassement des terres, dû aux constructions, abaisse leur niveau, favorisant leur salinisation, faisant écho à l’ensablement et à l’érosion éolienne des régions situées au nord de Pékin. Surtout, la pollution des eaux, des sols (présence catastrophique de métaux lourds et de mercure) gagne toujours plus. En Mongolie intérieure, qui a déjà subi les ravages des chèvres cachemire, l’exploitation des terres rares est à l’origine d’effluents qui se répandent dans les eaux et les lacs, tuent les plantations et empoisonnent les animaux comme les hommes.
Dans tout le pays, bien des contrées ne fournissent plus d’eau potable, Il a été récemment souligné que la pollution industrielle aurait déjà contaminé de trop nombreuses rizières (mercure, plomb ou arsenic)… Dans ces conditions, les Chinois ont de moins en moins confiance dans leurs industries agro-alimentaires, au risque de favoriser les importations étrangères, occidentales, en particulier, aux normes plus contraignantes et davantage respectées. La paysannerie chinoise subit les revers du « miracle » chinois et ses effets désastreux.
1. Fin de la paysannerie chinoise ?
La politique de l’enfant unique a déjà 33 ans et commence à faire sentir ses effets. En 2011-2012, et pour la première fois dans l’histoire de la Chine, la population des villes égale celle des campagnes, ce qui est un fait considérable ! La raréfaction de la main d’œuvre et son rapide vieillissement vont avoir des conséquences immenses. L’exode rural bat son plein. Environ 200 millions de mingong, laissant leur enfant unique à leurs grands parents, ont vendu leurs bras et leurs mains à l’atelier du monde. Ils ont obtenu des augmentations de salaires de 20% par an (la main d’œuvre se faisant plus rare) ces trois dernières années dans un pays ou l’inflation est assez vive. Quelques-uns ne reviennent plus à l’usine après les congés du nouvel an chinois, la misère à la campagne est différente de celle de la ville et le gouvernement, via les entreprises rurales, tente de diffuser la croissance partout, au prix de nouvelles infrastructures. Le système du hukou, (sorte de passeport intérieur), non encore démantelé, fait de ces travailleurs des exilés dans leur propre pays, sans droits sociaux et sans écoles en ville pour leurs enfants.
Cependant la situation évolue, le gouvernement commence à miser sur eux, future classe moyenne. Mais quel sera l’impact réel du ralentissement de l’économie mondiale et de la diminution programmée de la population de la Chine ? Ce qui est certain, c’est que l’écart moyen entre les revenus ruraux et le revenus citadins est de un à trois et peut être encore plus ample. Bientôt des campagnes moins pleines d’habitants ? Ceux qui restent cultivant des terres remembrées au parcellaire agrandi ? C’est que la diffusion des nouvelles technologies (un milliard de téléphones mobiles et 600 millions d’internautes), autorisent, de la part des nouveaux ruraux, à l’instar des autres travailleurs, de nouveaux arbitrages… au détriment des campagnes. Même si le XIIème plan quinquennal se préoccupe des ateliers et des infrastructures du pays profond.
2. Multinationales d’ici et de là-bas
Dans cette fin vraisemblable d’une économie extensive, fondée sur la surexploitation des ressources naturelles et humaines (mode très soviétique), la Chine risque de devenir plus dépendante du commerce mondial et de la loi des avantages comparatifs. Elle s’emploie à préserver ou à se procurer de nouvelles ressources. Elle mise, par exemple, sur la pomme de terre pour se préserver de pénuries alimentaires. Elle investit sur la tomate, le fruit le plus consommé au monde (fraiche ou cuite, sous forme de jus ou de sauce ketchup). Une entreprise chinoise a racheté dans ce domaine la PME familiale et provençale, Cabanon… Au Yunnan, dans le sud du pays, on mise même sur de futures usines d’insectes pour nourrir les Chinois (entomophagie).
Des exemples concernent le domaine des boissons : le thé, l’eau, le lait, la bière et le vin. Boisson la plus consommée au monde après l’eau, le thé est, naturellement, l’un des vecteurs du commerce et de la culture chinoise. Cependant, il n’est pas toujours à l’abri de défaillances sanitaires. Le traitement et le négoce de l’eau à boire font les beaux jours des groupes français, Suez et Veolia, qui traitent volontiers avec les plus grandes municipalités chinoises. En revanche, on connait les déboires du groupe Danone. Son associé Wahaha l’ayant évincé du marché domestique chinois de l’eau minérale, plate ou gazeuse et des produits laitiers, sur fond de litiges concernant la propriété industrielle et technologique.
La bataille du lait
La question de la qualité du lait en Chine est plus qu’emblématique. Le scandale du lait à la mélanine a éclaté le 16 juillet 2008 et a pris de l‘ampleur juste après les Jeux Olympiques. 294 000 enfants furent malades, 54 000 hospitalisés et 6 sont morts. En 2012, le lait frelaté fait toujours des victimes en Chine et concerne presque tous les géants du lait. Le groupe Yili, le premier, a dû rappeler, au mois de juin 2012, du lait en poudre pour enfants contenant du mercure. Le numéro 2 chinois, le groupe Mengniu (« la vache mongole ») promet d’investir dans des fermes de grande taille. Le troisième groupe, par la taille, Guangming rend plus sévère ses standards de qualité. Le combat n’est pas encore gagné, loin s’en faut. La Chine compte 200 millions de petits fermiers, alors qu’elle manque de 100 000 à 300 000 inspecteurs sanitaires, ce qui demandera du temps et des moyens pour les former. Plus grave : alors que l’Union européenne ne tolère, par exemple, que 400.000 cellules somatiques par millilitre, et les Etats-Unis, 750 000, la Chine, redéfinissant ses normes en 2010 a opté pour 2 millions de cellules. Le gouvernement, écartelé entre le lobbying de l’industrie et le souci de ne pas abandonner les fermiers les plus faibles (non contrôlés dans les régions les plus isolées), est accusé de laisser les standards de qualité régresser, suscitant la colère des consommateurs. Les plus aisés et les plus informés s’orientent vers des produits « bio ». Le Gouvernement a importé des laitières australiennes ou néo-zélandaises. Le groupe d’Etat, Bright Food fondé à Shanghai en 2006, a tenté de racheter le Français Yoplait, tandis qu’un autre groupe, Synutra a décidé d’investir à Carhaix, en Bretagne, au cœur de la première région laitière européenne, dans une usine de production de lait infantile dont les produits finis seront expédiés en Chine. L’objectif est de sécuriser la matière première et les zones d’approvisionnement et de jouer la parfaite traçabilité. Ce groupe est côté au NASDAQ (Bourse de New York). Malgré bien des problèmes, on peut mesurer la prise de conscience et l’ampleur de l’évolution en cours en Chine : restructuration et internationalisation.
L’enrichissement de la Chine est visible au niveau de son intérêt pour le cognac et pour le vin français. En ce qui concerne le vin, sa consommation est le signe visible de la réussite sociale. C’est un marqueur. Le pays aménage son propre vignoble. Surtout, Bright Food, conglomérat d’Etat chinois, a pris, en 2012, le contrôle du négociant bordelais Diva, l’un des plus importants des 300 négociants du plus grand des vignobles français, tandis que le château de Gevrey Chambertin et ses deux hectares de vigne, a été vendu, malgré l’opposition des vignerons bourguignons à un homme d’affaires chinois. Aujourd’hui la Chine, déjà cinquième puissance viticole du monde, entend devenir la troisième… et, pour la première fois, s’empare d’un grand crû de Saint-Emilion…
Cochons et couvées…
Le porc est un animal d’origine chinoise. Ses plus anciennes traces apparaissent dans le bassin du fleuve Jaune vers 9000 avant Jésus-Christ. La cuisine chinoise est l’art d’accommoder les restes, elle permet la consommation maximale de presque tout l’animal, alors que la Chine dispose de la plus grande porcherie du monde (comme du plus grand poulailler, aussi). Mais il y a beaucoup de « cochonneries » dans ses cochons, un énorme souci de qualité, la viande de beaucoup de ces animaux comportant trop souvent des résidus de vaccins, des antibiotiques, des colorants, des promoteurs de croissance et des métaux… Aujourd’hui, l’augmentation du niveau de vie en Chine se traduit par une plus grande consommation de viande et de produits animaux qu’il faut nourrir (80% des protéines d’origine animale ingérées par les Chinois proviennent surtout du porc et des volailles). Si bien que la Chine est contrainte d’acheter à l’étranger toujours plus de blé, de maïs et de soja (à des pays comme la France, mais, surtout, aux Etats-Unis, au Brésil et à l’Argentine). En Chine même, la culture du maïs est responsable de l’épuisement des nappes phréatiques et des difficultés des petits agriculteurs
3 . Ressources, prix et société sous tension
La situation agro-alimentaire chinoise risque donc de se fragiliser. Dans ce vieux pays, rural depuis toujours, le dirigeant Deng Xiaoping a donné la priorité à l’industrie. D’ailleurs, les prix agricoles se sont avérés moins rémunérateurs pour les producteurs, dès les années 1980. Les événements de la place Tien An Men (1989), aux origines complexes, certes, sont survenus dans un contexte d’inflation et de prix tendus, toujours difficile pour les couches populaires. L’inflation traduit une sorte de rivalité dans l’accès à des biens convoités mais raréfiés. L’un des grands paradoxes de la Chine contemporaine, c’est que sa société, très égalitaire sous Mao Zedong soit devenue, par le choix de « l’économie socialiste de marché », l’une des plus inégalitaires du monde. Non seulement entre les campagnes et les villes (rapport de un à trois au moins), mais au sein même des campagnes. Un paysan chinois a des chances de gagner deux fois plus en travaillant dans une zone urbaine plutôt que de continuer à cultiver une parcelle agricole dans son village. Une récente enquête du Centre d’études rurales chinoises estime que les différences de richesse au sein des campagnes atteignent un niveau dangereux, faisant craindre de « possibles déstabilisations sociales ».
Les terres et les hommes de la campagne chinoise semblent donc arriver à saturation dans leur capacité à soutenir l’expansion nationale. Il y a plus grave encore : les préoccupations de la Chine croisent un monde qui devra nourrir 9 milliards d’hommes en 2050. A cette époque, les plus grandes puissances démographiques du monde seraient les suivantes selon des prévisions démographiques : Inde (1 500 millions), Chine (941), Nigéria (730), Etats-Unis (478), Tanzanie (316), Pakistan (261), Indonésie (264) et Congo (212).
Bataille mondiale pour les terres arables
C’est dire que l’accès au marché mondial agro-alimentaire risque d’être réservé aux plus puissants et aux plus organisés. La Chine, malgré ses limites, n’est pas condamnée pour autant, si elle maîtrise son vieillissement par un minimum de rajeunissement. Elle détient la plus grande surface agricole du monde, avant l’Australie et les Etats-Unis. De sa capacité à évoluer de façon qualitative sur le plan rural et agricole, dépend son développement futur et l’avenir du monde. Les nouveaux dirigeants, urbains et ingénieurs sauront-ils le comprendre en remembrant la Chine avec prudence et en intégrant véritablement les laissés pour compte de l’expansion ? Le pays pourrait compter, dans une dizaine d’années, 220 villes de plus de un million d’habitants !
Il n’empêche, la Chine, comme le Japon, la Corée du sud, les pays arabes du Moyen-Orient, non seulement, loue des terres, mais elle a une caractéristique supplémentaire : un certain nombre de ses paysans, souvent originaires de Manchourie, vont travailler en Sibérie… de façon à combler le manque de bois ou de soja de leur pays
Sous la pression de désastres écologiques et consciente des menaces, la Chine, devenue une grande puissance scientifique, expérimente de nombreuses techniques très en pointe, souvent en collaboration avec les Etats-Unis. Aujourd’hui, une approche quantitative de l’agriculture, nécessaire, n’est plus suffisante. Le premier ministre éthiopien, par exemple, appelle de ses vœux, « une économie verte climatiquement résiliente ». Sinon, il faut craindre une dangereuse conjonction de jacqueries sur l’ensemble du territoire national, menaçant le pouvoir. De nouveaux travaux herculéens à la chinoise sont à prévoir pour, selon Joêl Ruet, du CNRS, inventer une agriculture à la fois productive, verte et sociale… Sans oublier que, dans l’histoire chinoise les changements de pouvoir et de dynastie ont, le plus souvent eu, comme origine, le mécontentement des paysans et des gens de la campagne chinoise…
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. Voir l’article d’Ivan Sand, La politique intérieure chinoise dépasse ses frontières
Professeurs agrégés de l’Université. Claude Chancel est professeur de géopolitique à Grenoble Ecole de Management. Axelle Degans est professeure d’histoire, de géographie et de géopolitique en classe préparatoires économiques et commerciales, intervenante au festival de géopolitique de Grenoble.
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,Date de publication / Date of publication : 16 janvier 2013
Titre de l'article / Article title : La paysannerie chinoise : talon d’Achille de la Chine émergente ?
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Géopolitique de la Chine. Voici une vaste réflexion sur la paysannerie chinoise. Les auteurs présentent successivement L’héritage et le redémarrage du monde rural chinois ; Le prix de la production : les dégâts du progrès ; Paysans chinois et mondialisation. Un propos structuré et documenté.
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